La CGT, par une lettre signée de son secrétaire général, M. Philippe Martinez, datée du 14 mars dernier, a décidé de ne pas participer aux réunions entre patronats et syndicats dans le cadre de cet « agenda social et économique autonome » proposé par M. Geoffroy Roux de Bézieux le 16 février dernier (voir ici).
Le Medef avait proposé aux organisations syndicales et patronales, de discuter – seul ce mot était utilisé dans la lettre de M. Roux de Bézieux – de différents « sujets concrets », dans l’objectif, écrivait-il, « d’entamer une nouvelle approche du dialogue interprofessionnel social et économique », aux fins de démontrer « que le dialogue social est utile, que le paritarisme peut être renouvelé, et qu’il permet d’accompagner les entreprises dans la gestion des transitions. ». Le Medef entendait ainsi ne pas s’enfermer dans un calendrier et dans des thématiques que lui dicterait la puissance publique, celle-ci, par la voix de M. Jean Castex, Premier ministre, appelant les partenaires sociaux à s’engager dans un nouveau cycle de concertation, via des conférences sociales (lire ici). Les épisodes précédents – le thème de négociation est imposé, le résultat est défini à l’avance, le calendrier est fixé – ont quelque peu irrité le Medef et la plupart des organisations syndicales.
Huit « thèmes de discussion » étaient cités par le Medef :
- Évaluation de la loi du 5 septembre 2018 sur la formation professionnelle ;-
- Améliorer et renforcer la justice prud’homale ;
- Mise en place d’un organisme paritaire de gestion de la branche ATMP ;
- Comment promouvoir la mobilité sociale dans le monde professionnel ?
- Gouvernance des groupes paritaires de protection sociale ;
- Intelligence artificielle et emploi : décliner l’accord européen du 22 juin 2020 sur le numérique ;
- Transition climatique et énergétique dans l’entreprise ;
Suite à la première rencontre le 9 mars 2021, le Medef avait proposé d’ajouter à cette liste le thème de l’insertion professionnelle, et d’élargir le thème de la mobilité professionnelle aux « salariés de la 2ème ligne ». Etait également proposé un calendrier de réunions sur 2021 et 2022 (lire ici).
La CGT avait participé à cette première séance du 9 mars, après avoir adressé par courrier au Medef une série de propositions portant sur « les relations donneurs d’ordres sous-traitants » et « la résorption de la précarité, afin d’arrêter l’utilisation abusive de main-d’œuvre précaire », le premier thème pouvant déboucher, écrivait le communiqué de la CGT, sur un ANI, accord national interprofessionnel (le texte ajoutait : « à tout le moins, il est nécessaire d’aboutir à des préconisations fortes ») et le second thème, sur des « accords possibles dans les branches professionnelles ».
Las, le 14 mars 2021, M. Philippe Martinez adressait une nouvelle lettre à M. Roux de Bézieux, arguant de nombreuses « demandes syndicales non prises en compte : les salaires, l’égalité professionnel et salariale entre les femmes et les hommes, les conditions d’accès à l’emploi pour la jeunesse, la transparence des aides aux entreprises. » et se concluant ainsi :
« A la lecture de votre relevé de décision (…) et de votre nouvelle proposition d’agenda social et économique, force est de constater que nos analyses et priorités divergent puisque vous confirmez globalement vos propositions initiales en modifiant uniquement le séquençage des sujets à traiter. Vous comprendrez que dans ces conditions nous ne participerons pas à ces discussions ».
L’article du journal Les Echos qui rend compte de ce refus de participer au cycle de discussions note que cette « politique de la chaise vide » n’avait jamais été affirmée « avec un tel systématisme ». Certes, il y eut des précédents : le boycott des vœux du Président Nicolas Sarkozy en janvier 2011 par Bernard Thibault (« La CGT refuse d’apporter son concours à ce simulacre » ; lire ici), le refus de Philippe Martinez d’assister à la Conférence sociale organisée par Français Hollande en octobre 2015 (« « Si on nous invite à une conférence sociale pour casser le code du travail, on n’ira pas » ; lire ici), le refus de se rendre à l’hôtel Matignon en janvier 2019 pour débattre du « Grand débat national » lancé par le Président Macron (lire ici).
Mais ces absences ne concernaient pas des processus de négociations – seulement une cérémonie de vœux, une information sur un dispositif public, une conférence non-décisionnelle – et ciblaient, à chaque fois, la seule puissance publique.
Le refus actuel de M. Martinez est d’une autre nature : il concerne un chantier de rencontres paritaires, sans la présence de l’État, et cible des thématiques qui, sans être au cœur des programmes revendicatifs des confédérations syndicales, impactent grandement la vie des salariés et ont une incidence sur le vivre-ensemble en société.
Pourquoi cette « politique de la chaise vide », alors que les prochaines réunions, consacrées à la formation professionnelle et à la transition écologique, traiteront de thématiques à propos desquelles (au moins pour la première) la CGT avait fortement travaillé, par exemple en portant l’idée d’une « sécurité sociale professionnelle » depuis… 2001 (lire ici) ?
Parce qu’il s’agit d’une réponse rationnelle de la CGT.
Mais cette réponse est problématique, et la rationalité de la décision de la CGT de ne pas s’associer au cycle de discussions-négociations proposé par le Medef risque fort de n’être qu’une rationalité de desperado, quand les probabilités subjectivement estimées faussent, dans l’imaginaire d’un acteur social acculé et affaibli, les probabilités objectives.
Je vais mobiliser ainsi la catégorisation proposée par Christian Morel dans un article publié dans la revue Négociations à l’automne 2016 (Les refus de négocier ; lire ici) et tenter de mieux comprendre, et l’attitude de la CGT, et le pari risqué que cela représente.
***
Le refus de négocier, écrit Ch. Morel , « n’est pas une attitude homogène. C’est un ensemble qui recouvre des stratégies et des tactiques extrêmement différentes tant par les motifs que par la forme. » Il distingue sept catégories :
« Le refus de négocier stratégique. L’acteur considère que le gain découlant de l’absence de négociation est bien supérieur à ce qu’il retirerait d’une négociation. (…)
Le refus de négocier moral. Il s’agit ici de ne pas négocier « avec le diable », tel qu’un génocidaire, un dictateur, un pédophile, etc. C’est une question de principe, même si la discussion peut apporter des gains non négligeables. (…)
Le refus de négocier épidermique. Deux acteurs, souvent plutôt individuels que collectifs, ne négocient pas pour la simple raison qu’ils ne peuvent pas « se voir » ou que l’un d’eux, animé par la colère, le ressentiment, que sais-je, ne supporte pas l’autre. (…)
Le refus de négocier culturel. De la même façon qu’il existe un âge de la négociation ou une culture moderne de la négociation, il faut peut-être identifier un âge ou une culture de la non-négociation (…)
Le refus de négocier sanitaire. C’est le refus du processus de la négociation et non le refus d’un accord, accepté dès lors qu’il est le fruit d’une interaction « stérile » (c’est-à-dire une situation où la sécurité, comme dans l’aéronautique, n’est pas mise en cause par des comportements et des processus polluants comme la recherche à tout prix d’un compromis) (…)
Le refus de négocier suicidaire. L’acteur est décidé à aller jusqu’au bout et à disparaître. Il n’envisage à aucun moment de discuter. D’ailleurs, il est souvent impossible d’entrer en contact avec lui. (…)
Le refus de négocier tactique. Ce n’est pas vraiment un refus de négocier. Il s’agit de faire croire à l’autre qu’il n’est pas question de transiger sur un sujet, pour être dans une position favorable ; alors qu’on a l’intention de lâcher en partie au bout d’un certain temps. C’est une méthode classique de négociation. »
La raison pour laquelle la CGT n’assistera pas aux rencontres inscrites à l’agenda autonome et paritaire proposé par le Medef correspond au motif stratégique : le gain d’une présence à la table de négociation est jugé nul, rapporté à celui estimé d’une absence.
Morel subdivisait cette catégorie en deux sous-ensembles, selon qu’il s’agisse d’un refus d’un acteur fort, « dans une position tellement favorable qu’il peut imposer à l’autre le résultat qu’il souhaite », ou du refus d’un acteur faible (il « est si faible qu’il considère que la négociation ne lui apportera qu’un gain minime et que la non négociation est plus intéressante » pour lui).
Ici, à l’évidence, il s’agit d’un refus de négocier d’un acteur faible. Plus exactement : son refus de discuter / négocier traduit un aveu public de faiblesse, ce qui impacte en profondeur la « rationalité » de sa décision.
Mais elle est rationnelle. Pourquoi ?
Le choix cégétiste découle d’abord de l’analyse que ce syndicat se fait de la situation sociale actuelle : un président contesté, décidant seul et souvent contre tous ; un gouvernement sur la défensive, débordé par un virus auquel nul stratège élyséen n’avait pensé ; un calendrier électoral resserré, avec une élection présidentielle dans un peu plus d’une année ; de nombreuses catégories socioprofessionnelles en colère, reprenant l’habitude de descendre dans la rue ; un paysage politique atomisé, avec des partis ne parvenant pas à traduire ce mécontentement social dans une offre politique attractive ; des élections prochaines dans les TPE-PME, avec l’enjeu pour la CGT de redevenir le premier syndicat français en audience électorale, etc.
Dans ces conditions, la CGT, compte tenu de son faible tropisme envers la négociation collective interprofessionnelle, a raison d’ignorer aujourd’hui la proposition du Medef : elle juge qu’il n’y a pour elle rien à gagner à s’asseoir à une table de discussion dont l’éventualité qu’elle devienne une table de négociation n’est pas à ce jour certaine…
Le refus stratégique de négocier est souvent lié à une action alternative jugée plus efficiente. Soit parce que celle-ci découle de la maîtrise de différentes ressources, ce qui procure à son détenteur un pouvoir certain, lui permettant, à la table de négociations, de passer outre l’obligation de devoir y concéder, soit parce que cette action alternative permet à celui qui la déploie de ne pas s’asseoir à cette table… C’est le raisonnement de Roger Fisher et William Ury et l’utilité de leur concept de BATNA, best alternative to a non-agreement : le négociateur estime avoir un plan B, qu’il peut à coup sûr déployer hors de la table de négociation pour aboutir à son objectif…
Quel est ce « plan B » de la CGT ? Il faut ici considérer cette BATNA plutôt comme une BATA, a best alternative « to a agreement », soit le meilleur scénario, non pas « en l’absence d’accord », mais pour ne pas faire accord… L’attitude cégétiste se comprend alors mieux : cela lui permettra d’être en permanence « sur le terrain », libre de tout engagement, organisant des journées d’action et des débrayages dans quelques entreprises-clés, et se dictant son propre agenda. Même peu réussies, ces journées d’action lui seront profitables…
Car refuser de cheminer avec le Medef pendant deux ans, jusqu’à fin 2022, sur divers sujets possibles de discussion / négociation, c’est tenter de saper la démarche d’acteur social autonome de ce dernier. En organisant le 8 avril une journée nationale d’action sur la Santé (« Notre détermination reste entière » déclare le communiqué des trois syndicats y appelant, CGT, FO et CFE-CGC ; lire ici), après les journées d’action des 21, 26, 28 janvier, puis du 4 février 2021, et en refusant le cycle de réunions du Medef, la CGT adresse un message simple à ses partenaires / adversaires et à ses militants, assez classique, d’ailleurs , pour ce syndicat, en leur signifiant son pouvoir de nuisance, leur rappelant ainsi sa capacité à diviser le front syndical ou à démontrer que, pour elle, il y a plus à gagner « by striking than by negotiating ».
J’inverse ici la célèbre phrase de John Hicks, un économiste états-unien, s’efforçant de démontrer, dans Theory of Wages (1932), qu’il est plus judicieux pour un acteur social, compte tenu de sa double capacité à résister et à concéder, d’une part, et de la capacité de son interlocuteur à lui résister et lui concéder, d’autre part, et du fait qu’inévitablement, les forces et faiblesses des deux parties s’égalisant et que se dessinant, nécessairement, au croisement de ces deux capacités antagoniques, un point P de compromis, de « négocier plutôt que de faire grève »…
La CGT agit, en quelque sorte (l’image est osée mais heuristique), comme Ulysse s’attachant au mât de son navire (= ne pas assister au cycle de discussion) pour ne pas être tenté de se jeter à l’eau (= négocier un ANI, accord national interprofessionnel), car attiré par le chant des sirènes (= signer un « bon accord » et se montrer publiquement comme un syndicat capable de « ramener dans son escarcelle » des avantages substantiels aux salariés).
Pourquoi ce refus de discuter / négocier est-il jugé plus efficient ? Parce qu’il annule le coût d’entrée en négociation, le coût de s’y maintenir et le coût de conclure en concédant. Et la CGT a probablement raison de croire que le cycle de discussions ouvert par le Medef risque de ne pas muter en cycle de négociations, soit par les probables dissensions dans les rangs patronaux et/ou syndicaux, soit parce que le gouvernement de M. Castex tentera de garder la main, soit encore parce que l’objectif de M. Roux de Bézieux est peut-être moins de contracter avec ses partenaires syndicaux que de dissuader l’exécutif gouvernemental d’agir unilatéralement à son égard…
***
Jusqu’où cette stratégie cégétiste est-elle rationnelle ? Car Force ouvrière et la CFDT ont adopté une tout autre stratégie, et il est utile de l’analyser.
La première a été fort critique, tout comme la CGT, à propos de la liste des thèmes proposés par le Medef. Dans sa lettre de réponse au Medef, Yves Veyrier, secrétaire général de FO, les énumérait ainsi (lire ici) :
« Nous constatons cependant que vous n’avez pas retenu certains des sujets qui nous importent, dont la question des salaires et de l’égalité professionnelle ou encore celle des chaînes de valeurs et de l’amélioration des droits de représentation collective des salariés, de la lutte contre les discriminations, harcèlements et violences au travail. »
Mais FO entend participer à ces négociations pour peser sur leur déroulement et sur leur résultat. L’éditorial de M. Veyrier du 24 février est clair à ce sujet (lire ici) :
« De ces sujets, mieux vaut que l’on s’en occupe plutôt que de subir les décisions des pouvoirs publics. Là encore, il s’agit d’aller négocier la part des richesses produites par l’activité des producteurs, les salariés, et redistribuée au salaire, direct et différé ! Négocier est le produit d’un rapport de forces. FO est et sera exigeante. »
La CFDT, de son côté, confrontée à la même problématique (les sujets mis sur la table par le Medef ne sont pas tous des priorités de ce syndicat), a accepté de s’inscrire dans ce cycle de rencontres, à la fois parce que cela correspond à son souhait d’ un « agenda social autonome », acté dans la résolution votée au Congrès confédéral de 2018 (« La CFDT est prête à s’engager dans la définition d’un agenda social et économique relevant de notre pleine et entière responsabilité. » ), et parce que cela lui permet, tactiquement, d’en ajuster le cours :
«La CFDT souhaite que notre premier échange nous permette à la fois de définir collectivement les thèmes, les priorités, les modalités et méthodes les plus adaptées afin d’aboutir à des résultats et faire la démonstration d’un dialogue social et économique utile » (Lettre de réponse au Medef de Laurent Berger le 24 février).
Même stratégie de la part de FO, par la voix de son secrétaire général : « Nous portons et porterons la nécessité que ces sujets fassent l’objet de négociations. »
L’hypothèse de Ch. Morel – le refus de négocier d’un acteur social traduit un aveu de faiblesse – est ici heuristique. Dans La Drôle de négociation (1991), il montrait qu’une trop grande asymétrie dans les pouvoirs respectifs des acteurs conduisait l’acteur vulnérable à « adopter une conception de la négociation mettant en cause les fondements du processus lui-même de la négociation ». Le choix cégétiste d’organiser dans la période d’incessantes journées nationales d’action, minoritaires et moquées par le gouvernement, se comprend alors aisément : cela fait apparaître la CGT comme un syndicat d’action, proche des préoccupations des salariés, n’hésitant pas à s’exposer, à contester pas à pas, etc. Mais…
Mais si semble logique le choix de la CGT de se retirer, avant qu’elles n’aient commencé, des possibles négociations avec les patronats, et que cela confirme son choix délibéré de délaisser l’outil « négociation collective interprofessionnelle » de son répertoire d’action collective, cette décision est néanmoins problématique…
Pour deux raisons : un, le second syndicat français se dérobe à son obligation de moyens (faire en sorte que le résultat d’une négociation collective soit favorable à ses mandants) alors que nul ne lui reprocherait, à l’issue du cycle de négociations et en vertu d’une impossible obligation de résultats, de n’avoir pu atteint la totalité de ses objectifs. Et deux, son absence le prive d’un quelconque levier sur tous les dossiers que vont ouvrir les organisations syndicales et patronales ces prochains mois ; elle ne pourra donc, ni se prévaloir auprès de ses militants d’avoir fait modifier des positions patronales, ni d’avoir été tenace et habile pour engranger quelques résultats…
Le pari de la CGT est donc risqué ; et le gain de court terme qu’elle peut retirer de sa désertion peut être amplement perdu si, d’aventure, s’ouvrait entre le Medef et les organisations syndicales des cycles de négociations débouchant sur des ANI substantiels. Il est vrai que le Medef a laissé la porte ouverte de sa salle de réunion pour y accueillir la CGT si elle le souhaite dans quelques mois. Mais l’histoire, dit-on, ne repasse pas les plats…