
Je clos ce mini-dossier sur « délibération et négociation de compromis » en commentant la tribune publiée avant-hier par Le Monde de Claude A. Garcia et Silvio O. Funtowicz, respectivement professeur de sciences appliquées à l’université de Berne (Suisse) et professeur de philosophie des sciences à l’université de Bergen (Norvège). Leur texte se termine ainsi « Apprenons à mieux décider ensemble. » Il débute par ces mots : « Il y a des problèmes simples. Il y a des problèmes compliqués et il y a des problèmes – comme la transition énergétique ou la réforme des retraites – qui sont des problèmes sournois. » Au mitan de l’article, on lit avec plaisir cette assertion : « En impliquant les parties prenantes dans le processus de décision (…), nous pouvons transformer la prise de décision collective et jeter les bases d’une nouvelle forme de débat démocratique. »
Leur tribune est intéressante à plusieurs titres. D’abord, elle entremêle avec justesse et cohérence diverses notions-clés, telles « problème », « décision », « délibération », « participation » et « démocratie ». Ensuite, elle enrichit notre connaissance des processus de décision en introduisant le concept de « problème sournois » (ou « problème vicieux », « problème malicieux », « problème pernicieux », etc., pour traduire wicked problem, notion forgée par Horst Rittel et Melvin Webber, tous deux théoriciens du design industriel et présentée dans leur article de 1973, Dilemmas in a General Theory of Planning, revue Policy sciences, 4-2, p.155-169 ; lire ici). Enfin, elle commente diverses difficultés dans la pratique de la participation citoyenne.
Un wicked problem est un problème posé par des phénomènes difficiles à analyser, comme la pollution, la démocratie, le numérique, l’aménagement du territoire, etc. Rittel et Webber identifient dix propriétés de ces « problèmes vicieux » : ils n’ont pas de définition claire ; leur connaissance est incomplète ; ils sont difficilement objectivables ou décomposables en éléments simples ; ils peuvent être décrits comme le symptôme d’autres problèmes ; la façon dont ils sont décrits détermine la liste de leurs solutions possibles ; ils appellent un nombre infini de solutions ; ces solutions ne sont ni vraies ni fausses, seulement bonnes ou mauvaises ; il n’existe aucun moyen de tester au préalable ces solutions ; les conséquences de ces solutions peuvent impacter fortement la vie des personnes concernées ; ils n’appellent pas de règle claire d’arrêt de décision.
Le lecteur en conviendra à l’issue de sa lecture de cette liste : le système des retraites en France est un (sacré) wicked problem !
Comment peut-on dès lors l’aborder ? Double réponse de Garcia et Funtowicz : un, en ne le traitant pas comme un problème simplement compliqué à résoudre, et deux, en l’instruisant via une délibération collective appropriée car renouvelée.
Car les affirmations sur le futur, notent-ils, sont contingentes ; et certains postulats sont indémontrables. Les quatre scénarios commentés dans le rapport du COR, le Conseil d’orientation des retraites, illustrent cette difficulté. Ils ont pour ambition, indique le rapport, « d’être suffisamment contrastés et raisonnables pour éclairer le débat ». Ce sont des projections libres, construites sur des hypothèses plausibles de taux de chômage et de productivité du travail salarié. À court terme, d’ici 2032, les dépenses sont supérieures aux recettes ; à long terme, « les dépenses de retraites ne dérapent pas, elles sont relativement maîtrisées », comme le précisait Pierre-Louis Bras, président du COR en janvier 2023. Même ambivalence du point de vue des recettes puisque le solde à long terme du système (en déficit, à l’équilibre ou générant des excédents) dépend surtout de choix politiques (comme la détermination du taux de cotisation des fonctionnaires, ou la réduction de leurs membres, ou la constance de son effort d’équilibration des comptes sur plusieurs années, etc. Hervé Le Bras, dans une tribune au journal Le Monde en février dernier (lire ici), considérait que l’espérance de vie prise en compte par le COR était surestimée et que « le déficit déjà modeste en 2027 (12 milliards d’euros) serait pratiquement résorbé pour la bonne raison que moins de progrès de l’espérance de vie se traduit par moins de personnes âgées ». Et, concluait-il en prenant en compte les cotisations des salariés migrants, « le problème du déficit des retraites disparaît quasiment, du moins à l’horizon 2030 ».
Autrement dit, le problème du financement de notre système de retraites appelle des solutions différentes dès lors qu’on priorise un équilibre des comptes sociaux dès 2027 ou à partir de 2032, ou qu’on raisonne en déficits cumulés sans les rapprocher du montant des réserves disponibles (« On parle d’un déficit qui va être là année après année. C’est 150 milliards d’euros sur les dix prochaines années », Mme Borne dixit) ou, en rapprochant les deux montants (« Cela ne génère pas de panique parce que, derrière, il y a des réserves d’un montant supérieur », Michaël Zemmour dixit). Comment trancher ? En ne tranchant pas, justement, en tous cas immédiatement ! Mais en dessinant des scénarios de trajectoires de déficits, soumis ensuite à la délibération citoyenne, de sorte que le décideur final – le gouvernement – choisisse une solution à l’aide de différents critères discutés lors de cette délibération, y compris ceux que ce gouvernement entend retenir.
L’idée, ici, est de fabriquer collectivement les éléments constitutifs de cette solution via la transparence des chiffres, l’examen de diverses hypothèses et la pesée de leur plausibilité, la confrontation argumentée des points de vue, etc.
« Lorsque les enjeux sont élevés et les incertitudes irréductibles ou non mesurables, lorsque les valeurs qui guident la décision sont contestées et que les décisions sont urgentes », Garcia et Funtowicz proposent « d’abandonner les approches classiques » et d’y substituer une autre manière de délibérer et de décider. Ils nomment cela « la science post-normale » – une curieuse expression, qui traduit imparfaitement à mes yeux la démarche inclusive qu’elle est censée décrire : « Il s’agit d’inclure d’autres voix – scientifiques, experts, décideurs, représentants de la société civile et membres du public – dans le processus de décision. Non pas pour construire un consensus probablement inatteignable, mais pour élargir la base de connaissances et d’expériences sur laquelle fonder les décisions. » Cette démarche délibérative renouvelée a été proposée, en France, par Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe dans un formidable opus, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, paru au Seuil en 2001 (lire ici), et sur lequel je m’appuyais pour construire mon cours de sociologie de la décision que je donnais dans différents départements d’ingénierie à l’INSA de Lyon entre 2010 et 2015.
Ces auteurs opposaient ainsi « la science confinée », tournée vers elle-même, à la « recherche scientifique de plein air », ouverte aux associations et aux individus qui s’y sont engagés. Ils y dessinaient les contours d’une démarche originale de construction collective de décisions à propos de wicked problems dont nous pourrions aujourd’hui nous inspirer. J’en rappelle les principaux éléments à partir de la table des matières de leur ouvrage (réédité en 2014, avec Yannick Barthe en coordinateur ; lire ici)
Il y a d’abord les (très) utiles notions de forums hybrides et d’espace dialogique des forums hybrides. Il y a ensuite les éléments de la démarche ; les sous-titres les explicitent : Explorations et apprentissages collectifs ; L’organisation des forums hybrides ; Participer à la formulation des problèmes ; Participer au collectif de recherche pour l’élargir et l’organiser ; La double exploration des mondes possibles et du collectif, etc. Il y a enfin une approche différente de la décision, dont rendent compte les titres d’autres chapitres : L’action mesurée, ou comment décider sans trancher ? ; Une nouvelle conception de la décision ; La démocratisation de la démocratie, etc.
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La feuille de route de ces prochaines années, d’ici 2027, est claire : poursuivre la réflexion théorique à propos de la « délibération démocratique de compromis » ; expérimenter, partout où cela est possible et nécessaire, des forums publics s’inscrivant dans cet effort délibératif et de construction collective de scénarios compromissoires ; rendre compte de ces initiatives, les valoriser et mutualiser leurs enseignements ; diffuser largement, par mille moyens et dans mille lieux, une culture de nouage de compromis en explicitant les techniques pour y parvenir, à partir d’exemples concrets et actuels (par exemple : la présence du loup dans le Vercors, la chasse à la glu des oiseaux migrateurs, les lacs collinaires et le pompage sauvage dans les cours d’eau, etc.) ; éditer un magazine « grand public » dont la ligne éditoriale serait celle d’une « pédagogie de la négociation collective » ; publier dès 2024 un Dictionnaire de la délibération collective de compromis, le promouvoir lors d’un colloque public à l’Assemblée nationale ou au Sénat, etc.
Je termine ainsi ce mini-dossier de blog sur un vœu : sur ce (beau) sujet de la délibération et de la négociation, que cent fleurs s’épanouissent et que cent écoles rivalisent…
Comme toujours, propos très clairs… Et après l’analyse pédagogique de questions complexes… Des propositions pragmatiques à mettre en œuvre… Alors mesdames messieurs les décideurs, vous vous y mettez… Réellement au lieu de pleurer sur ces français qui ne comprennent rien ?
Amitiés
Benoît Lille
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Bonjour Christian Thuderoz, j’aime beaucoup votre article, d’autant plus qu’il me suggère que le ‘travail’ tel qu’il est mis en avant dans le mouvement contre la réforme des retraites, constitue un ‘wicked problem’ répondant assez bien aux dix critères définissant ce dernier.
Alors, pourquoi pas une convention citoyenne sur le travail, réunissant, mettant en conférence, pour l’éclairer, des acteurs/experts des différentes dimensions du travail, travail prescrit (conception), travail vécu et travail réel (exécution) ?
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