« Il faut donc redessiner l’espace de la délibération collective en y intégrant les pratiques d’ajustement et de compromis propres aux espaces de négociation. Ce n’est pas une utopie ni une vaine trituration : cela existe près de chez nous, en Suisse et en Belgique, et cela se nomme une démocratie de négociation. Conjoindre négociation et délibération est probablement l’une des voies les plus sûres de sortie des crises sociales et institutionnelles contemporaines. » Ainsi se concluait mon billet précédent (lire ici). J’ajoutais : « À quoi ressemblerait concrètement cette délibération de compromis ? » Je tente, dans ce dernier billet de ce mini-dossier, quelques éléments personnels de réponse.

La notion – européenne – de démocratie de négociation a été forgée à la fin des années 1960 par deux politistes, l’un allemand (Gerhard Lehmbruch), l’autre hollandais (Arend Lijphart). Ils ont l’un et l’autre étudié, comme le résuma un politiste français, Olivier Giraud, dans un article publié dans la revue Négociations en 2009 (lire ici), « le cas de petits pays dont la démocratie est particulièrement stable et apaisée, et qui, cependant, présentent un niveau élevé d’hétérogénéité religieuse (Liban), linguistique (Belgique), linguistique et religieuse (Suisse), ou encore idéologique et religieuse (Pays-Bas). »
Par des analyses de l’histoire de ces pays, de leurs institutions et des cultures politiques qui y ont cours, Lehmbruch et Lijphart ont montré qu’il y était possible de « favoriser par des arrangements institutionnels mais aussi par la diffusion d’une culture du compromis, la résolution de clivages majeurs qui, dans d’autres contextes, occasionnent crises, violences et guerres ». Sont ainsi valorisés dans ces pays « la modération politique, le respect des minorités ainsi que le pouvoir et la capacité des élites à négocier et imposer des compromis dans les sociétés clivées. »
Quelles sont les principales caractéristiques politiques de ces « démocraties de négociation » – Belgique, Suisse, etc. ? Entre autres, les suivantes : le nuancement de la règle du vote majoritaire par la pratique d’arrangements préalables entre partis, groupes et communautés ; une culture et une habitude partagée du compromis, évitant toute dramatisation du jeu social et politique ; l’attribution de compétences politiques à des institutions et des groupes d’intérêts indépendants du pouvoir politique ; le partage du pouvoir entre différentes forces représentant des segments contrastés de la société ; des gouvernements formés à partir de coalitions politiques larges et stables, avec octroi d’un droit de veto à chaque partenaire ; et la présence de groupes sociopolitiques de force égale, aucun ne pouvant durablement se trouver exclu du jeu démocratique.
Il est donc illusoire de considérer que la France puisse s’acheminer un jour vers une telle « démocratie de négociation » : notre histoire sociale et politique est aux antipodes d’un tel modèle. D’autant plus qu’il y a de nombreux revers à la médaille… Ces démocraties font ainsi l’objet de sérieuses critiques : une opacité des choix et de la responsabilité de la prise des décisions ; un jeu politique structuré par les seules élites dominantes, négociant entre elles sans grande transparence leurs arrangements ; une certaine passivité des citoyens et une fermeture de l’espace politique aux groupes sociaux minoritaires, etc.
En étudiant de près ces démocraties de négociation, l’idée est moins de rêver de devenir une Suisse française que de réfléchir à ce que nous pourrions expérimenter chez nous en nous inspirant de certaines procédures délibératives et compromissoires qui y ont cours.
Parmi celles-ci : l’initiative populaire (un « comité d’initiative » rédige un projet de votation ; s’il est accepté par la Chancellerie fédérale, ses promoteurs ont 18 mois pour récolter au moins 100 000 signatures, qui sont ensuite validées par les municipalités. La votation populaire peut intervenir plusieurs mois plus tard après accord de la Chancellerie d’État) ou le référendum cantonal et communal (pour contester, par exemple, un acte législatif cantonal ou communal, avec une procédure voisine en termes de collecte de signatures de citoyens).
Ce qui est importe cependant est moins ces procédures délibératives en elles-mêmes que ce que leur mise en œuvre nécessite en termes d’ajustements et de mises en accord entre citoyens, administrations et responsables politiques (autrement dit : en termes de négociations et de compromis). Pour qu’il y ait une votation en Suisse, il faut en effet une série de mises en accord préalables : au sein du comité d’initiative populaire (pour écrire le texte de la pétition, par exemple) ; au sein de la Chancellerie fédérale (pour valider le texte proposé à la votation, pour l’organiser, etc.) et entre le Chancelier et le Président de la Confédération (compte tenu du thème de la votation, etc.) ; au sein des composantes politiques du gouvernement fédéral, etc. À ces instances et à ces individus négociant les modalités d’organisation de cette votation s’ajoutent celles et ceux chargés de mettre en œuvre son résultat – ce qui suppose, là aussi, pas mal d’ajustements et de négociations…
Nommons délibération démocratique de compromis ce type de co-construction des décisions publiques où, à chaque moment et pour chaque étape de cette délibération collective, se nouent des compromis entre les instances et les individus concernés. Ces compromis portent sur la méthode, sur le fond, sur les conséquences de la votation, etc. Ils sont nécessairement requis puisque sans eux la procédure démocratique elle-même ne pourrait être effective. Comment se justifient-ils ? Par un profond attachement des citoyens suisses à des institutions et des valeurs politiques originales : un gouvernement collégial, dont les sept membres doivent refléter la diversité politique, linguistique et démographique du pays ; un rôle prépondérant accordé aux lois fédérales et cantonales, votées directement par les citoyens ; le rejet d’un dirigeant politique providentiel, s’autorisant, une fois élu à imposer au pays des réformes qui n’auraient pas été au préalable débattues et validées par le suffrage citoyen ; le refus de faire prospérer une aristocratie politique composée d’individus se décrétant de « meilleurs gouvernants », etc.
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Comment s’inspirer de ces principes et expérimenter en France des séquences de démocratie délibérative de compromis ? Plusieurs tribunes d’experts ont abordé le sujet. On lisait ainsi ceci dans une tribune de Jean Garrigues, auteur de La République incarnée. De Léon Gambetta à Emmanuel Macron (Perrin, 2019) publiée par Le Monde en juillet 2022 (dont le titre vaut programme : Notre démocratie fatiguée suscite un besoin urgent de dialogue, de débat apaisé ; lire ici) :
« La demande sociale de délibération n’a cessé de se manifester depuis quelques années, que soit par le succès de la “démocratie participative” mise en avant par Ségolène Royal dans sa campagne de 2007, au moment des “Nuits Debout” en 2016 ou des “Gilets jaunes” en 2018-2019 (…) C’était à chaque fois la même frénésie de discussion, de débats, une volonté affirmée de retrouver les grands moments délibératifs de notre histoire, des clubs de la Révolution française, de 1848 ou de la Commune de Paris ».
« La société de délibération » poursuivait-il, « est en effet l’essence même de notre histoire politique, avant même la Révolution française. C’est par la délibération que la IIIe République, âge d’or de la vie parlementaire, a conçu et fabriqué les grandes lois qui constituent encore aujourd’hui le socle de notre vie démocratique, telles que la liberté de presse, de réunion, du divorce, du syndicalisme, ou encore la laïcité scolaire et la séparation des Eglises et de l’Etat. L’étude de la fabrication de ces lois essentielles, qui nous régissent encore aujourd’hui, montre à quel point elles ont répondu à une exigence de débats contradictoires, d’amendements et d’inflexions multiples, qui laissaient tout loisir à chaque député, représentant la nation tout entière, d’exprimer son point de vue sans contrainte, et ainsi d’enrichir les résultats de la délibération. »
Sauf que ce temps semble révolu : « Dans ce processus de présidentialisation, tendant à transformer les Assemblées en chambres d’enregistrement », poursuit Jean Garrigues, « la délibération s’est lentement effacée sous le poids de la disciplinarisation de la majorité et du coup d’éclat protestataire des minorités impuissantes. C’est pourquoi il sera si difficile de la réanimer. La société politico-médiatique s’est construite depuis des années sur la polarisation, la brutalisation du discours, l’outrance, la caricature, la démagogie, la culture du buzz, tout ce qui est exactement le contraire du dissensus régulé et productif, tout ce qui entrave la délibération. »
Que faire ? Réponse de Jean Garrigues : « Le redéploiement, à tous les niveaux, de la délibération », puisque « notre démocratie fatiguée suscite un besoin urgent de dialogue, de débat apaisé, sous peine d’être condamnée à la violence de rue et à l’affrontement des extrêmes ».
Tirons trois leçons de cette première tribune. Un, la délibération est un débat contradictoire. Si ce débat doit être apaisé, il est d’abord une confrontation de points de vue différents, parfois divergents. Deux, ce débat vise une décision à prendre ; celle-ci se construit par cette confrontation. Trois, cette décision est d’autant plus riche et efficiente qu’elle a été prise à l’issue d’une délibération au cours duquel des points de vue ont été exprimés « sans contrainte ». À l’agenda de notre réflexion doit donc figurer la définition des règles organisant cette délibération (comment la parole est distribuée ; comment les assemblées sont animées ; comment les informations sont collectées et traitées, etc.)
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Une seconde tribune, également publiée par Le Monde, nous semble intéressante. Elle concerne la possible révision de notre Constitution, écrite en 1958. Dominique Rousseau, professeur de droit public, formulait en mars 2021 à son égard quatre propositions pratiques :
« D’abord, l’institutionnalisation d’assemblées primaires de citoyens, regroupant tous les citoyens d’une circonscription électorale et auxquelles seraient soumis les projets de lois avant qu’ils ne soient discutés à l’Assemblée nationale et au Sénat. Inscrites dans la Constitution, ces assemblées primaires de citoyens seraient donc permanentes – à la différence du référendum d’initiative citoyenne, qui est intermittent – et garantiraient une action continuelle sur les affaires de la cité.
Ensuite, l’institutionnalisation des conventions de citoyens réunissant une quinzaine d’entre eux tirés au sort pour délibérer et produire une proposition normative sur un sujet d’intérêt général.
Enfin, à côté de l’assemblée des territoires – le Sénat – et de l’assemblée de la nation – l’Assemblée nationale –, la création d’une nouvelle assemblée constitutionnelle, l’Assemblée sociale, qui remplacerait le Conseil économique, social et environnemental. Elle aurait trois compétences principales : organiser les conventions de citoyens ; accueillir les pétitions des citoyens − les analyser avec les pétitionnaires et des citoyens tirés au sort et les transmettre à l’Assemblée nationale et au Sénat pour que ces assemblées répondent à ces initiatives −; délibérer à égalité de pouvoir avec le Sénat et l’Assemblée nationale sur les projets et propositions de loi. »
Dans une tribune plus récente (Il faut repenser le texte en s’appuyant largement sur la société civile, publiée en mars 2023 (lire ici), Dominique Rousseau précise sa démarche.
Il préconise la création d’un Comité pour la réécriture de la Constitution, comprenant « vingt membres dont une moitié serait des citoyens tirés au sort et l’autre moitié des professeurs d’université et des personnalités expérimentées nommés par décret en conseil des ministres (…) Le travail de ce comité s’ordonnerait en quatre étapes. D’abord, il devrait organiser des assemblées décentralisées dans tout le pays pour recueillir les propositions des citoyens. Ensuite, il devrait, sur la base de ces propositions, rédiger les nouveaux articles du projet de Constitution et l’argumentaire expliquant l’esprit de ces nouvelles dispositions. Puis ce travail serait soumis à la discussion d’une commission mixte paritaire Assemblée nationale/Sénat/Conseil économique, social et environnemental et aux assemblées réunies lors de la première étape. »
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Quelques conditions permissives sont cependant à réunir :
- Arrimer cette délibération à des objets délibératifs concrets – donc susceptibles de mobiliser, pour en débattre, des centaines de milliers de salariés / citoyens à qui il faudra néanmoins donner les informations-clé pour nourrir leur réflexion, individuelle et collective.
- Décentraliser autant que faire se peut cette délibération : dans chaque commune, au plus près des habitants et de leurs expériences, et dans chaque établissement d’entreprise ou chaque service administratif, au plus près des besoins et des problèmes à résoudre ;
- Outiller tous ces délibérants, via des hotline et des sites web, d’informations et de techniques de discussion / confrontation de points de vue.
- Finaliser clairement cette démarche délibérative : décider ensemble du devenir de nos principales institutions du vivre-ensemble (assurance-chômage, système de retraites, politiques du travail et de santé publique, etc.) et des mesures à mettre en œuvre pour réussir la transition écologique.
- Opter, dès le lancement de cette démarche délibérative, pour une méthode générique de prise de décision dans les diverses assemblées délibérantes : par des compromis pragmatiques. Ce qui suppose que l’objectif de cette délibération générale – décider collectivement, en s’adossant sur nos différences pour les surmonter – soit énoncé avec clarté.
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Tels seraient des éléments nourrissant une démarche généralisée de démocratie délibérative de compromis. Candide utopie que cette proposition, formulée en ce jour de 10ème journée nationale de mobilisation contre une réforme injuste, brutale et mal ficelée de notre système de retraites et contre un président et quelques ministres stupidement inflexibles, ne dissimulant plus leur amateurisme et leur déconnexion du réel ? Probablement. Mais personne ne contestera l’urgence sociale et politique d’imaginer les contours d’une refondation de nos démocraties sociale et politique…
On n’a jamais autant parlé de la nécessité de négocier… C’est paradoxal… Mais c’est le moment « de sortir l’artillerie lourde » pro négociation !!!!
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