Délibérer ou négocier ? Si la question peut sembler purement théorique et n’a intéressé que quelques universitaires soucieux d’affûter leurs concepts, l’épisode actuel de la réforme du système des retraites en France invite à élargir, à nouveaux frais, cette problématique.
Derrière l’accent porté sur l’une ou sur l’autre de ces deux activités sociales – la délibération ou la négociation – se profilent en effet deux conceptions de la démocratie (donc deux manières de gouverner les hommes et d’administrer les choses). En ces temps de (grosse) fatigue démocratique, les interroger et les comparer n’est pas inutile…
Partons de la distinction usuelle entre une délibération collective (par exemple : la discussion par 577 députés ou 348 sénateurs des articles d’un projet de loi, avant de procéder à son adoption) et une négociation collective (c’est-à-dire : la détermination conjointe des règles du travail par un employeur et des délégués syndicaux et, par extension, une autorité publique et des partenaires sociaux).
Le gouvernement de Mme Borne a choisi, depuis plusieurs mois, de ne pas s’engager dans une négociation sociale avec les représentants des organisations syndicales représentatives pour redessiner avec eux le système de retraites des salariés ; il a opté pour une délibération parlementaire, laissant aux deux hémicycles, Sénat et Assemblée nationale, le soin de valider / corriger son projet d’allongement de l’âge légal de départ en retraite.
« Délibérer » et « négocier » apparaissent ainsi comme deux modalités divergentes de production des normes légales. Est-ce toujours le cas ? La plupart des universitaires et des responsables politiques répondent positivement. Tous distinguent en effet deux scènes : le forum, d’un côté, ou s’échangent des opinions et des arguments, à partir d’informations publiques ; et l’arène, de l’autre côté, où s’affrontent des intérêts et où sont recherchés des compromis. Dans un forum, nous dit-on, on délibère ; dans une arène, on négocie. Est-ce si simple ?
Oui, si l’on s’en tient aux idéaux-type que sont délibération et négociation. Non, si l’on raisonne, non pas au niveau des concepts (car conceptualiser c’est délimiter, donc exclure) mais à celui des pratiques sociales (car celles-ci relèvent d’une praxis – d’une action finalisée). Débaucher des députés Les Républicains pour qu’ils joignent leur voix aux députés En Marche aux fins de voter pour « une réforme de gauche » (Dussopt dixit) mais qui serait en fait « une réforme de droite » (Bruno Retailleau dixit, le même jour…) en refusant de recevoir l’intersyndicale et négocier avec elle une sortie de crise honorable pour tous, c’est choisir la démocratie délibérative sous sa seule forme parlementaire, classique et surannée, contre la délibération démocratique sous sa forme compromissoire.
Se réactive ainsi un débat séculaire opposant les vices et les vertus de la démocratie politique à ceux de la démocratie sociale. Dans un article du journal Le Monde, bellement intitulé La démocratie sociale, cet art oublié du compromis (2020 ; lire ici), Michel Noblecourt a rappelé combien ce débat structurait la vie politique française depuis Louis Blanc et les journées révolutionnaires de 1848.
Il y eut d’abord l’invention de l’expression (elle figure dans la somme L’Organisation du travail de Louis Blanc) et un demi-siècle plus tard, en 1905, via la création du Comité de la démocratie sociale et les efforts d’Aristide Briand, la conviction que les acteurs de la société civile ont un rôle clé à jouer dans la régulation sociale, à côté de l’État (et au défi de la prétention de ce dernier à en assumer seul l’effort). L’idée – le concept n’est pas encore forgé et ne le sera qu’en 1968… – est celle d’une joint regulation, l’autorité publique acceptant que le domaine social soit également l’affaire de celles et ceux qui en sont les acteurs. Il faudra cependant attendre 2008 et la loi Larcher pour que cette disposition soit inscrite dans le Code du travail (« Tout projet de réforme envisagé par le Gouvernement qui porte sur les relations individuelles et collectives du travail, l’emploi et la formation professionnelle et qui relève du champ de la négociation nationale et interprofessionnelle fait l’objet d’une concertation préalable avec les organisations syndicales de salariés et d’employeurs représentatives au niveau national et interprofessionnel en vue de l’ouverture éventuelle d’une telle négociation »).
Cette idée neuve dans la France de 1919 – laisser aux partenaires sociaux le soin de réguler les relations de travail et leurs rapports – aboutit à la loi de mars 1919 sur les conventions collectives, fruit d’un travail conjoint entre parlementaires, universitaires et syndicalistes, et à la création du CNE, le Conseil national économique, ancêtre du CESE actuel, notre troisième assemblée délibérative, représentant les « forces vives » de la nation.
Une deuxième figure idéelle apparaît dans les années 1930, théorisée par Léon Blum : la démocratie sociale comme condition et achèvement de la démocratie politique. Dans À l’échelle humaine (1944), il écrit ceci : « La démocratie politique ne sera pas viable si elle ne s’épanouit pas en démocratie sociale ». Celle-ci, indique le Manifeste de la SFIO d’août 1944, est « le plein épanouissement de la démocratie politique ». Le Conseil national de la Résistance tente de traduire l’idée en actes ; le préambule de la Constitution de 1946 indique ainsi que « Tout travailleur participe, par l’intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises. »
Un court demi-siècle plus tard triomphe une troisième figure du rapport entre démocratie politique et démocratie sociale, et qui s’ajoute aux précédentes, toujours actives : l’extension de la citoyenneté à la sphère de l’entreprise. Ce seront les lois Auroux et l’octroi de « droits nouveaux aux travailleurs ». Citoyens dans la cité, ils le deviennent peu à peu « dans leur entreprise » – même s’il reste encore du chemin à parcourir…
Définir cette « démocratie sociale » n’est pas simple. Elle se confond souvent avec « dialogue social », cette expression n’étant elle-même jamais définie… Elle traduit, en France contemporaine et pour le dire simplement, l’exigence d’une claire articulation entre la loi, votée par des représentants élus, et le contrat, négocié entre les partenaires sociaux. Jacky Bontemps, qui fut le conseiller social du candidat Hollande durant sa campagne de 2012, et Aude de Castet, tous deux auteurs d’un opus publié en 2017 par la Fondation Jean Jaurés et intitulé Le Moteur du changement : la démocratie sociale ! (Michel Noblecourt a écrit le chapitre 1), proposent la définition suivante :
« La démocratie sociale est davantage la finalité, l’objectif, qu’une méthode. Et c’est bien le dialogue social qui doit y conduire, un peu comme des institutions politiques adaptées ouvrent la voie à une démocratie politique. Autrement dit, il ne peut pas y avoir de démocratie sociale sans dialogue social, sans corps intermédiaires, sans règles du jeu – de représentativité, notamment. Plus généralement, elle offre la possibilité aux acteurs économiques et sociaux de participer à la vie de la cité et, en cela, elle porte l’ambition et la promesse de répondre à un objectif de progrès ».
Cet objectif, poursuivent les auteurs, est de « revivifier la démocratie » : « La démocratie sociale, sans minorer la responsabilité politique, ni justifier l’abandon de l’Etat, mais parce que les organisations syndicales et patronales ont la capacité et la légitimité à investir le champ du travail, constitue une complémentarité vivifiante à la démocratie politique. »
***
Sauf que le rapport entre délibération politique et négociation sociale (ou entre démocratie politique et démocratie sociale) est surtout posé en termes d’opposition et de concurrence. La transcription intégrale ou non dans la loi de l’accord national interprofessionnel « sur le partage de la valeur », signé en février 2023, a ainsi ravivé de vieux débats. Ce fut aussi le cas au moment de la discussion à l’Assemblée du projet de loi sur la santé au travail. Mme Lecocq, qui souhaitait se démarquer de l’ANI « Pour une prévention renforcée et une offre renouvelée en matière de santé au travail et de conditions de travail » signé par les partenaires sociaux en décembre 2020, a dû s’incliner et en reprendre toutes les clauses, inchangées…
Présenter de façon rivale ces deux activités sociales – délibérer et négocier – est cependant, dans un premier temps, utile ; cela permet de caractériser la fonctionnalité de chacune. Les renvoyer à un type spécifique de démocratie – politique (ou formelle) pour l’une, sociale, pour l’autre – permet de penser ensuite leur articulation.
Distinguer participation et codécision, de même façon, permet d’isoler deux régimes de prise de décision : un régime de consultation, d’une part, et un régime de résolution, d’autre part. Dans le premier cas, les individus, désignés comme citoyens, participent à l’élaboration de cette décision, mais sans pouvoir agir directement sur le choix final – c’est le propre de la démocratie politique (ou formelle) ; dans le second cas, ils participent à l’arrêt de décision lui-même ; c’est l’idéal de la démocratie sociale.
C’est, grosso modo, ce que rappelait François Hollande, candidat à la présidence de la République, en juin 2011 dans sa tribune au journal Le Monde, intitulée : Il faut avoir confiance en la démocratie sociale (lire ici) :
« Aussi l’un des enjeux du prochain mandat sera de clarifier la responsabilité de chacun, de respecter les acteurs sociaux et de promouvoir la culture de la négociation et du compromis.
Avec Nicolas Sarkozy, le dialogue social a été à l’image de son quinquennat : confus, artificiel et brutal. A quoi bon convoquer des sommets sociaux à l’Elysée s’il s’agit, sous couvert de concertation, de faire avaliser des choix déjà pris comme sur le dossier des retraites ? À quoi bon inciter les partenaires sociaux à négocier sur le partage de la valeur ajoutée si c’est pour annoncer inopinément et contre l’avis de tous une prime qui ne concernera qu’une minorité de salariés ?
Cette gestion chaotique et désordonnée des relations sociales s’est traduite par une défiance accrue vis-à-vis du politique. Or, les relations entre démocratie politique et démocratie sociale sont dans notre pays le fruit d’une longue et tumultueuse histoire faite de séduction, d’hégémonie et finalement de distance. À une droite qui n’a eu de cesse que de vouloir réduire la place des syndicats a répondu une gauche qui a eu tendance à préempter le social pour son seul compte comme si le temps politique l’emportait sur tous les autres. C’est ce malentendu qu’il faut lever et ce hiatus qu’il faut combler.
Certes, les légitimités sont différentes, les démarches sont distinctes et les aspirations souvent contradictoires, mais j’affirme que démocratie politique et démocratie sociale concourent l’une comme l’autre au service de l’intérêt général.
L’État doit rester le garant de la cohésion nationale et de l’ordre public social mais il n’a rien à redouter de laisser une plus grande place aux partenaires dans la définition et l’élaboration des normes sociales. Dans un pays comme le nôtre qui, depuis la Révolution française, se méfie des corps intermédiaires, cette évolution ne va pas de soi, d’autant que souvent, c’est la loi qui protège et la liberté des acteurs qui menace, les rapports de force ne peuvent pas se substituer à la règle commune.
Pour autant, l’Histoire nous enseigne qu’une réforme est toujours mieux acceptée quand elle est négociée et que nombre de conflits ont bouleversé le calendrier politique, voire les échéances électorales. Je propose donc de nouvelles règles permettant des relations plus équilibrées et plus responsables. »
Il est plaisant, douze ans après (et en se rappelant que l’actuel président de 2023 fut un jeune ministre de l’économie de celui qui allait devenir Président en 2012…) de vérifier que l’analyse de M. Hollande est (malheureusement) toujours d’actualité et que M. Macron, s’il relisait la tribune de son ancien mentor, pourrait méditer avec profit sur le dernier paragraphe (« Une réforme est toujours mieux acceptée quand elle est négociée »)…
S’ensuivaient dans cette tribune, diverses propositions de M. Hollande, en particulier celle d’élargir l’article 8 du préambule de 1946 en précisant dans la Constitution le périmètre de la négociation collective et son champ d’intervention » (« Concrètement, le gouvernement et le Parlement seraient juridiquement liés par le contenu de conventions signées entre partenaires sociaux sur des sujets bien précis et avec la vérification des mécanismes de représentativité. »). Cette révision n’a pu avoir lieu, faute d’une majorité dans les deux chambres à ce sujet. Eût-elle été votée, il est possible que M. Macron n’aurait pu en 2023 imposer son agenda aux partenaires sociaux…
***
Il y a donc bien deux moments, deux démarches, deux manières de faire vivre la démocratie. La délibération collective, d’une part, s’exerce sous diverses formes, graduées, dont celles du débat d’opinions (publication de tribunes dans la presse nationale ; participation à des tables-rondes lors d’évènements institutionnels, type États-Généraux d’un domaine professionnel) ou de l’avis conforme (rédaction d’avis sur des projets à impact public par des membres nommés à diverses assemblées dédiées, type Conseil régional économique, social et environnemental, ou Haute autorité, ou Conférences citoyennes dédiées), pouvant aller jusqu’à l’arrêt de décision (comme la discussion et le vote de textes de lois et d’amendements accordés à des individus à qui mandat est donné d’en représenter d’autres). Ce qui meut ces individus délibérant, est-il affirmé, est le Bien commun, l’intérêt général. La délibération collective, sous cet angle, est ainsi « un échange public d’opinions, d’informations et d’arguments entre des citoyens égaux en vue de la prise de décision » (définition de Charles Girard, Dictionnaire de la participation, 2013 ; lire ici).
La négociation, elle, semble l’opposé de cette délibération : elle est, sans ambiguïté aucune, un decision-making process : des individus, mus par leurs besoins et intérêts (ces derniers étant réputés divergents mais possiblement compatibles), recherchent des solutions communes à des problèmes qui affectent leurs cours respectifs d’action. Ils décident ensemble les règles du jeu de cette prise de décision puis sélectionnent ou combinent, dans une confrontation argumentée, différentes options, certaines ayant plutôt la faveur de l’une ou de l’autre partie. Dans cette arène de négociation, est-il parfois estimé – à la différence du forum délibératif – les individus défendent leurs intérêts par divers moyens, souvent coercitifs. L’argumentation qu’ils déploient, est-il souvent affirmé, est orientée vers des intérêts privés. Ruse, menaces et dissimulation sont, dit-on, au principe de cette activité. Les décisions négociées qui en résultent sont ainsi des décisions circonstanciées (car relatives à un contexte précis) et compromissoires (car fondées sur de laborieux efforts à faire tenir ensemble des exigences contradictoires).
Opposer délibération et négociation aboutit cependant à une impasse. Car chacune de ces deux activités abritent l’autre en elle. Il n’existe pas de délibération sans négociation, pas plus qu’il n’y a de négociation sans délibération ; elles ponctuent, à parts égales, tout processus de décision. Faire se confronter des avis, des opinions et des jugements sur ce qui est et ce qui ne doit pas être, sur ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire, etc., n’est pas l’apanage des seuls espaces délibératifs. Les arènes de négociation fonctionnent à l’identique ; et les décisions qui en sortent sont aussi appropriées que celles prises à l’issue d’un forum public.
Sauf que l’on assimile ces décisions négociées à des cotes mal taillées ou à des compromis honteux, prisonniers que nous sommes d’une représentation marchande de la négociation, comme si l’une de ses figures – la transaction commerciale entre un vendeur et un acheteur – valait pour toutes les interactions sociales d’échange et de confrontation !
Il faut donc redessiner l’espace de la délibération collective en y intégrant les pratiques d’ajustement et de compromis propres aux espaces de négociation. Ce n’est pas une utopie ni une vaine trituration : cela existe près de chez nous, en Suisse et en Belgique, et cela se nomme une démocratie de négociation. Conjoindre négociation et délibération est probablement l’une des voies les plus sûres de sortie des crises sociales et institutionnelles contemporaines.
À quoi ressemblerait concrètement cette « délibération de compromis » ? Le prochain billet de ce mini-dossier présentera, à partir de cas concrets, quelques premiers éléments.