Deux problèmes devraient être inscrits aux agendas politique et académique : le degré de pertinence des règles produites par le jeu de la négociation collective, d’une part, et la promotion de cette « pédagogie de la négociation collective » qu’appelait de ses vœux Jean-Denis Combrexelle dans son rapport de 2015, d’autre part. L’analyse des données fournies dans le bilan 2021 de la négociation collective publié il y a quelques semaines par la DGT et celle de la dernière enquête ACEMO que la DARES a publié en juillet dernier permettent de dessiner quelques pistes d’action à propos de ces deux sujets.
Le premier se déduit d’un constat : la hausse continue du nombre d’accords collectifs signés annuellement depuis 10 ans en France – 47 040 accords d’entreprise en 2021, contre 34 972 en 2010 – n’informe guère sur la qualité de leur contenu. Inciter à négocier sans s’interroger sur ce qui est négocié, comment cela est négocié et ce que produisent ces règles négociées dans les organisations de travail est vite contre-performant. Car si les chiffres sont importants, ils sont en eux-mêmes insuffisants. Produire 10 000 chaussures pour le pied gauche, sans une seule chaussure pour le pied droit, comme à l’époque du Gosplan soviétique, ne fera que 10 000 mal chaussés…
Et l’on sera tous d’accord pour se satisfaire d’un volume annuel moindre d’accords collectifs si la majorité de ceux-ci sont des textes contractuels denses, originaux et efficients, car appropriés aux situations socioproductives qu’ils sont censés performer et produits dans le cadre d’une délibération collective de qualité, même si elle fut rugueuse.
Comment approcher cette qualité des règles négociées ? D’abord en s’informant de leur contenu. Connaître les thématiques de négociation collective et observer leur évolution sur ces quinze dernières années permet de mieux approcher la régulation sociale conjointe en France contemporaine. Le tableau suivant présente ces données sur les huit dernières années :
2014 | 2015 | 2016 | 2017 | 2018 | 2019 | 2020 | 2021* | |
Salaires et primes | 33 | 38 | 35 | 37 | 32 | 32 | 36 | 20,5 |
Temps de travail | 21 | 24 | 24 | 25 | 24 | 20 | 28 | 38 |
Emploi | 13 | 11 | 10 | 10 | 6 | 5 | 7 | 4 |
Egalité professionnelle | 9 | 12 | 10 | 12 | 13 | 11 | 11 | 4 |
Prévoyance coll., santé, retraite | 11 | 8 | 8 | 7 | 5 | 5 | 5 | 2 |
Droit syndical, IRP, expression salariés | 8 | 9 | 9 | 9 | 15 | 22 | 8 | 2 |
Conditions de travail | 2 | 3 | 3 | 5 | 6 | 5 | 5 | 6 |
Formation professionnelle | 1 | 1 | 1 | 1 | 1 | 1 | 1 | 1 |
Classification | 1 | 1 | 1 | 2 | 1 | 1 | 1 | 0,5 |
Participation, épargne salariale | 16 | 19 | 24 | 21 | 20 | 17 | 20 | 46 |
Quelles leçons tirer de l’observation de l’évolution de ces thématiques de négociation collective ? Premier enseignement, relatif à la structure des objets de régulation sociale conjointe : un peu moins des deux-tiers des accords collectifs signés en France portent sur les rémunérations, directes ou différées (salaires et primes, épargne salariale, prévoyance collective, etc.) ; le gros tiers restant concerne tout le reste : temps de travail, emploi, les IRP, etc. Viennent en queue de peloton, paradoxalement (puisqu’au cœur de l’acte de travail) : les conditions de travail, les classifications et la formation professionnelle…
Deuxième enseignement : cette structure est variable au fil des années. Apparaissent ainsi, telle année, des objets dominants, que ce soit le droit syndical / les IRP (15 % en 2018, puis 22 % en 2019), le temps de travail (respectivement 18 puis 28 % en 2020 et 2021) et, bien sûr, les salaires (38 et 36 % en 2015 et 2020) – sans pour autant bouleverser la hiérarchie usuelle. Troisième enseignement : des thématiques émergent ou, à l’inverse, déclinent, quand d’autres thématiques demeurent minoritaires ou inexistantes (formation, classification, etc.).
Que cela nous informe sur la qualité de cette régulation conjointe « à la française » ? Qu’il s’agit surtout d’une régulation marchande, portant essentiellement sur le prix du travail (ou sur des dispositifs de gratification différée) et d’une (trop) faible régulation organisationnelle, portant sur les modalités de l’action socio-productive. L’extension du statut de signataire d’accords collectifs à d’autres personnes que les seuls délégués syndicaux – aux élus du CSE, mandatés ou non, et aux salariés eux-mêmes, via les référendums aux deux-tiers – a plutôt accentué que modifié cette orientation. Ainsi, si 51,8 % (en 2018) des accords collectifs portant sur la participation et l’intéressement sont signés par des délégués syndicaux (46,3 % en 2019), 89,5 % d’entre eux font l’objet d’une ratification par les salariés (81,6 % en 2019). Mais ces derniers ne ratifient que 0,7 % des accords collectifs concernant les conditions de travail (6 % en 2019), contre 90,3 % (et 72,9 % en 2019) par des délégués syndicaux…
Existe ainsi une sorte de division sociale du travail de négociation : aux délégués syndicaux certains objets relatifs au contrat de travail, aux autres signataires, légalement autorisés à contracter, la négociation des dispositifs d’épargne et d’intéressement. Sauf que ces thématiques n’exigent pas les mêmes efforts de co-construction…
Le nombre d’accords collectifs signés par des délégués syndicaux (voir mon billet précédent) est en hausse continue depuis une quinzaine d’années, beaucoup plus que les procédures de ratification aux deux-tiers et les signatures d’accords par des élus des CSE. Il serait utile d’enquêter sur la manière dont les partenaires sociaux s’emparent des problèmes socio-productifs qui les poussent à en négocier la résolution et leur inventent des solutions originales et pertinentes.
Car l’hypothèse d’une régulation sociale conjointe fragmentée et peu innovante est plausible – au vu des chiffres –, et peut-être les partenaires sociaux se contentent-ils, pour l’essentiel, de quelques formules comptables toute faites (par exemple, en matière d’épargne salariale), recopient-ils des modèles-types d’accords en circulation sur Internet, et ce que nous appelons « négociation » serait plutôt une « concertation », les représentants des salariés signant un texte déjà ficelé et ne pouvant le modifier qu’à la marge ? Seule une étude qualitative d’envergure peut le confirmer ou l’infirmer. Cela devient urgent : nous n’avons en effet qu’une vague idée de la manière dont cheminent la plupart de ces processus de négociation collective en entreprise…
Certains travaux récents (notamment ceux réalisés dans le cadre du Comité d’évaluation des ordonnances de 2017 ; cliquer ici) vont dans le sens d’une qualité frustre de la régulation conjointe. D’autres travaux ont constaté, dès 2018 avec la réforme des CSE, et en 2020-2021 avec la crise sanitaire, des efforts réels des partenaires sociaux pour approprier les règles productives aux situations locales et, ce faisant, expérimenter des façons nouvelles de procéder. Frédéric Géa (voir un de mes billets récents à ce sujet ; cliquer ici) s’interrogeant sur les pratiques innovantes de négociation collective et de production d’accords, remarquait ainsi, entre autres exemples, « que les acteurs de la négociation ont pu, à propos du CSE, frayer des chemins que la loi n’avait pas toujours balisés et se montrer, ici ou là, innovants »…
Il serait bon que la DGT ou la DARES lance rapidement un vaste programme d’études, à destination d’experts et d’universitaires, à propos de cette qualité des règles négociées et cette pertinence des accords collectifs d’entreprises. Raisonner seulement sur des grands nombres ne permet pas, en effet, d’affiner les politiques publiques de promotion de la négociation collective…