Bilan 2021 de la négociation collective. (III) S’engager en négociation, aboutir à un accord : les chiffres et les craintes…

Quelle réponse apporter aux employeurs, aux élus du personnel et aux délégués syndicaux qui doutent de l’intérêt de s’engager dans des processus de négociation collective, ou qu’ils redoutent de devoir le faire, faute de savoir le faire ? Car les chiffres de la négociation collective, en hausse continue en termes de nombre d’accords depuis plusieurs années, ne reflètent qu’imparfaitement le réel et l’effectivité de la régulation sociale conjointe dans la France contemporaine…

Partons des (nombreux) chiffres de la DGT et de la DARES – puisque seul ce qui se mesure s’améliore ! Nommons taux d’engagement le nombre annuel d’ « entreprises négociatrices » rapporté au nombre total d’entreprises de l’échantillon ACEMO (soit 11 349 entreprises, « échantillon représentatif des 245 000 entreprises de 10 salariés ou plus du secteur privé non agricole en France (hors Mayotte), qui emploient 15,0 millions de salariés » selon le bulletin DARES-Résultats  n° 33 dejuillet 2022, La négociation collective d’entreprise en 2020. Légère baisse du taux de négociation), et observons l’évolution de ce taux sur la période 2005-2020, soit 15 années. Et nommons taux d’aboutissement le nombre d’entreprises où cette négociation collective, une fois engagée, a débouché sur un accord d’entreprise.

Le taux d’engagement mesure la propension à la co-décision dans l’entreprise en France contemporaine ; le taux d’aboutissement mesure l’efficience de cette négociation collective. Ces deux indicateurs, examinés conjointement sur 15 ans, permettent d’évaluer l’impact des politiques publiques de promotion / valorisation des pratiques de négociation collective, et mesurent l’évolution de ces pratiques selon le type d’entreprise, TPE (très petites entreprises), PME (petites et moyennes entreprises), ETI (entreprises de taille intermédiaire) et GE (grandes entreprises). Le premier tableau de chiffres, ci-dessous, illustre le taux d’engagement de l’acteur patronal dans une négociation collective, via le nombre d’entreprises ayant déclaré, via l’enquête annuelle ACEMO, « avoir négocié au moins une fois » l’année précédente :

 2005200620072008200920102011  20122013201420152016201720182020
% entreprises négociatrices13,914,914,516,8ncnc15,4  16,21614,91514,715,916,716,6
salariés  couverts58,660,961,763,9ncnc61,5  63,662,661,561,962636361,7
Tableau 1 : Taux d’engagement dans une négociation collective d’entreprise et nombre de salariés concernés (Source : Dares-résultats, bulletins de 2005 à 2020)

Trois constats (douloureux !) s’imposent : 1) la permanence d’un stock annuel d’entreprises françaises rétives (semble-t-il…) à toute négociation collective, autour de 85 % ; et 2) la non-baisse significative de ce taux de refus de la négociation ces dernières années, au fur et à mesure du déploiement de politiques publiques d’encouragement à négocier. Nous sommes ainsi passés d’un taux d’engagement de 14,5 % en moyenne pour les années 2005-2007 à un taux de 16,4 % pour les années 2017-2020, soit 1,9 point de progression en 15 années. À ce rythme, seront atteints le seuil de 20 % d’entreprises françaises ayant « ouvert au moins une fois » une négociation en… 2038 !

Certes, le pourcentage annuel de salariés couverts par un accord d’entreprise dépasse désormais les 60 % – alors que seules 15 % des entreprises françaises négocient – du fait de la forte propension à négocier dans les grandes entreprises et le faible usage de ce mécanisme de co-décision dans les entreprises de moins de 50 salariés. Ce que montre le deuxième tableau de chiffres :

2005200620072008200920102011
-507,38,27,29,17,46,77,7
+ 5047,448,951,551,958,753,353,6
+ 50089,280,481,282,7ncnc94,2
20122013201420152016201720182020
-507,97,96,8777,78,89,2
+ 5059,555,353,953,551,452,357,756,1
+ 50094,494,492,893,195,295,393,393,8
Tableau 2a et b : Taux d’engagement dans une négociation collective selon l’effectif salarié (en % des entreprises concernées par l’enquête ACEMO ; Source : Dares-résultats, bulletins de 2005 à 2020)

Pour les entreprises de moins de 50 salariés, le taux d’engagement est ainsi passé de 7,5 % en moyenne pour la séquence 2005-2007 à 8,5 %  en moyenne pour celle de 2017-2020, soit une progression de 1 % en 15 ans… Pour les entreprises de plus de 50 salariés, la hausse est de plus de 6 points (de 49,2 à 55,3 % en moyenne) – mais elle est surtout le fait des entreprises de plus de 250 salariés. Pour les entreprises dont l’effectif salarié est supérieur à 500, la progression, sur la même période, est de plus de 10 points (de 83,6 % en moyenne à  94,1 %) – mais si l’on neutralise les années antérieures à 2010, la progression est nulle…

Parmi les leçons de ce tableau, l’une est banale – le taux d’engagement en négociation dépend fortement de la taille des entreprises –, et l’autre est paradoxale : l’incitation publique à négocier, opérée principalement en direction des TPE-PME depuis 2015, semble surtout inciter les grandes entreprises à plus et mieux négocier, sans que cela déclenche, en direction de la cible avouée – les petites et moyennes entreprises – le mouvement espéré…

La réflexion sur le dialogue social dans les TPE-PME doit donc intégrer cette leçon : 15 ans après les premières politiques publiques de large promotion de la négociation collective, le compte n’y est toujours pas. Les dispositifs juridiques envisagés jusqu’alors – l’élargissement du statut de signataire d’accord collectif à d’autres catégories que les délégués syndicaux et les élus ou salariés syndicalement mandatés : l’élu du CSE, le conseil d’entreprise, le collectif des salariés se prononçant aux deux-tiers – ont été, somme toute, peu influents pour convaincre les employeurs dans les TPE-PME et les salariés qui y travaillent de tester les vertus de la régulation sociale conjointe…

Un autre problème vient s’ajouter au précédent : la faible évolution du taux d’aboutissement (qui mesure la propension des processus de négociation engagés dans les entreprises de l’échantillon ACEMO à produire un accord collectif). Ce que montre le tableau de chiffres ci-dessous doit nous interroger : après presque dix années de réformes du code du travail et de politiques publiques incitatives à la négociation collective, on ne note – c’est la première leçon de la ligne « Ensemble » en fin de tableau – aucune progression significative de ce taux d’aboutissement, quelle que soit la classe des effectifs salariés concernés :

   20122013201420152016201720182020
Moins de 50 salariés74,277,274,2777271,973,877,3
De 50 à 20082,381,182,280,1848082,382,3
De 200 à 5008987,68985,886,384,188,986,9
+ 500 salariés9091,7908990,187,992,991,6
Ensemble  80,881,778,880,380,177,580,281,2
Tableau 3 : Taux d’aboutissement des processus de négociation collective engagés dans les entreprises selon l’effectif salarié (Source : Dares-résultats, bulletins de 2012 à 2020)

Notons également que si cette propension à finaliser l’accord recherché en début de processus de négociation est près de 14 points plus élevée (91,6 contre 77,3 %) dans les grandes entreprises, révélatrice d’un habitus plus grand à contracter, elle est en corrélation avec les moyens généralement disponibles dans ce type d’entreprise. Et remarquons que ce pourcentage de 77,3 % d’entreprises de moins de 50 salariés ayant abouti à la signature d’un accord collectif dénote, alors que le taux d’engagement des entreprises de cette catégorie reste inférieure à 10 %, traduit une capacité certaine des acteurs sociaux présents dans ces structures socio-productives à « faire aussi bien » que ceux présents dans les ETI et les GE…

Une lecture moins optimiste de ce tableau est possible, et il importe de ne pas la négliger : malgré les efforts du législateur depuis 15 ans, malgré les différents rapports et avis à propos de la négociation collective sur la même période, 15 % seulement des entreprises françaises entrent annuellement en négociation et, en leur sein, un accord est annuellement conclu dans seulement 81 % d’entre elles. Il serait fécond de connaître les raisons qui ont conduit 19 % d’entreprises engagées dans un processus de négociation à ne pas conclure un accord…

Ce qui ouvre deux champs de réflexion – et génèrent des pistes d’action autour de deux questions pratiques : 1) Comment hausser significativement, d’ici à 2030, le taux d’engagement en négociation des entreprises françaises ? Et 2) Comment accompagner celles-ci dans leurs efforts et hausser significativement leur taux d’aboutissement ? Ces deux questions – et leurs réponses possibles ! – feront l’objet du dernier billet à propos de ce bilan 2021 de la négociation collective en France. Le prochain billet est consacré aux motifs de non-négociation, tels qu’avoués par les directions d’entreprise dans le cadre des enquêtes ACEMO…

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