(Billet d’Evelyne Léonard, UCLouvain. Page personnelle)
Les temps de crise que nous connaissons sont-ils susceptibles de favoriser l’émergence d’un pacte social dans différents pays de l’Union européenne ?
Divers appels se sont fait entendre en ce sens non seulement dans la crise du Covid-19, mais aussi, plus largement, en vue de soutenir une transition vers une société et une économie durables. En France, un appel de ce type avait été lancé le 5 mars 2019 par dix-neuf organisations, dont la CFTC et la CFDT, sous la forme de « 66 propositions pour un autre modèle de développement » (à consulter sur le site de la CFDT (lire ici) ou sur celui de la Fondation Nicolas Hulot pour la nature et l’homme (lire ici)). Y fait écho en Belgique un appel porté par le secrétaire général et le président de la mutualité socialiste Solidaris à adhérer à un Manifeste pour un pacte social et écologique consacré à défendre une nouvelle conception de l’État social pour le XXIe siècle, et signé par plus de deux mille personnes depuis la fin de l’année 2018 (lire ici).
La notion de pacte social peut couvrir des réalités diverses. Pour cet article, il paraît utile de s’en tenir à la littérature sur ce concept, pour le limiter à un accord entre organisations patronales, syndicales et le gouvernement. Comme le rappellent Philippe Pochet, Maarten Keune et David Natali dans leur ouvrage de 2010 intitulé After the euro and enlargement: social pacts in the EU, publié par l’Institut syndical européen (lire ici), il s’agit ainsi d’un accord entre des représentants d’organisations patronales, d’organisations syndicales, et du gouvernement, négocié à l’initiative de l’un de ces acteurs, et comprenant des engagements sur plusieurs matières et formant des « compromis multidimensionnels ». Sans nécessairement revêtir les habits d’un accord formel réglementaire, un pacte social comprend des engagements tripartites sur des mesures à mettre en œuvre au plan national, et portant sur des domaines divers incluant par exemple les salaires, la formation, le temps de travail et la sécurité sociale.
Je propose ici une réflexion sur les pactes sociaux, et plus précisément sur leur éventuelle capacité à apporter des réponses à la crise générée par le Covid-19. Cet article s’inspire largement et librement de mon Courrier hebdomadaire sur les pactes sociaux publié par le CRISP (Centre de recherche et d’information sociopolitiques) à Bruxelles en juillet 2020 (lire ici).
Un instrument tripartite de transformation socioéconomique
Pays du surréalisme, voire pays surréaliste, la Belgique a fourni à la fin de la Seconde Guerre mondiale un exemple archétypal de pacte social, sous la forme d’un texte d’une portée majeure mais jamais signé. Le Projet d’accord de solidarité sociale a été négocié à partir de 1941 et conclu en 1944 par des responsables syndicaux et patronaux en présence d’un haut fonctionnaire, mais il n’a jamais été signé, car les négociateurs ne l’ont pas soumis à leurs instances respectives. Il a toutefois établi de grands principes — en matière d’évolution des salaires, de sécurité sociale et de système de concertation entre interlocuteurs sociaux — qui ont été mis en œuvre par la suite, et dont certains ont prévalu jusqu’à ce jour (lire ici).
Comme ce texte l’a démontré à l’époque, un accord de ce type, négocié en tripartite entre les interlocuteurs sociaux et le gouvernement, peut agir comme un instrument de transformation socioéconomique, par lequel les différents acteurs s’accordent sur des politiques à mettre en œuvre à l’échelon d’un pays.
De façon générale, un pacte social négocié par les interlocuteurs sociaux interprofessionnels nationaux et le gouvernement peut proposer des solutions qui rencontrent les intérêts des différentes parties en présence.
Par les engagements multiples et équilibrés qu’il comprend, il relève d’une négociation intégrative, qui permet aux acteurs d’apporter des réponses à divers problèmes tout en y trouvant, chacun, des gains possibles.
Les interlocuteurs sociaux peuvent y trouver non seulement l’occasion de négocier entre eux un engagement conjoint sur le plan national, mais aussi un compromis avec le gouvernement. Un pacte implique en effet, dans tous les cas, une concertation tripartite. Il va au-delà de la consultation, car, dans cette dernière, le gouvernement suscite un avis qu’il reste relativement libre de suivre ou non, alors que dans un pacte social il participe aux engagements réciproques. Par ailleurs, le gouvernement peut participer directement aux négociations, mais il peut aussi intervenir en coulisses pour soutenir un projet d’accord bilatéral, en y apportant par exemple une aide financière.
Les organisations syndicales et patronales en retirent notamment une capacité à prendre part aux politiques de réforme. Ainsi un pacte social relève-t-il de pratiques dites « néo-corporatistes », par lesquelles l’État partage une part de son pouvoir avec des groupes sociaux constitués dans le cadre d’une démocratie parlementaire. L’Etat reconnaît les interlocuteurs sociaux comme partenaires officiels, et il partage une partie de son pouvoir avec eux, dans un échange de nature politique (voir à ce sujet la thèse d’Anne Guisset ; lire ici).
Les trois acteurs peuvent ainsi trouver intérêt à définir ensemble des politiques en matière d’évolution des salaires, de marché du travail et de politiques sociales, comme le soulignent Sabina Avdagic, Martin Rhodes et Jelle Visser dans leur ouvrage collectif sur les pactes sociaux publié par Oxford University Press en 2011, Social pacts in Europe : Emergence, evolution, and institutionalization (lire ici). Dès lors, favorisant des accords équilibrés entre représentants du capital et du travail, avec le gouvernement, les pactes sociaux contribuent à la démocratie économique, même si, en corollaire, on peut leur reprocher de ne pas émaner de la voie démocratique parlementaire.
Les incitants : leçons des expériences européennes
L’analyse des pactes sociaux conclus dans différents pays européens au cours des décennies passées permet de montrer qu’ils contribuent aux réformes socio-économiques, mais aussi qu’il faut un certain nombre de conditions pour favoriser leur émergence.
De leur analyse des pactes sociaux des années 1990 dans les pays européens, Natali et Pochet retiennent trois types de facteurs favorables à l’émergence d’un pacte social : des pressions externes, de nature socio-économique, sur les acteurs ; des structures de négociation centralisées qui fournissent aux acteurs des ressources leur permettant de participer à ce type d’échange avec le gouvernement ; une volonté des acteurs de proposer des solutions négociées et non pas seulement des politiques unilatérales issues du gouvernement. Par exemple, les critères de convergence au sein de la zone euro ont suscité, au cours des années 1990, des contraintes en matière de maîtrise de l’inflation au sein des États, contraintes qui se sont elles-mêmes traduites en pressions sur les coût salariaux, poussant les interlocuteurs sociaux à entrer dans des négociations aboutissant notamment à la modération salariale en échange de propositions pour l’emploi.
Les contraintes de la zone euro expliquent en partie l’émergence de pactes sociaux au cours des années 1990 dans plusieurs États européens, en ce compris des pays sans tradition de concertation sociale centralisée. C’est ainsi que les interlocuteurs sociaux ont conclu au cours de la dernière décennie du XXe siècle des accords majeurs sur le marché du travail, les salaires, la formation et la sécurité sociale, par exemple en Espagne, en Finlande, en Irlande, en Italie, aux Pays-Bas ou au Portugal. Un contexte dans lequel se présente un ensemble important de problèmes à traiter peut favoriser la naissance d’un pacte social, les interlocuteurs sociaux et le gouvernement cherchant alors à construire des solutions négociées pour mener des réformes du marché du travail et de la protection sociale.
Il faut en outre que les acteurs disposent se ressources institutionnelles leur permettant de participer à une négociation de cette ampleur, multidimensionnelle et au plan national. Un pacte social apparaît, alors, plus susceptible d’émerger lorsque les organisations syndicales et patronales sont centralisées, à même d’agir à l’échelle d’un pays, et capables de se poser en interlocuteurs du gouvernement. Dès lors, une structure de relations collectives du travail comprenant un niveau de négociation interprofessionnel national constitue un terrain favorable à la discussion d’un pacte social.
Négocier un pacte requiert, ainsi, des organisations syndicales et patronales capables de négocier au plan interprofessionnel et national, couvrant de larges pans des services et de l’industrie, et suffisamment puissantes pour s’imposer comme interlocuteurs du gouvernement. Franz Traxler, identifie deux types de ressources dont disposent les organisations syndicales et patronales pour inciter le gouvernement à s’impliquer dans des discussions sur un pacte social. Tout d’abord, ces organisations sont capables d’agir sur la progression des salaires et, dès lors, sur l’inflation, ce qui en fait, de facto, des acteurs de la politique économique au sein d’un pays donné. Ensuite, elles disposent d’un pouvoir d’influence sur l’opinion de leurs membres, y compris à l’égard du gouvernement, leur conférant ainsi un potentiel de sanction sur le pouvoir politique.
Les structures ne suffisent toutefois pas, et il faut, en outre, une volonté des différents acteurs de s’investir dans une négociation de ce type. Celle-ci dépend de leur perception du contexte, de leurs stratégies, du rapport de force entre eux, et des résultats qu’ils peuvent en escompter pour eux-mêmes et pour leurs membres.
Le gouvernement y joue un rôle particulier. Un gouvernement faible ayant besoin d’autres acteurs pour asseoir son action politique peut être davantage enclin à entrer dans une concertation sur un pacte social. Le besoin de légitimation du gouvernement est un facteur propice à une concertation : ainsi un gouvernement soucieux de fonder la légitimité d’un programme de réformes sur un engagement des interlocuteurs sociaux peut-il être davantage poussé à négocier. Dans un rapport de 2018 pour l’Organisation internationale du Travail (lire ici), Lucio Baccaro et Jorge Galindo confirment que les pactes sociaux sont utiles au gouvernement parce qu’ils permettent de construire des solutions alimentées par l’information et par l’expérience des interlocuteurs sociaux, mais aussi parce qu’ils contribuent à établir un consensus sur des mesures qui peuvent être impopulaires, comme c’est le cas par exemple de la modération salariale. Ainsi le gouvernement peut-il y gagner en légitimité, à la fois en élaborant avec les interlocuteurs sociaux des réponses adéquates aux problèmes du moment et en s’assurant de leur appui dans la mise en œuvre des mesures négociées. La politique économique en vigueur va définir un cadre dans lequel les interlocuteurs sociaux pourront ou non trouver matière à négocier sur les revenus. Si la politique économique à l’œuvre réduit toute marge budgétaire et corsète étroitement les finances publiques, elle ne laisse pas suffisamment de marge en matière salariale, ce qui découragera les interlocuteurs sociaux à entrer en négociation. Une implication de la part du gouvernement dans une concertation tripartite suppose enfin que le ou les partis au pouvoir soient idéologiquement ouverts à la concertation sociale, voire favorables à la concertation en tant qu’instrument de la démocratie économique et sociale.
Si les uns et les autres peuvent y trouver un intérêt, il n’empêche que la négociation d’un pacte social relève d’un exercice non seulement complexe, mais à haut risque pour les acteurs.
Pour qu’ils s’y engagent, il est nécessaire qu’ils aient tout d’abord sur la situation ou les problèmes du moment un diagnostic qui soit au moins partiellement partagé, allié à une volonté de privilégier des solutions négociées plutôt que des initiatives unilatérales de la part du gouvernement.
Il faut en outre que les représentants syndicaux et les représentants patronaux puissent envisager des bénéfices potentiels de cette négociation pour eux-mêmes et pour ceux qu’ils représentent. Ici se pose un enjeu particulier pour les négociateurs : des gains potentiels peuvent être perçus par les négociateurs, mais pas par leur base. Lorsque ces gains potentiels sont considérés par les affiliés comme de simples promesses sans engagements réels, la légitimité des négociateurs peut s’en trouver fragilisée. De plus, un gain potentiel consiste pour les négociateurs à être impliqués dans la décision en matière de réformes socioéconomiques, mais s’il va de pair avec des concessions mal reçues par les membres, les négociateurs risquent de se trouver tiraillés entre la participation aux réformes, d’une part, et la défense des intérêts de ceux qu’ils représentent, d’autre part. Du côté syndical, les dirigeants perçoivent habituellement mieux que leurs affiliés les intérêts d’un pacte social. Comme dans tout processus de négociation, les discussions sur un pacte social s’accompagnent d’échanges internes au sein de chaque organisation pour tenter de construire des positions à la fois légitimes aux yeux des membres et défendables à la table de négociation.
Dans le processus de négociation d’un pacte social, les acteurs s’impliquent avec des ressources qui sont inégales, ce qui est susceptible d’entraîner des concessions de la part de l’acteur en position la plus faible. On l’a observé, typiquement, dans les engagements des années 1990 sur la modération salariale.
Enfin, comme dans toute négociation, le processus peut aboutir à un accord, ou il peut aboutir à un échec.
Une réponse concertée à la crise actuelle
La crise sanitaire actuelle, avec la crise économique qui l’accompagne, est-elle de nature à favoriser l’émergence de pactes sociaux dans certains pays européens ?Certaines initiatives récentes tendent à appuyer des accords de ce type au sein de l’Union européenne.
Dans le contexte de la crise du Covid-19, les interlocuteurs sociaux européens — la Confédération européenne des Syndicats (CES) et, du côté patronal, BusinessEurope, le Centre européen des employeurs et entreprises fournissant des services publics (CEEP) ainsi que l’European Association of Craft, Small and Medium-Sized Enterprises (SMEUnited) — ont signé dès le 16 mars 2020 une déclaration conjointe (lire ici). Ils y soutiennent les mesures proposées par la Commission européenne afin de faire face à la crise, et ils incitent les gouvernements nationaux à prendre diverses mesures, en impliquant les interlocuteurs sociaux dans l’élaboration et la mise en œuvre de dispositifs afin d’aider les travailleurs, les entreprises, les activités économiques et les services publics à survivre à la crise.
Au plan européen également, l’Institut syndical européen (ETUI), centre d’études de la Confédération européenne des syndicats (CES), organise sa prochaine conférence, initialement prévue en 2020, mais postposée à février 2021, sous l’évocation d’un « nouveau contrat socio-écologique » (en anglais : Towards a new socio-ecological contract ; lire ici). La conférence est destinée à cerner comment établir un nouveau contrat social, économique et environnemental, comment construire un modèle de croissance européenne qui soit soutenable, comment poser les fondations d’une société juste et solidaire, et quel rôle les organisations syndicales peuvent jouer pour construire un futur soutenable.
A l’échelon global, l’OCDE, associée au Bureau international du Travail et à l’initiative appelée « Global deal » (lire ici) rassemblant des gouvernements— dont ceux de la Belgique et de la France — des employeurs, des syndicats et des membres de la société civile, insiste sur l’importance du dialogue social pour gérer les conséquences de la crise du coronavirus ainsi que sur l’implication des interlocuteurs sociaux pour préparer « le futur du travail » (un rapport sur le dialogue social, les compétences et le Covid-19 est accessible en anglais sur le site du Global Deal ; lire ici).
Plus largement encore, au plan international, le 15 mai 2020, à l’appel d’Isabelle Ferreras, Julie Battilana et Dominique Méda, un collectif de trois mille chercheurs en sciences sociales a signé un manifeste pour appeler, notamment, à démocratiser et « démarchandiser » le travail. Le manifeste Travail. Démocratiser, démarchandiser, dépolluer a ensuite été publié au Seuil en novembre 2020 (lire ici).
Dans quelle mesure ces appels, ou la situation de crise en cours, sont-ils susceptibles de susciter la conclusion de pactes sociaux destinés à proposer des réformes au sein des pays européens, là où le dialogue social est profondément ancré ? La crise du Covid-19 et la crise socioéconomique qui l’accompagne sont-elles de nature à amener les interlocuteurs sociaux à négocier un pacte de ce type ?
En termes de facteurs externes, la crise actuelle apparaît, d’évidence, porteuse d’une « charge de problèmes »qui requiert des réponses de grande ampleur. La crise issue du Covid-19 vient en effet apporter un lot particulièrement lourd de défis en matière de travail, d’emploi, de sécurité sociale : conditions de travail à distance, généralisation du télétravail pour les fonctions qui le permettent, salaires, reconversion, protection sociale, etc. Ces enjeux viennent se greffer sur les défis de fond auxquels ont à faire face les interlocuteurs sociaux : transformation numérique, diversification des statuts et des parcours, pression sur les coûts dans le cadre de la concurrence internationale, financement de la sécurité sociale.
En matière de contexte politique, la crise du Covid-19 a amené dans les pays européens un basculement — à tout le moins temporaire — des politiques économiques, mettant fin à de longues années de stricte orthodoxie budgétaire. Les États membres de l’Union européenne, ainsi que l’Union européenne elle-même, ont desserré les contraintes budgétaires en s’engageant dans une augmentation de la dette publique. Les projets au plan européen, malheureusement bloqués en ce moment par la Hongrie et la Pologne, pourraient en cas d’accord sur le budget européen, déboucher sur une souplesse nouvelle dans les politiques économiques.
Les gouvernements eux-mêmes, ayant à imaginer des solutions dans de nombreux domaines de l’emploi, du travail et de la protection sociale, et en recherche de légitimité, pourraient être incités à négocier des programmes de réforme avec les interlocuteurs sociaux, pour autant que les partis au pouvoir soient ouverts à la concertation et que l’urgence ne les pousse pas à privilégier l’unilatéralisme.
Toutefois, sur le long terme, la concertation tripartite se trouve menacée par plusieurs évolutions de fond. Les organisations syndicales et patronales sont confrontées à une difficulté croissante à représenter l’ensemble du monde du travail, du fait de la diversification de la main-d’œuvre, dont les statuts et les parcours se sont multipliés au cours des dernières décennies. « Aujourd’hui, les syndicats se trouvent devant une difficulté bien plus grande [qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale] de faire une synthèse des aspirations de plus en plus divergentes des affiliés », notait déjà Etienne Arcq en 2014, dans son analyse de la concertation sociale et de la démocratie économique en Belgique depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale (lire ici).
L’internationalisation des marchés, alliée au rôle croissant des grandes entreprises multinationales dont la maison mère se trouve hors d’Europe et profitant pleinement de la financiarisation de l’économie, fragilise également la capacité des lieux de régulation, ancrés au sein des frontières nationales, à maintenir leur rôle. En parallèle, les transformations numériques modifient les conditions de travail, mais créent aussi de nouvelles catégories de travailleurs ni salariés ni indépendants, dans des services tels qu’Uber ou Deliveroo, tandis qu’elles suscitent de nouveaux besoins en termes de mode de communication entre travailleurs et avec leurs représentants. Le défi consistant à représenter une population plus diversifiée et à fédérer des revendications communes n’est donc pas mince.
Répond, à ces difficultés de représentation, une concurrence croissante en provenance de diverses composantes de la société civile. La négociation collective se fonde, en effet, sur une représentation dite indirecte, par laquelle les travailleurs confient à leurs représentants le soin de s’exprimer en leur nom. Les réseaux sociaux, ouvrant aujourd’hui un large espace à l’expression directe, et la méfiance à l’égard des pouvoirs institués, sont de nature à affaiblir la capacité des syndicalistes à canaliser les revendications. Du côté managérial sont encouragées d’autres relations entre employeur et travailleurs dans « l’entreprise libérée » ou « l’entreprise réinventée », dont l’importance dans les discours dépasse sans aucun doute de très loin la réalité des pratiques, mais qui ne laissent guère place à la négociation instituée. Alors que des appels s’expriment actuellement en faveur de larges débats avec diverses composantes de la société civile, plus ou moins bien identifiées ou définies, les organisations syndicales et patronales se trouvent parfois noyées parmi d’autres, voire même tout simplement laissées de côté. Des « débats citoyens », s’ils touchent à des questions d’emploi, de travail ou de protection sociale, peuvent se poser en concurrence avec les canaux traditionnels de la concertation sociale.
Finalement, la question posée porte sur la capacité des interlocuteurs sociaux dits « traditionnels » à participer activement au changement socioéconomique.
Dans un article publié en avril 2020 dans la revue Transfer European Review of Labour and Research (lire ici), Gregor Murray, Christian Lévesque, Glenn Morgan et Nicolas Roby proposent une synthèse de sept « lignes de fracture » qui fragilisent les formes traditionnelles de régulation du travail et de l’emploi : la technologie « disruptive », la crise climatique, les menaces de pandémie, la dilution des frontières de la firme par le recours à la sous-traitance et à l’externalisation, la reconfiguration des chaînes de production à l’échelle de la planète, une redéfinition du rôle de l’État et, enfin, la transformation des solidarités entre les travailleurs. Ces lignes de fracture en appellent alors, d’après eux, à une double expérimentation : premièrement, il s’agit pour les acteurs d’imaginer et de mettre en pratique de nouvelles manières de faire, en matière d’organisation du travail, mais aussi de négociation ; deuxièmement, il s’agit d’ancrer ces expériences dans des normes et des règles stabilisées pour l’avenir, passant ainsi de l’expérimentation à l’innovation institutionnelle.
Le contexte de la crise actuelle —crise non seulement sanitaire, mais aussi économique et climatique —se révèle porteur de suffisamment d’enjeux pour nécessiter des réformes qui soient négociées. Cette nécessité peut inciter les acteurs à s’engager dans des négociations sur un pacte social comportant un ensemble de mesures pour l’emploi, sur le travail à distance, sur la transformation numérique, sur la formation et les parcours professionnels. Les rapports de force actuels peuvent inciter un gouvernement à chercher une légitimité dans une concertation avec les interlocuteurs sociaux, mais la volonté de proposer des réponses rapides est de nature, en revanche, à favoriser des mesures unilatérales.
Ce qui est en jeu, c’est non seulement la capacité des interlocuteurs sociaux à répondre aux difficultés relatives au travail et à l’emploi dans la crise sanitaire en cours, mais aussi leur rôle dans la transformation socioéconomique, dans un contexte incertain et avec des solutions à inventer.
Evelyne Léonard, le 9/12/2020.