(III) La négociation collective en 2022. Une analyse sociologique (« Les chiffres »)

Les sociologues, pour reprendre une terminologie (oubliée) des années 1950, étudient les faits sociaux de groupement (qui s’associe, qui travaille et coopère avec qui ?) et les faits sociaux de comportement (qui est en conflit, qui négocie et rivalise avec qui ?). Les statistiques de la négociation collective, que celle-ci soit interprofessionnelle, professionnelle ou d’entreprise, et bien que ces statistiques soient focalisées sur le seul volet quantitatif des faits socio-économiques, permettent cependant une lecture qualitative. Trois dispositifs y contribuent : de comparaison sur durée longue, ce qui révèle des constantes, ou des ruptures ; de ré-agrégation des données, ouvrant sur de nouvelles typologies ; enfin d’analyse des contenus, en interrogeant la façon dont sont mises en tableaux ces données et le vocabulaire employé pour les présenter / les expliciter. Ce présent billet traite la question des données (« Les chiffres »), le suivant (noté III) traitera celle des contenus (« Les mots »).

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Saluons l’effort de la DGT de fournir au lecteur/à la lectrice du Bilan annuel 2022 des données sur plusieurs années (par exemple de 2017 ou 2018 jusqu’en 2022, soit 5 ou 6 années) sur pas mal d’indicateurs, ce qui permet de vérifier les tendances

Les données qui suivent et leurs commentaires proviennent d’une comparaison des années 2010, 2014, 2018 et 2022. Pour des comparaisons d’années plus récentes, se référer directement au Bilan 2022 de la négociation collective (lire ici). Procédons par questions.

Question 1 : Comment mesurer l’essor de la négociation collective depuis 2010 ? Une première manière consiste à comparer le nombre d’accords négociés et signés par des délégués syndicaux (ou des salariés mandatés) :

L’évolution est constante et significative : + 85 % d’accords signés par des DS en 13 ans ! Une deuxième manière de mesurer cet essor est d’examiner la répartition par thématiques de négociation. Hypothèse : plus s’élargit cette liste, ou plus de thèmes sont en progression, et plus cette  négociation collective gagne en intensité (puisque s’ouvrant à de nouvelles thématiques). D’où une nouvelle question :

Question 2 : Quels thèmes ont le plus contribué à cette hausse de 85 % du nombre d’accords entre 2010 et 2022 ?

Notons d’abord une prédominance de la négociation collective en France autour des éléments monétaires de la relation de travail : les thèmes agrégés « Salaires, primes », « participation, épargne salariale » et « prévoyance collective » représentent jusqu’à 65 % du nombre total d’accords signés par des délégués syndicaux.  Les 35 % restant se répartissent sur toutes les autres thématiques, mais principalement sur quelques thèmes-clés (« Temps de travail », « Droit syndicat et IRP » ou « Égalité professionnelle »).

Notons ensuite une grande stabilité de la structure des données statistiques annuelles : bon an mal an, la part respective de ces thématiques demeure la même ou, si elle se modifie (par exemple : le thème « Conditions de travail », traité désormais dans près de 10 % des accords signés par des délégués syndicaux, révélateur d’une plus grande attention des directions d’entreprise au travail et à ses conditions effectives ; ou le thème « Emploi », en nette régression), cette évolution n’affecte pas la distribution générale.  

Une troisième manière de mesurer cette croissance de la négociation collective en France est – tout simplement ! – de mesurer chaque année le nombre d’entreprises négociatrices… D’où :

Question 3 : Dans combien d’entreprises se sont engagées des négociations collectives en 2022 ?

Ce chiffre ne nous est pas (plus) communiqué. On ignore en effet pour les années postérieures à 2010 le nombre d’entreprises ayant négocié un accord ou un avenant. Le Bilan 2010 indiquait pourtant : « Ces accords [33 826] ont été signés dans environ 16 000 entreprises, UES ou groupes différents, et concernent potentiellement plus de sept millions de salariés. » La Note Dares Analyses n° 54 d’août 2012 indiquait de son côté (pour la dernière fois) : « Les textes ratifiés par des représentants du personnel et issus d’une négociation collective constituent 52 % de cet ensemble (46 300 textes) (…). Ces derniers ont été conclus dans 14 000 entreprises, qui emploient près de 8 millions de salariés. » Depuis, les publications Dares-Analyses se contentent de raisonner en pourcentage. Par exemple, pour les chiffres de 2017 : « 15,9 % des entreprises de 10 salariés ou plus du secteur marchand non agricole (encadré 1) ont déclaré au moins une négociation collective en 2017 à quelque niveau que ce soit. Ces entreprises emploient 63 % des salariés. »

L’encadré méthodologique de ces publications indiquent le nombre de répondants à l’enquête ACEMO. Par exemple pour 2017 : « Cette enquête porte sur un échantillon d’environ 16 000 entreprises, représentatif des 224 000 entreprises de dix salariés ou plus du secteur marchand non-agricole en France (hors Mayotte), qui emploient environ 13,9 millions de salariés. »

Osons un calcul rapide. Le ratio accords-avenants par entreprise semblait être en 2010 compris entre 2,11 et 3,30. Si on applique un ratio moyen de 2,7 aux chiffres de 2022 (64 470 accords et avenants signés par des représentants des salariés), on obtient une estimation moyenne du nombre d’entreprises, GE, ETI, PME et TPE, où ces négociations ont eu lieu : environ 24 000 (hors référendums et décisions unilatérales, qui ne relèvent pas d’une négociation collective). Soit une hausse estimée de 60 % sur 13 ans du nombre d’entreprises négociatrices en France – ce qui est somme toute encourageant, même si l’on pouvait espérer mieux, compte tenu de l’effort des politiques publiques en ce domaine… Mais à ce rythme, on ne parviendra à compter en France au moins 50 000 entreprises négociatrices que d’ici… 2052 !  

Question 4 : l’extension à d’autres types de signataires que les délégués syndicaux (des élus, des salariés mandatés, des salariés votants) a-t-elle permis d’augmenter significativement le nombre d’accords collectifs d’entreprise ?

La réponse est : oui et non. Comparons d’abord 2010 et 2022 : 

En 13 ans, de 2010 à 2022, le nombre d’accords nouveaux (ou renouvelés avec modifications) a bondi de 103 %, celui d’avenants à un accord existant de 72 %. Dans le même temps, le nombre d’accords signés par des délégués syndicaux augmentait de 45,2 %, le nombre de texte ratifiés par référendum de 32,6 %, et le nombre de décisions unilatérales déposées dans les DDETS de 8 %. De cette photographie de la négociation collective en France, déduisons trois enseignements, plutôt encourageants ; un, la négociation collective d’entreprise poursuit son essor, année après année, si on la mesure par le nombre croissant d’accords collectifs initiaux ; deux, la proportion de ces accords initiaux signés par des délégués syndicaux, avec ce que cela suppose de stratégies syndicales et d’efforts de contractualisation, reste prépondérante ; et trois, les ratifications par les salariés dans les TPE de textes d’origine patronale sont en progression.

Introduisons les années 2014 et 2018 dans cette séquence et prenons deux autres photographies. Exprimons ces données en pourcentages. Le premier tableau est relatif au type de signataires, le second tableau, au nombre total d’accords collectifs (en excluant les textes ratifiés aux deux-tiers des salariés) :

Constats : un, la part des accords signés par des délégués syndicaux devient prépondérante (62 % en 2022), alors que stagnent les procédures référendaires et baissent les signatures par des membres des IRP. Deux, la structure des données en termes de types d’accords collectifs est grosso modo la même depuis 2010, même si on remarque au fil du temps une baisse du total des PV de désaccord, dénonciations et adhésions (3,6 % en 2022), au profit des accords initiaux (75 %), la part des avenants restant stable (autour de 20 %). Le plus grand poids d’accords initiaux dans la répartition des accords traduit une plus grande activité contractuelle dans un nombre probablement plus grand d’entreprises.

Question 5 : La procédure du référendum aux 2/3 des voix pour valider le texte rédigé par l’employeur dans les entreprises de moins de 11 salariés a-t-elle favorisé l’essor de la négociation collective dans les petites entreprises, comme le souhaitait le législateur ?

La réponse est non. Tout simplement parce qu’on ne peut qualifier de « négociation » la seule ratification « Oui / Non » d’un texte rédigé par le seul employeur, sans qu’il y ait eu, dans la majorité des cas, une délibération collective à son sujet et la possibilité d’une « réécriture » par les salariés du texte de l’employeur.

« L’absence de délégué syndical ou d’une institution représentative du personnel excluait, de fait, ces très petites entreprises des possibilités offertes par la négociation collective. » énonce le guide pratique Questions-Réponses. La négociation collective du ministère du Travail, mis en ligne en 2020 (voir les questions 19 et 20 ; lire ici) « Désormais » poursuit-il,  « un employeur d’une très petite entreprise a la possibilité de négocier directement avec ses salariés sur tous les sujets. Ces entreprises bénéficient ainsi des mêmes souplesses, des mêmes capacités d’adaptation du droit, que les grandes entreprises. »

En cause dans cette occasion manquée d’extension de la négociation collective dans les TPE : l’absence, dans l’ordonnance concernée de septembre 2017, de procédures formalisées pour encadrer cette « négociation directe » (la seule disposition légale concerne un délai minimal de 15 jours entre la remise du texte de l’employeur aux salariés et le référendum…).

Les employeurs des TPE ne semblent pas s’être saisis de cette opportunité : sur les 22 890 textes ratifiés par référendum en 2022, seulement 4890 textes (soit 21,3 %) ne concernaient pas l’épargne salariale. Ces chiffres étaient, respectivement, pour les années 2020 et 2021 de : 3920 et 3530 textes.

L’INSEE répertoriait en 2016 1 million d’entreprises de moins de 10 salariés. Si l’on considère que ces entreprises n’ont pas fait ratifier plus d’un « texte » par leurs salariés,  seules 0,5 % d’entre elles ont eu recours à ce dispositif de « négociation directe »… On note cependant une hausse significative des textes ratifiés en 2022 (+ 38 % par rapport à la moyenne des trois années antérieures) – ce qui laisse entrevoir un meilleure usage de cette disposition par les patrons de TPE. Mais ce qui devrait conduire le législateur, sous une forme ou sous une autre, à mieux encadrer les modalités de délibération collective lors des référendums (lire ici l’entretien avec Martin Richer à ce sujet ; et lire ici l’analyse empirique de ces référendums par Frédéric Géa).

(Prochain billet : (IV) « La négociation collective en 2022 : Les mots »)

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