(Suite, ci-dessous, du dossier De quoi « dialogue social » est-il le nom ?, avec l’examen des conceptions politiques et académiques sous-jacentes à ce vocable, en deux billets. Merci de réagir, si vous le souhaitez, en utilisant le bouton « Commentaire » en haut de l’article)

Vidéo du groupe Humanis, Le dialogue social, ça vous parle ? (cliquer ici)
Élodie Béthoux, dans son mémoire HDR (2019), Dialogue social. Sociologie d’un concept controversé distingue quatre conceptions françaises du « dialogue social », qu’elle nomme des « registres » – à savoir ceux « du modèle », « de l’enquête », « de la promotion » et « de la critique ». Ce travail universitaire, à ce jour non publié chez un éditeur, est remarquable : il propose une analyse convaincante des forces et faiblesses de ce concept imprécis. Il est, à mon avis, la première tentative réussie de penser le concept de dialogue social sans tomber dans l’excès ou le défaut d’éloges ou de critiques. Certes, le prisme est sociologique et le questionnement reste contenu au champ des relations professionnelles. Mais la qualité de la réflexion, de l’écriture et du raisonnement en font un document majeur pour quiconque entend discourir sur le dialogue social. Commentons ces quatre registres.
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Le premier, celui du « modèle », est un registre pragmatique. Le concept de « dialogue social » y est jugé utile en tant qu’outil opérationnel à moindre coût et répondant à des besoins précis d’enquêtes en entreprises, quand il s’agit de recenser et mesurer les démarches et activités qui relèvent de ce « dialogue social », mais aussi de comparer celles-ci, dans une perspective internationale.
Dans ce registre du « modèle », note Élodie Béthoux, « la négociation collective est donc vue comme une composante, parmi d’autres, du dialogue social. On est ici en quelque sorte dans une logique mécanique, où la négociation collective est une pièce du puzzle “dialogue social” qui diffère en degré, mais non en nature, des autres éléments (échange, information, consultation, concertation, pactes sociaux) – ce que traduit bien la représentation hiérarchisée qui domine dans ces définitions. »
Les travaux et études publiés sous la bannière l’OIT illustrent cette première conception du « dialogue social » : un ensemble d’activités d’échange, hiérarchisées en fonction du degré d’association des salariés et de leurs représentants à certaines décisions de gestion. Le dessin d’un triangle ou d’une pyramide, vient illustrer cette hiérarchisation (voir ici celui proposé dans le rapport Key Features of National Social Dialogue: A Social Dialogue. Resource Book, Geneva, ILO, 2003, reproduit ci-dessous).

Le rapport de Bernard Gazier et Frédéric Bruggeman (2017 ; lire ici), publié par l’OIT, propose ainsi une définition du « dialogue social » recensant toutes ses composantes (donc étendues au paritarisme et la co-détermination) et lui attribuant une finalité : « Tous les types d’échange d’informations et de concertation, de négociation, d’expression régulée des conflits, de gestion commune d’institutions et de co-détermination, entre les représentants des employeurs et des travailleurs – associant ou non l’État et les collectivités territoriales – sur les questions présentant un intérêt commun pour eux en matière économique, sociale, et de politiques publiques. »
J’ai moi-même raisonné dans ce même registre en m’inspirant de la définition précédente. Le « dialogue social » désigne, écrivais-je dans l’ouvrage coordonné par Frédéric Géa et Anne Stouvenot (lire ici) « différentes manières de discuter, échanger des informations, se concerter et négocier dans l’entreprise entre l’employeur ou ses représentants et les représentants du personnel, qu’ils soient élus, mandatés ou désignés, mais aussi les salariés et les autres parties prenantes de l’entreprise, que ces manières soient formelles ou informelles, dans l’objectif d’organiser les relations collectives de travail, de résoudre les différents problèmes socio-productifs, d’améliorer la qualité de la vie au travail et de parvenir à une meilleure performance de l’entreprise. »
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Le deuxième registre, celui de « l’enquête », abrite une même acception ouverte du concept de « dialogue social ». Mais sa définition est plus empirique: « Les chercheurs le mobilisent » écrit Élodie Béthoux, « quand ils le rencontrent sur les terrains explorés au cours de leurs enquêtes. C’est parce qu’il s’agit d’un terme indigène, emprunté aussi bien à l’administration du travail, au langage patronal ou à certaines activités syndicales qu’il retient leur attention, et qu’ils l’intègrent à leurs analyses. » Cela permet aux chercheurs et à ceux qui s’inspirent de leur démarche –je pense ici aux chargés de mission de l’ANACT – « de saisir dans un même mouvement négociation collective et activité des IRP (…) sans préjuger du sens des dynamiques observées ». Ils s’accommodent ainsi du flou de la notion puisque réputée utilisée par les acteurs sociaux qu’ils observent.
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Contrastant avec les acceptions retenues dans les registres précédents, la définition du dialogue social se révèle plus restrictive dans le troisième registre, qu’elle nomme celui « de la promotion », « non parce qu’elle limiterait le nombre d’éléments entrant dans le champ du dialogue social (de fait, ils peuvent être aussi nombreux) » indique Élodie Béthoux, « mais parce qu’elle les interprète en un sens restrictif ».
Le point de vue adopté, ajoute-elle, « est prioritairement celui de l’entreprise, de sa direction (notamment des ressources humaines ou des relations sociales) et de ses managers ». Le dialogue social est pensé comme le moyen pour l’entreprise de « savoir ce que souhaitent réellement les gens [les salariés] et quelles sont leurs priorités », en cherchant à « se mettre à leur écoute ». Hubert Landier (2015) résume l’objectif ainsi : « Essayer de se mettre d’accord avec les salariés, par le canal de leurs représentants, sur les priorités susceptibles de répondre à leurs attentes de façon à réduire les risques de tensions et à susciter leur engagement. » « L’enjeu », indique Élodie Béthoux, « est de faire face au “risque social” qui pèse sur l’entreprise, identifié ici tant aux conflits ouverts (la voice, selon la terminologie hirschmanienne), qu’à la mise en retrait des salariés (l’exit). Le dialogue social, “réducteur de risque”, est alors perçu comme un double facteur d’apaisement et d’adhésion (de loyalty), et in fine comme un “facteur de performance”, qu’il convient dès lors d’intégrer au calcul économique comme les autres facteurs de production ».
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Dans le dernier registre, celui dit « critique », l’acception de la notion « dialogue social » est pareillement restrictive par rapport à la définition large des registres du « modèle » et de « l’enquête ». Mais son traitement, indique Élodie Béthoux, est unilatéralement orienté, à charge même, tant la critique porte sur le concept lui-même que sur les pratiques de dialogue social. La notion de « dialogue social managérial » proposée par Guy Groux (2018) en est l’une des illustrations. Pour ce politiste pèse en effet sur elle « l’influence du management et de la productivité » car« la légitimité économique initiale du système managérial se double d’une légitimité conventionnelle due à son emprise sur les accords collectifs ». Même déploration concernant le dialogue social européen ; celui-ci serait victime d’une « dérive managériale » pointée par Michael Gold, Peter Cressey et Évelyne Léonard (2007 ; lire ici), qui estiment que « la Stratégie européenne sur l’emploi transforme le dialogue social en un processus managérial, d’une part en le décentralisant au niveau national, et d’autre part en enrôlant les partenaires sociaux, afin qu’ils deviennent responsables de la réalisation d’objectifs en matière d’emploi sur la définition desquels ils n’ont eu aucune influence ».
Dans l’ouvrage dirigé par le sociologue québécois Paul-André Lapointe – Dialogue social, relations du travail et syndicalisme (2016 ; lire ici) –, on peut lire ceci, sous la plume d’Anne Dufresne et Anne Gobin : « La notion de “dialogue social” s’est aujourd’hui imposée en Europe et dans le monde. On oublie que jusque dans les années 1980, elle demeurait marginale dans le champ des relations collectives du travail. Actuellement, l’usage de cette notion est devenu central à travers sa reconnaissance légale dans divers pays car elle est devenue l’expression qui désigne, non un processus particulier mais LE système générique qui englobe tous les éléments des relations collectives du travail dans de nombreux pays. Nous soutenons qu’elle représente un changement radical de culture politique au sein des relations professionnelles telles que celles-ci s’étaient généralisées dans l’immédiat après-guerre, dans la plupart des pays d’Europe occidentale : l’on est passé de la reconnaissance politique de la centralité du conflit social entre capital et travail à la culture du partenariat social. »
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Le tableau ci-dessous résume ces quatre registres et leurs principales caractéristiques. Il illustre l’étendue des différences d’interprétation du concept de « dialogue social » :

On aurait tort, me semble-t-il, d’ignorer ou de négliger ces différences. Autrement dit : il ne s’agit pas seulement de s’attacher à définir ce « dialogue social » et en faire un vocable dont le sens est partagé par tous les acteurs qui en usent, mais aussi de distinguer, derrière le terme générique de « dialogue social » des conceptions socio-politiques divergentes voire antagoniques. Il ne s’agit pas pour autant de les nier, les niveler ou les délégitimer… Simplement, les intégrer à nos débats collectifs et aux plans d’action sur lesquels ils pourraient déboucher. Car ces quatre registres sémantiques et notionnels ne débouchent pas sur les mêmes actions collectives…