(Suite, ci-dessous, du dossier De quoi « dialogue social » est-il le nom ? et de l’examendes conceptions politiques et académiques sous-jacentes à ce vocable. Merci de réagir en utilisant le bouton « Commentaire » en haut de l’article)

Illustration tirée du weblog de l’Association Varoise pour l’Intégration par l’Emploi. (cliquer ici)
Une autre manière de saisir cette rivalité des définitions et cette pluralité d’usages de l’expression « dialogue social » est d’examiner différents corpus – les intitulés des lois et les exposés de leurs motifs ; les préambules des accords interprofessionnels ; les rapports produits par diverses administrations, organisations ou associations ; les pages concernées des sites web de cabinets d’avocats ou de consultants ; les articles et ouvrages universitaires ; la presse spécialisée ou généraliste ; les discours ministériels ou les lettres de mission adressées aux experts, etc. On se limitera ici à un rapide survol, ce matériau étant en cours de traitement dans le cadre de l’écriture d’un ouvrage critique sur le « dialogue social »…

Débutons ce parcours par une remarque linguistique. Comme l’indique le tableau ci-dessus, les titres des lois et accords interprofessionnels sont volontiers performatifs. L’expression « dialogue social » y est souvent mentionnée en complément d’un verbe d’action : il s’agit de développer le dialogue social (lois 2005, 2012), le consolider (loi 2006), le moderniser (lois 2007, 2016), le rénover (loi 2010), l’organiser (loi 2017), etc. De même, un jugement normatif est souvent porté sur ce dialogue social ; il doit être de qualité, constructif ou ambitieux (accords, 2010, 2020), voire éclairé et se situer au plus près du terrain (accord, 2023).
Le dialogue social est ainsi un phénomène à propos duquel il convient sans cesse d’agir pour le faire advenir dans un état jugé meilleur, en jouant sur l’une ou l’autre des ses composantes.
Au-delà des spécificités des discours syndicaux, patronaux, juridiques, législatifs, académiques, etc. à propos de l’expression « dialogue social », apparaissent huit grandes familles notionnelles (présentées ci-dessous dans un ordre ne reflétant pas leur prépondérance dans les usages sociaux français). Ce sont :
Un. Le « dialogue social » saisi par les activités qui le composent et/ou par leur articulation
C’est la définition retenue par l’OIT, l’Organisation Internationale du Travail, fréquemment citée et commentée (« Tous types de négociation, de consultation ou simplement d’échange d’informations…, etc. »). C’est aussi celle de Bernard Gazier et Frédéric Bruggeman (2017 ; lire ici) : « Il comprend quatre composantes distinctes et inter-reliées : d’une part, les dispositifs et pratiques assurant l’information et la capacité d’anticipation des travailleurs ; d’autre part, ceux qui assurent leur capacité de négociation normative d’abord centrée sur les salaires, le temps et l’organisation du travail (…) ; et enfin, les dispositifs permettant leur participation aux prises de décisions les concernant, d’une part via leur participation à la gestion de diverses organismes institutions (ce qu’on nomme le paritarisme) et, d’autre part avec la présence plus ou moins importante de représentants au sein des instances ou organes de direction des firmes (ce qu’on nomme la co-détermination). »
C’est aussi la lecture qu’en font Jean-Paul Guillot et Dominique-Anne Michel dans leur (excellent) petit ouvrage Faire vivre le dialogue social dans la fonction publique territoriale (2011) – mais en insistant sur une articulation bien pensée de ces composantes. Ils écrivent ceci : « “Information”, “consultation”, “concertation et “négociation” sont autant de modalités qui participent du dialogue social. Elles peuvent s’interpénétrer. » Après les avoir toutes les quatre présentées et commentée, les auteurs les articulent ainsi : « Si l’on devait représenter une démarche de progrès social sous une forme graphique, elle pourrait ressembler à une boucle, ou à une roue. Ou plutôt à une série de boucles et de tours de roues. (…) Chaque boucle passe par six étapes successives, à enchaîner dans l’ordre sans éluder aucune pour bénéficier d’effets de cliquets successifs. Ces six étapes peuvent s’exprimer en six verbes actifs : “comprendre”, “imaginer”, “préparer”, “décider”, “exécuter”, “évaluer”. Elles s’appliquent aussi bien aux phases de concertation et aux travaux préparatoires qu’aux négociations proprement dites. »
Deux. Le « dialogue social » défini par ses finalités politiques et sociétales
Cette approche du dialogue social met en avant sa finalité civique et politique, qu’on le promeuve, ou qu’on le critique.
La Convention OIT n° 154, p. 5 (lire ici) illustre la première posture : « Le dialogue social (…) est un élément important de la bonne gouvernance. Parce que le dialogue social implique les partenaires sociaux (organisations d’employeurs et organisations de travailleurs), il encourage davantage la responsabilité et la participation aux décisions qui affectent la vie de toute la société. Ces facteurs contribuent directement à un meilleur gouvernement. » Le discours porté sur le dialogue social pendant les années de la présidence Hollande, entre 2012 et 2017, était clairement structuré par la volonté de développer « la démocratie sociale ». En témoigne l’ouvrage de Jacky Bontems, Aude de Castet et Michel Noblecourt, préfacé par Hollande (2015), Le moteur du changement : la démocratie sociale (Fondation Jean Jaurès ; lire ici) ou la rhétorique de Manuel Valls, Premier ministre, dans ses différentes interventions lors des conférences sociales (lire ici) de rappeler que « l’objectif, c’est bien d’anticiper les transformations de notre économie et construire le modèle social du XXIe siècle » ou insistant sur « le besoin du dialogue social pour avancer, pour mettre la France en mouvement, pour accomplir ces réformes indispensables pour notre pays. »
La tradition critique, française et belge, en sociologie du travail, illustre la posture inverse : le dialogue social comme « domestication des conflits du travail » par le management, selon la formule de Baptiste Giraud (2013 ; lire ici), ou « comme élément d’une transformation radicale du système politique » et comme « théâtralisation de la démocratie », permettant « une plus forte concentration du pouvoir en peu de mains » (lire ici).
Trois. Le « dialogue social » défini par ses finalités économiques et gestionnaires, dans une perspective de « paix industrielle »…
Cette autre approche du « dialogue social » est résolument centrée sur deux croyances, liées étroitement : les bénéfices supposés de ce dialogue en matière de performance des entreprises, et l’évitement des conflits sociaux, pour une meilleure cohésion sociale.
La définition du « dialogue social » par Axel Rückert (2018) – dans son ouvrage Vous avez dit Dialogue social ? – est une première illustration de cette approche « consensuelle » du « dialogue social ». Il comprend : « Tout échange et pourparlers entre représentants des employeurs et des employés ou de la société civile en général, occasionnellement avec la participation des pouvoirs publics, à l’intérieur ou à l’extérieur de l’entreprise, à un niveau local, régional, national et international, sur les questions relatives à la politique économique et sociale, avec pour but d’éviter, dans la mesure du possible, des conflits et d’améliorer la compréhension mutuelle, la collaboration et la cohésion sociale ». Le site web Preventica (lire ici) promeut la même lecture : « Intégrer le dialogue social dans son entreprise, ce n’est pas seulement se conformer à des directives ou aux tendances ; il s’agit aussi et surtout d’assurer et de promouvoir une bonne entente parmi les collaborateurs et de créer une stimulation grâce à l’écoute et la recherche d’intérêts communs. »
Autre exemple : la brochure du cabinet de consultants Wavestone-Cercle Humania (2016 ; lire ici), disponible sur Internet et où l’on trouve ces phrases : « Un dialogue social au service de la stratégie d’entreprise doit permettre à l’entreprise de rester compétitive. » « La première fonction du dialogue social est d’accompagner les transformations par la concertation. » Avant, la performance du dialogue social était résumée à ne pas avoir de conflit. Maintenant, la fonction du dialogue social est sa capacité à transformer l’entreprise, à faire évoluer le corps social pour aller vers des évolutions importantes dans le futur ».
Quatre. Le « dialogue social » défini par ses institutions…
Ainsi procèdent Gérard Taponat et Philippine Arnal-Roux. Dans leur ouvrage Dialogue social. Former et développer les compétences des acteurs (2016), pour permettre aux dirigeants d’« analyser et évaluer le système des relations sociales propre à son entreprise », ils conseillent cinq bilans à opérer, dont « un bilan du dialogue social ». Celui-ci, écrivent-ils, « consiste à porter un diagnostic sur le fonctionnement des différentes instances présentes dans l’entreprise, au regard du droit syndical, qu’elles soient électives (…) ou désignatives (…) ». Ce diagnostic, ajoutent-ils, « porte autant sur le nombre et la répartition de ces instances (…) que sur le poids de l’histoire et sur l’efficacité du triptyque information – consultation – concertation ».
Cette lecture est assez courante ; le « dialogue social », ainsi assimilé aux seules IRP, fait alors l’objet de nombreux conseils pour en améliorer la qualité via celle de son fonctionnement institutionnel.
Cinq. Le « dialogue social » défini par le champ, extensible à volonté, des thématiques que les chercheurs ou les consultants accolent à ce terme.
Ainsi de ce schéma issu du Cahier d’exploration n° 3/5 de l’ANACT, mai 2021 agrégeant quelques questions autour de ce « dialogue social » (lire ici) :

Illustration du registre dit « de l’enquête » dans l’HDR d’Élodie Bethoud, ce type de schéma montre que pour nombre d’intervenants dans le « dialogue social », le problème n’est pas définitionnel mais « opérationnel » : faire bouger les lignes en « prenant au mot » les acteurs sociaux qui usent du terme de « dialogue social » pour les inciter/les inviter à construire des schémas ou des « itinéraires » de dialogue social abordant de façon conjointe différents chantiers, différents problèmes, différentes options…
Six. Le « dialogue social » défini par sa fonctionnalité pratique
Jelle Visser, professeur émérite de sociologie à université d’Amsterdam, avait proposé en 2000 de distinguer deux types de négociation collective : une négociation (de « méthode ») sur « les états du monde », préparatoire à une seconde négociation (« de contenu »), celle-ci portant sur « le partage des coûts et des bénéfices ». « Le rôle vital du dialogue social », affirmait-il dans son article Industrial Relations and Social Dialogue (2000 ; lire ici) « est de fournir un cadre pour des négociations plus efficaces en séparant ces deux négociations ».
Cette conception n’est pas courante en France mais plusieurs analystes semblent l’avoir adoptée, notamment en attribuant au « dialogue social » un rôle pragmatique, l’expression renvoyant alors, au-delà des différentes composantes et des dispositifs de « dialogue social », à une pluralité de modes de régulation conjointe, chacun venant nourrir, étayer, préparer, outiller, etc. quelques autres. La « co-détermination », sous cet angle, peut se considérer comme une « négociation collective de niveau supérieur », et la « concertation sociale » comme une « pré-négociation collective » (ou « une négociation de niveau inférieur »), etc.
Sept. Le « dialogue social » défini par son potentiel performatif et/ou sa capacité à renouveler le champ d’analyse des relations professionnelles
Élodie Béthoux propose, dans son mémoire HDR Dialogue social. Sociologie d’un concept controversé (2020) « de prendre au sérieux l’objet “dialogue social”, dans sa triple dimension de concept, de pratique et de politique ». Parmi les (nombreuses) raisons qui lui semblent présider à cette prise au sérieux, retenons celles-ci : « Raisonner en termes de “dialogue social” pousse à opérer ces décentrements et permet ainsi de contribuer à la réflexion sur les enjeux théoriques et méthodologiques de la comparaison internationale ». « Privilégier une entrée par le concept de “dialogue social” permet de prendre part aux débats sur la convergence ou la divergence des modèles nationaux de relations professionnelles. » Même raisonnement chez Frédéric Géa, l’un des coordinateurs, avec Anne Stévenot, de l’extraordinaire ouvrage (par sa densité et l’ampleur de sa réflexion) Le dialogue social : l’avènement d’un modèle ? (2021 ; lire ici). À rebours de prendre le dialogue social tel qu’il est, ce qui aboutit, dit-il, « à perdre de vue ce qu’indique la notion », Géa souhaite attribuer à cette expression « la force, intrinsèque, les potentialités, et plus encore, la prétention paradigmatique » permettant de saisir les contours d’un « nouveau modèle » susceptible de « renouveler notre droit du travail ou notre système de relations professionnelles ».
Raisonnement similaire chez Richard Hyman, sociologue critique anglais, qui écrit ceci dans un rapport pour l’OIT (Social dialogue and industrial relations during the economic crisis: Innovative practices or business as usual ?, 2010 ; lire ici) : « Le concept de dialogue social peut être utilement opposé à celui de la démocratie économique (…) L’un des postulats centraux du “modèle social européen” est que les entreprises ne sont pas simplement la propriété privée des actionnaires, car les autres parties prenantes ont un intérêt légitime dans leurs objectifs et leurs politiques. Les systèmes de “co-détermination” qui sont institutionnalisés dans une grande partie de l’Europe sont une expression de cette hypothèse. »
(Suite du dossier avec un prochain billet : Sondages et « baromètres du dialogue social » : pour quoi faire ?)