« Comment re-considérer le travail ? » Publication du rapport Thiéry-Senard, suite aux Assises sur le Travail,  CNR, 24 avril 2023

Verre à moitié vide, ou verre à moitié plein ? Assurément, la seconde formule est la bonne pour qualifier le rapport remis hier, lundi 24 avril 2023, à Olivier Dussopt, ministre du Travail, par Sophie Thiéry, présidente de la commission Emploi et travail du CESE et Jean-Dominique Senart, président de Renault Group, tous deux garants des travaux des Assises du Travail, organisées depuis le 2 décembre 2022, dans le cadre du CNR, le Conseil national de la refondation.

Dans son communiqué (lire ici), Olivier Dussopt, ministre du Travail, salue « le travail de grande qualité » mené par ces deux garants, et ajoute : « Fort des contributions multiples sur lesquelles il s’appuie, qu’il s’agisse des apports des partenaires sociaux, des universitaires ou des citoyens, il permet de dresser un constat partagé et de faire des propositions sur les évolutions du sens et du rapport au travail. (…) Je souhaite que des suites concrètes puissent être données à ces propositions dans les prochaines semaines, dans le cadre de discussions avec les partenaires sociaux. »

La lecture du rapport (lire ici), 43 pages d’analyse et de recommandations, et 27 pages d’annexes, est, osons le mot, roborative. Pour au moins ces cinq raisons :

Un, il est le fruit d’un travail collectif, mené en seulement quatre mois, à partir de points de vue et de propositions émanant de responsables d’organisations syndicales et patronales, de hauts fonctionnaires et d’experts ou d’universitaires, et qui ont su s’accorder sur un diagnostic et en tirer quelques utiles recommandations. C’est une nouvelle preuve, s’ajoutant au travail de qualité fourni récemment par les membres tirés au sort de la Conférence citoyenne sur la fin de vie (lire ici), de la capacité d’un collectif composé d’individus provenant d’horizons divers et d’opinions différentes de parvenir néanmoins, par le jeu procéduralisé du débat argumenté et contradictoire, à formuler des propositions appropriées au problème qui lui est soumis…

Deux, ce rapport est publié dans un moment de crise sociale, politique et démocratique, qui aurait pu être rapidement surmontée si le bon sens, le professionnalisme et l’intelligence politique avait prévalu chez nos gouvernants. Il donne espoir qu’on puisse en sortir vite, par le haut, en redonnant la main aux partenaires sociaux et en faisant pleinement confiance au dialogue social et aux initiatives de la société civile.

Trois, ce rapport, dans le cadre d’Assises organisées par le ministère du Travail, écrit noir sur blanc ce que la quasi-totalité des experts du domaine énoncent depuis des mois voire des années ; il invite ainsi à ouvrir sans tarder des chantiers qui auraient du l’être depuis plus d’un an – ce qui aurait pu nourrir un riche débat collectif, préalable obligé, dans toute démocratie moderne et mature, permettant ensuite, dans la sérénité, de légiférer (par exemple, sur notre système de retraite !).

Quatre, ce rapport constitue une belle opportunité donnée aux partenaires sociaux, syndicats et patronats, de s’attabler ensemble pour, dans le droit fil des ANI précédents, élaborer et signer de nouveaux accords-cadres nationaux interprofessionnels, incitatifs ou normatifs, certes sur les sujets signalés par Sophie Thiéry et Jean-Dominique Senard, mais aussi tous ceux, urgents, qu’ils pensent devoir inscrire  à leur agenda. C’est également l’occasion donnée aux comités paritaires des branches professionnelles de redevenir actifs et s’emparer avec dynamisme et responsabilité des sujets qui leur sont proposés…

Cinq, ce rapport peut également déboucher sur un utile travail d’observation, d’analyse et d’outillage des acteurs sociaux et politiques, de la part d’experts et d’universitaires soucieux de s’investir dans cette nécessaire politique publique de « re-considération du travail » que Sophie Thiéry et Jean-Dominique Senard, comme nous tous, appellent de leurs vœux. Il est nécessaire d’instituer une coordination de ces travaux d’études, de recherche et de recherche-action, en lien étroit avec les garants de ces Assises. La création d’un Observatoire du dialogue social peut être également un second objectif, à plus ou moins brève échéance, tant manque en France un espace d’échanges entre partenaires sociaux, administrations centrales et experts et un lieu de production de travaux pour préparer, entre autres priorités, les transitions à venir du travail salarié et de l’entreprise face à la transition écologique.

Voici le tableau résumant les 17 propositions :

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Le verre me semble à moitié plein, néanmoins, car divers dangers pèsent sur les suites possibles de ces Assises du Travail – et ils ne sont pas à négliger. Le premier est relatif à l’absurde propension du président actuel de la République à vouloir tout décider, tout diriger et tout contrôler (« Peut-être que l’erreur a été de ne pas être assez présent pour donner une constance et porter cette réforme moi-même » dit-il dans son entretien au journal Le Parisien du 23 avril ! (lire ici).

Le réflexe des gouvernants depuis des décennies en France est d’encadrer les négociations collectives interprofessionnelles dans un temps court qui ne peut être le sien. Après avoir invité les organisations syndicales et patronales dans son allocution du 17 avril à « négocier sans limites et sans tabous », sur divers sujets dont il dressé la liste, « un pacte de la vie au travail », il s’est empressé, dès le lendemain, en recevant le Medef, l’UP2et le CPME, de fixer le terme de ces négociations : « à la fin de cette année pour pouvoir bâtir ce pacte ». Cette date dépassée, l’État reprendra la main, dit-il, et légiférera en faisant voter à l’Assemblée une loi reprenant les dispositions retoquées par le Conseil constitutionnel le 14 avril dernier (à propos de l’index séniors, la pénibilité au travail, etc.).

Au sortir de sa rencontre avec M. Macron, Geoffroy Roux de Bezieux, président du MEDEF, avait pourtant, devant les journalistes dans la cour de l’Elysée, rappelé l’essentiel, et d’un ton affable et courtois, que l’on aimerait voir adopté par tous…) : un, négocier prend du temps – sept à neuf mois au minimum, a-t-il dit, en prenant exemple sur l’accord national interprofessionnel (déjà signé) sur le partage de la valeur ajoutée et l’accord (en cours de signature) sur la transition écologique ; deux, si démocratie sociale et démocratie politique ne s’opposent pas, l’une n’est rien sans l’autre et doivent s’adosser ; trois, les thèmes mis à l’« agenda social » d’une négociation font d’abord l’objet d’une… négociation ; quatre, on ne s’engage dans des négociations que si l’on estime, de part et d’autre de la table, qu’il existe des chances raisonnables de parvenir à un accord ; cinq, il importe, pour accroître les chances de succès du processus de négociation, de se donner un nombre réduit de thématiques, jugées prioritaires ; et six, ces négociations collectives s’opèrent avec sérieux et dans le silence, loin des caméras et sans dramaturgie inutile. Il faut donc laisser s’organiser syndicats et patronats à leur guise et à leur rythme pour bâtir ce « pacte ».

Le second risque menaçant cette période post-Assises du Travail qui s’ouvre aujourd’hui est l’absence d’une politique publique structurée et collectivement impulsée et la dispersion des efforts entre les instances en charge de tel ou tel axe. La circonspection du propos de M. Olivier Dussopt lors de la remise du rapport le 24 avril (« Je souhaite que des suites concrètes puissent être données à ces propositions… ») laisse planer le doute sur la capacité du ministre à définir et impulser une politique publique d’envergure sur ces questions du travail, de son sens et de l’organisation de ce travail… Les quatre axes définis dans le rapport Thiery-Senard – (« développer un dialogue professionnel sur l’organisation du travail » (axe 1) ; « Favoriser les équilibres des temps de vie et accompagner les transitions professionnelles » (axe 2) ; « assurer aux travailleurs des droits sociaux et garantir leur portabilité quels que soient les statuts d’emploi » (axe 3), et « mieux préserver la santé des travailleurs » (axe 4) – et les recommandations concrètes qu’ils contiennent, devront, pour que cela produise des effetsstructurels, être pilotés par une instance de même type que le Comité d’évaluation des ordonnances sur le Travail de 2017 – regroupant syndicats, patronats, experts et administrations concernées. L’expérience qui fut la nôtre dans ce CEO devrait également bénéficier à cette nouvelle instance de pilotage (voir ici la partie concernée du rapport du CEO de décembre 2021 ; lire ici).

***

Pour mieux comprendre les enjeux du rapport Thiéry-Senard, je reproduis dans deux autres billets le roboratif article de Martin Richer, animateur-fondateur du cabinet Management & RSE, membre du Conseil d’administration et contributeur de Terra Nova (lire ici), publié sur son blog le 9 mars dernier (lire ici). Il y proposait, après avoir participé la journée inaugurale des Assises du Travail du 2 décembre 2022, une solide analyse, montrant que ce que l’on appelle « crise du travail », écrivait-il, « provient du caractère systémique de la transformation profonde de quatre boucles de régulation, ou boucles de dialogue, plus ou moins formelles, qui interagissent et constituent son mode de régulation sociale : le dialogue managérial, le dialogue social, le dialogue professionnel et le dialogue informel ». Chacune d’entre elles se trouve en crise, indiquait-il, « du fait de l’éloignement du travail et ses dysfonctionnements empêchent les autres de se dérouler harmonieusement ». Cette analyse permet de mettre en perspective les recommandations du rapport Thiéry-Senard.

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