(Je reproduis ci-dessous – billet I et billet II – mon intervention du 13 janvier dernier devant les inscrits au master de Science Po Paris, Dialogue social et stratégie des entreprises.)

Mon propos s’adosse sur une enquête européenne, NEIRE 3 (pour New Industrial Relations), relative à la médiation des conflits collectifs du travail, terminée fin 2017. L’ouvrage final est paru fin janvier 2019 chez Springer : Mediation in Collective Labour Conflicts. Douze pays étaient concernés : Belgique, Danemark, Hollande, France, Grèce, Italie, Portugal, Espagne, Royaume-Uni, Allemagne, Pologne, Roumanie et Estonie. Elle prolongeait deux précédents projets : NEIRE 1 (cf. l’ouvrage Promouvoir le dialogue social en Europe, 2015) et NEIRE 2 (Confiance et gestion constructive des conflits dans les organisations », 2016).
Le projet NEIRE 3 partait de 3 constats : le coût élevé des conflits collectifs de travail pour les diverses parties prenantes et, parfois, pour la société civile ; la quasi absence de connaissances académiques sur la médiation des conflits du travail dans les pays d’Europe ; et la nécessité de raisonner en termes de gestion constructive de ces conflits, donc de les saisir en amont – pour les prévenir – et en aval – pour l’accompagnement des acteurs en situation post-conflit.
La méthodologie consistait en une analyse du système de médiation en place dans les douze pays européens ; une enquête auprès des « clients » – c’est-à-dire les médiés, employeurs et représentants des salariés ; et une enquête auprès des « fournisseurs » (les médiateurs, donc) et les « donneurs d’ordre » (les prescripteurs – par exemple : les pôles Travail des Dreets).
L’objectif du projet de recherche était double : tester l’efficacité de la médiation des conflits du travail en tant qu’outil au service des deux parties ; et examiner ces médiations du point de vue de leur justice. Avant de passer aux résultats de cette recherche et à mes commentaires, trois remarques, au préalable.
Un. Le coût élevé des conflits sociaux est une dimension à ne surtout pas négliger. Aux Antilles, certains conflits peuvent durer de six à huit semaines, alors que les données constitutives du règlement du conflit sont présentes dès les premiers jours du conflit… Je ne raisonne pas ici en termes de « paix sociale », et n’ai nulle peur du conflit social… Je ne porte pas non plus un jugement moral, et mon raisonnement est strictement rationnel : un conflit qui s’éternise est un conflit coûteux, pour toutes les parties, y compris pour les parties sans porte-parole (et non-présentes à la table de négociation : par exemple, les élèves scolarisés, en cas de grève des autobus à Fort-de-France…).
Les parties, souvent, perdent ainsi le contrôle du conflit qu’elles ont volontairement engagé ; et le conflit semble alors vivre sa vie, indépendamment des personnes… D’où l’intérêt de raisonner en constructive management des conflits du travail, non pour éviter leur déclenchement – par peur ou par raison morale – mais pour que certaines de leurs fonctions soient assurées par d’autres mécanismes, susceptibles d’être activés à une table de négociations.
Je fais donc mien, depuis que je l’ai découvert en butinant les rayons industrial relations des bibliothèques universitaires canadiennes, le raisonnement de John Hicks, présenté dans son ouvrage de 1932, Theory of Wages : il y a toujours un moment, estime-t-il, dans tout conflit du travail, où se croisent courbe de concession de l’un et courbe de résistance de l’autre ; il faut donc rechercher ce point de croisement, et ce point P peut être plus sûrement atteint, indique Hicks, « by negotiating than by striking », en négociant plutôt qu’en faisant grève. Seront ainsi économisés les coûts de maintien dans le conflit, au bénéfice d’une co-construction d’une solution satisfaisante pour tous. Car les coûts de celle-ci, sont, indiscutablement, inférieurs aux coûts précédents…
Deux. Lier efficacité d’une médiation et sentiment de justice des médiés est une approche à la fois originale et analytiquement utile. Cela combine en effet un objectif pratique – on peut éviter l’enlisement et une souffrance sociale certaine en cas de conflit prolongé – et une valeur – puisque les parties auront le sentiment d’avoir été traitées avec égalité et impartialité (par le juge et/ou par le médiateur).
Trois. Il nous faut, pour que notre savoir sur celle-ci soit complet, saisir la médiation comme un marché. On y trouve en effet des clients, qu’on doit satisfaire, des fournisseurs et des donneurs d’ordre, des pratiques marchandes, avec les problèmes usuels de tarif des prestations, de qualification des fournisseurs, de qualité et d’évaluation des produits, etc. J’y reviendrai dans quelques instants.
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Je liste maintenant, très brièvement, les résultats de l’enquête NEIRE 3, tels que commentés dans l’ouvrage Mediation in collective labour conflicts.
- Les terminologies diffèrent d’un pays à l’autre. Mais la conciliation est beaucoup plus utilisée dans la plupart des pays que la médiation. Celle-ci apparaît surtout dans les conflits de forte intensité, souvent avec menaces de grève, ou pendant la grève.
- Il existe parfois un service public organisé de médiation : il peut s’agir de fonctionnaires employés par le ministère du Travail (Belgique, Portugal, Estonie), d’un prestataire de services indépendant ou autonome, financé par des fonds publics (SERCLA-Andalousie – le service de règlement extrajudiciaire des conflits du travail) ; l’ACAS, Advisory, conciliation and arbitration service au Royaume-Uni), d’une organisation fondée par des partenaires sociaux (comme le SER au Pays-Bas ; ou Cooperation Consultants, au Danemark). Plusieurs pays ne disposent cependant pas d’une telle agence publique (Allemagne, Italie, France).
- Le niveau de professionnalisme des médiateurs diffère considérablement d’un pays à un autre…
- Certains pays européens (dont la France) n’ont pas transcrit dans la loi la directive européenne de 2008 sur la médiation. Chaque système national utilise ainsi ses propres critères pour la sélection de conciliateurs et médiateurs en conflits collectifs. (Voir, à ce sujet, l’article de Jean-Pierrre Bonafé-Schmitt, Médiation et asymétries de pouvoir. Les résistances et les risques d’une instrumentalisation de la médiation. Lire ici).
- Peu de pays européens disposent de registres nationaux ou régionaux de médiateurs intervenant dans des conflits collectifs du travail. Ces médiateurs, même enregistrés, semblent ne suivre qu’à leur gré les directives d’organismes professionnels.
- Les styles de médiation tendent vers une médiation plus facilitatrice que normative (dans mes mots, j’y reviendrai plus tard : ils font de la régulation plus que de la résolution).
- Les médiateurs sont peu utilisés par les parties et peu sollicités par les prescripteurs. Le manque de connaissances de ce qu’est une médiation et la résistance des acteurs sociaux à accepter des tierces parties en sont les causes principales.
- Il y a très peu de cas d’offre intégrée de médiation, comme l’ACAS au Royaume-Uni. Il s’agit de plus d’un marché libre où différents fournisseurs sont actifs.
- L’évaluation systématique et le contrôle de la qualité font défaut. D’où l’intérêt de diffuser les meilleures pratiques auprès de chaque pays européen.
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Je vais maintenant me centrer sur trois questions : de quoi parle-t-on quand on parle de médiation ? Qu’est-ce ce « marché de la médiation » ? Et comment s’opèrent ces médiations dans les conflits français du travail ? Je mêlerai ici éléments historiques, comparaison entre divers pays d’Europe et raisonnement sociologique.
Premier débat : de quoi parle-t-on ? Deux débats sont à instruire : à propos de la définition d’un conflit de travail et à propos des démarches, plurielles, de médiation.
Commençons par les questions définitionnelles. Qu’est-ce qu’un conflit collectif de travail ? Au sein de l’équipe NEIRE 3, nous nous sommes donnés celle-ci, issue des travaux de Patricia Elgoibar et Martin Euwema : « Nous définissons une situation sociale comme une situation de conflit entre deux ou plusieurs parties (individus ou groupes) si deux conditions sont réunies : l’une des parties se sent offensée par l’autre, ou son action est entravée par une autre ».
Cette définition est proche de celle du sociologue Julien Freund, que j’aime mobiliser car elle me semble plus précise (voir son ouvrage Sociologie du conflit, PUF, 1983) : « Un affrontement, ou un heurt intentionnel, entre deux individus ou deux groupes (ou plusieurs) qui manifestent à l’égard des uns et des autres une intention hostile, en général à propos d’un droit et qui, pour maintenir, affirmer ou rétablir ce droit, essaient de briser la résistance de l’autre »
De mêmes idées traversent ces définitions : celle d’un droit bafoué ou revendiqué, qui pousse l’une des parties à s’opposer à une autre, et celle d’une contrainte exercée par l’une sur l’autre pour briser sa résistance et lui imposer une solution à laquelle elle ne consent pas. Se confirment ainsi cette grammaire morale des conflits du travail que pointait Axel Honneth dans son ouvrage de 2000, La lutte pour la reconnaissance, mais aussi cette coercition inhérente à toute grève puisqu’il s’agit d’entraver le cours d’action patronale…
Il semble également nécessaire de distinguer conflit collectif de travail et conflit individuel de travail. Dans le premier cas, des représentants négocieront (tôt ou tard) au nom des grévistes ; dans le second cas, les personnes en conflit négocieront entre elles. Notons que la présence de ces représentants modifie le cours du conflit, du fait d’une certaine distanciation entre les protagonistes, liée à l’effort d’objectivation et d’anticipation de l’avenir. Mais va s’opérer, au fil du temps, une sorte de brouillage du conflit initial, car d’autres éléments entrent en ligne de compte, notamment les intérêts personnels de ces représentants. Le jeu social en est plus complexe et l’enjeu dépasse ainsi ce qui est indiqué sur les banderoles… L’attitude de Philippe Martinez dans le conflit à venir des retraites n’est pas étrangère à la tenue du prochain congrès CGT en mars 2023, pas plus que l’attitude de Laurent Berger n’est étrangère à la dégradation de ses rapports avec Emmanuel Macron…
Il nous faut aussi distinguer conflits au travail et conflits de travail. Dans les ateliers et services (« au travail », donc) naissent et se résolvent nombre de conflits individuels, opposant deux ou plusieurs personnes. Pour qu’il y ait « conflit de travail », il faut qu’il y ait : 1) un collectif de personnes engagées dans le conflit, et 2) que ce dernier porte sur une règle de travail ou d’organisation à usage collectif (et non pas sur des litiges entre personnes).
Selon le cas de figure, le travail des médiateurs sera différent. Dans le cadre d’un conflit individuel, il y a médiation interpersonnelle et celle-ci peut s’étaler dans le temps. Il peut y avoir également médiation collective (ou médiation de groupe) à destination de plusieurs personnes, celle-ci étant alors conduite par un binôme de médiateurs. Dans le cadre d’un conflit collectif de travail, il y a médiation « à chaud », en présence de représentants, et cette médiation s’opère sous pression temporelle et sous le regard des grévistes, des non-grévistes et des pouvoirs publics…
Il y a là, pour moi, peut-être pas des « métiers » différents de médiateurs, mais des compétences requises non strictement identiques… Par exemple : le fait que ceux qui sont assis à la table de médiation doivent rendre des comptes à leurs mandants pendant le déroulement de cette médiation est à prendre… en compte. C’est tout le problème de l’intra-négociation avant l’inter-négociation : le mandat de ces représentants est défini avant la rencontre avec l’adversaire. Mais en médiation, cette intra-négociation est postérieure, d’une part, et oblige le médiateur à tenir compte de cette reddition de comptes, d’autre part.
Une autre distinction est nécessaire : celle relative à la nature des enjeux. On a coutume, dans la littérature européenne, de distinguer les conflits d’intérêt – dont l’objet est de définir des règles, dans des situations d’opposition d’intérêts – et les conflits de droit – à propos de l’interprétation de ces règles. Je pense cette dichotomie peu opérante car toute négociation porte sur des règles, à la fois pour les définir (ou les redéfinir) et pour statuer sur leur sens et leur adéquation aux situations. Je distinguerai plutôt les conflits par le type de négociation qu’ils appellent, puisque le conflit est un moment d’un processus de négociation – et non pas son opposé. Et comme tout conflit se clôt par une négociation, la nature et l’enjeu de celle-ci nous permet de classer ces conflits.
Distinguons les conflits d’échange, qui se soldent par des transactions où les deux parties donnent et reçoivent, simultanément. Rappelons ici le trait de Claude Lévi-Strauss : « Les guerres sont des opérations marchandes qui ont échouées »… Le conflit du travail, pourrait-on dire, est un aléa du processus de concertation continu en entreprise, ce dernier se clôturant, le plus souvent, sur un « deal » – on peut aussi appeler cela un compromis… – où chacun a renoncé à l’une de ses prétentions, en échange du renoncement par son vis-à-vis d’une des siennes…
Dans un conflit d’échange, la dispute porte essentiellement sur le taux d’échange et s’apparente à un marchandage. Dans le cas des accords Peugeot et Renault de 2016, le désaccord a porté sur des chiffres : le nombre d’année de garantie des emplois (3 ans, 4 ans ou 5 ans ?) et le nombre d’années où les rémunérations seront gelées (ou le nombre d’heures travaillées gratuitement chaque semaine…).
Les conflits de régulation sont d’une autre nature ; ils portent sur des règles ; ils illustrent le heurt entre régulation autonome (celle des salariés et de leurs représentants) et régulation de contrôle (celle de l’employeur) pour user du vocabulaire de Jean-Daniel Reynaud. L’enjeu est la définition d’un système de règles que chaque partie estime pour elle plus favorable.
Les conflits valoriels, enfin, portent sur des valeurs ou sur des principes. Ici la symbolique l’emporte sur le stratégique. Exemples de ce type de conflit : les disputes à propos des salles de prière dans les entreprises, les menus halal à la cantine, les créneaux réservés aux femmes musulmanes dans les piscines publiques, etc.
Dans ces trois cas-types de situation conflictuelle, le rôle et la pratique du médiateur ne peuvent évidemment être les mêmes ; la négociation pour résoudre chacun de ces types de conflit n’est d’ailleurs pas la même… On ne peut pas trop compromettre dans un conflit valoriel – car aucun protagoniste n’acceptera une demi-valeur ou un demi-principe… Je rappelle que la Controverse de Valladolid, opposant Bartolomé de Las Casas et l’inquisiteur Juan de Sepulveda se clôt par une sentence non compromissoire : « L’indigène a une âme mais pas aussi grande que le blanc d’Europe »… Il est ici difficile de « couper la poire en deux » – sauf à donner dans l’absurde du théâtre d’Eugène Ionesco, avec ce pompier qui « parfois est derrière la porte et parfois n’est pas derrière la porte »… La résolution d’un conflit valoriel ne semble possible que via sa requalification en simple conflit d’échange ou par la création d’un consensus autour d’une méta-valeur…
La résolution de ces conflits d’échange, de régulation et de valeur suppose la recherche de scénarios inventifs et une nécessaire combinaison des prétentions. Cela pose le problème, nous y reviendrons dans nos échanges, du rôle de ces médiateurs dans l’exploration de scénarios novateurs, via des processus de créativité et de « remue-méninges ».
(Suite dans le billet II)
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