Parution de l’ouvrage « L’art de pacifier nos conflits. De la négociation à la médiation »…

Félicitations à Imen Benharda, université Paris Cité, responsable du DU Gestion et résolution des conflits – Négociation et médiation, université Paris Cité, et qui a dirigé l’ouvrage collectif L’art de pacifier nos conflits. De la négociation à la médiation, disponible en librairie dans quelques jours ou à commander directement aux éditions Erès (bon de commande ci-dessous).

Les auteurs interviennent tous au DU Gestion et résolution des conflits – Négociation et médiation. Ce sont : Christophe Baroche, Linda Benrais, Béatrice Blohorn-Brenneur, Jean-Pierre Bonafé-Schmitt, René Boutin, Alban De Joussineau, Jacques Faget, Séverine Godard, Virginie Grand, Jean-Edouard Grésy, Camille Kuyu, Étienne Le Roy, Philippe Loiseau, Marthe Marandola, Farzaneh Pahlavan, Jacques Salzer, Martine Sepieter, Arnaud Stimec, Christian Thuderoz, Hubert Touzard, Mario Varvoglis, Dimitri Vasiljevic.

Pour le sommaire de l’ouvrage, cliquer ici.

J’ai commis trois chapitres dans cet ouvrage : « Les formes contemporaines de la conflictualité dans l’entreprise », « Du conflit à la négociation » et, reproduit ci-dessous avec l’aimable autorisation de l’éditeur et d’Imen Benharda, « Pourquoi est-ce si difficile de négocier ? ».

***

Pourquoi est-ce si difficile de négocier ? Poser la question, formuler des réponses, c’est se donner les moyens de mieux diffuser, en France, une culture du compromis et de la négociation sociale – encore trop balbutiante, comparativement à d’autres pays européens ou nord-américains. La question est donc double : pourquoi est-ce difficile de négocier, et pourquoi l’est-ce à ce point en France ?

De multiples signes témoignent de l’exception française et de l’imparfait recours, dans ce pays, aux techniques compromissoires pour régler litiges et désaccords : propension à la confrontation sociale, niveau élevé de conflictualité, préférence pour négocier « à chaud » et dans l’urgence, usage de rituels et de mises en scène, croyance dans les vertus de la décision unilatérale, etc. Divers motifs expliquent cette difficulté du face-à-face. Les identifier et en comprendre les ressorts est l’objet de ce chapitre.

Une première série de raisons est liée au comportement et aux représentations des négociateurs. Une seconde série est relative aux principes et aux techniques de négociation. Les deux se renforcent et se nourrissent mutuellement.

Lionel Bellenger, dans l’un de ses premiers ouvrages, Stratégies et tactiques de la négociation,  proposait à ses lecteurs de cocher leur accord ou leur désaccord avec vingt phrases – et autant de croyances et de manières de négocier. Parmi elles : « Aboutir à un compromis, c’est perdre, échouer parce qu’on n’a pas pu l’emporter » ; « Négocier, c’est perdre du temps, se perdre en discussions et en paroles » ; « Négocier, c’est démissionner pour une bonne part de son libre arbitre » ; ou encore : « Les gens qui négocient sont des gens qui manquent d’autorité, qui ne savent pas décider seul ». Le titre du test était : « Quelle idée on se fait de la négociation ? ». Autrement dit, et cela désigne une première difficulté : les individus qui s’engagent dans une négociation (ou qui refusent de s’y engager) le font en ayant un certain regard sur cette activité ; ce regard est singulier : il est entaché de croyances, empli de réticences.   

Interrogeons, au cours d’un séminaire sur le dialogue social en entreprise, syndicalistes, RRH et employeurs, et faisons-leur s’exprimer à propos de la négociation collective. La liste de leurs griefs est un bon indicateur : la négociation semble peu appréciée comme un mode décisionnel pertinent auquel il serait judicieux de recourir pour régler les multiples problèmes liés à l’effort productif et à la coopération au travail.

Exemples de verbatim recueillis durant mes stages de formation : « C’est chronophage, et on manque souvent de temps… » ; « Nous manquons de compétences, de connaissances, voire d’assurance et de confiance en nous-mêmes » ; « On a peur de ne pas être “à la hauteur”, pendant la négociation, face à l’employeur, puis après, vis-à-vis des salariés, qui nous reprochent souvent nos concessions. » ; « L’employeur ne veut pas vraiment partager les informations, partager le pouvoir. Dans ces conditions, que voulez-vous négocier avec lui ? » ; « Nous négocions, nous employeur, dans une certaine instabilité, à la fois sociale, politique et juridique. Dès lors, les engagements d’aujourd’hui seront-ils encore valides demain ? »…

Lionel Bellenger, dans la présentation de son test, indiquait que l’exercice avait pour objectif de faire réfléchir le lecteur à propos des idées reçues sur la négociation. Par exemple, les items 6 (« La négociation la plus efficace est celle où l’on réussit à ruser habilement et à convaincre l’autre sans qu’il s’en aperçoive »), 16 (« Avant de négocier, il est dangereux de consulter l’autre sur sa position et sa vision du problème ») ou 20 (« Il ne faut pas avoir peur de demander beaucoup pour avoir un peu moins ») illustrent les nombreuses croyances quant à l’exercice de cette activité. Elle n’est, croit-on, qu’une sorte de match de boxe, où le plus rusé et le plus lourd l’emporte, et où les protagonistes sont plus attentifs à ce qui les oppose qu’à ce qui les réunit.

Bellenger mentionnait deux motifs pour expliquer cette réticence à négocier : un, « l’esprit de compétition, au sens agressif, d’égocentrisme, de manque d’écoute et de mécanismes défensifs », et deux, « la mise à rude épreuve », dans tout processus de négociation, « de la sécurité personnelle et de la confiance ».

L’esprit de coopération, en effet, n’est pas un état d’esprit spontané. Et le principe d’une négociation – concéder, c’est-à-dire abandonner une partie de ses prétentions, ou céder à l’autre une partie de ce qu’il désire, pour obtenir de lui, en retour, un bien ou un droit désiré – est un principe qui heurte, spontanément, nos manières de concevoir notre place dans le monde social.

Pourquoi, en effet, se contenter d’un bien réduit (1 % d’augmentation de salaire, au lieu des 3 % réclamés), d’un droit limité (voir son emploi actuel garanti par accord d’entreprise deux années plutôt que durant toute sa vie professionnelle), ou d’un strict échange de droits (renoncer à cette augmentation de salaire pour bénéficier de cette garantie d’emploi), si l’on estime que nos prétentions sont légitimes et nécessaires ?

Notre sécurité ontologique est ainsi atteinte quand il nous faut renoncer à notre prétention initiale (ainsi formulée car elle nous apparaît être un « droit à… ») ou, plus grave, quand il nous faut abandonner un bien déjà acquis, ou un droit déjà octroyé, dont il faut faire le deuil pour conserver d’autres biens, jugés plus essentiels (par exemple : un syndicaliste acceptant un gel des rémunérations en échange d’une garantie des emplois). Surgissent des doutes (« Le deal proposé est-il un bon deal ? » ; « N’ai-je pas intérêt à rester ferme sur ma position ? ») et des calculs savants (« La valeur de ce à quoi je renonce est-elle vraiment inférieure à la valeur de ce que je veux obtenir ? »).

S’y ajoute – le verbatim des négociateurs durant le test indiqué plus haut le mentionne fréquemment – un jugement négatif sur sa capacité ou son habileté à contracter sans se dépouiller. Car ce qui réduit la probabilité de s’engager spontanément dans un processus de négociation et tenter une recherche conjointe d’accord est la faible expérience des individus du rapport social singulier qu’est le rapport de négociation. Le cercle est tout sauf vertueux : on négocie peu car on n’est pas habitué à le faire ; et moins cette habitude s’acquiert, plus s’accroît la peur d’entrer en négociation

L’apprentissage des techniques de négociation et de résolution de conflit n’est en effet opéré, en France, ni au collège, ni au lycée, ni à l’université (sauf en école de gestion). S’ensuivent, nécessairement, des processus de négociation heurtés, pilotés par des individus peu expérimentés, persuadés que négocier, c’est seulement marchander, et que le gagnant sera celui qui a su combiner force et ruse. Démunis de méthode et oubliant la phase de préparation, ils négocient de façon instinctive et compétitive. Leurs gains sont donc réduits ; ce qui renforce leur réticence et leur préférence pour un mode d’action jugé plus sécurisé ou moins risqué.

Car pèse sur tout négociateur une double incertitude : sur l’action à engager, et sur l’action d’autrui.

Pour la première : faut-il concéder ou maintenir sa prétention en état ? Faut-il concéder d’abord, et de façon significative, pour inviter son partenaire à faire aussitôt de même, ou attendre qu’il en prenne l’initiative, après avoir éprouvé sa patience et testé sa résistance ? 

Ces techniques de concession sont au cœur de l’activité de négociation. Encore faut-il avoir choisi, avant de les déployer,  de coopérer avec cet adversaire et tenter de construire, ensemble, une solution compromissoire. Cette option – négocier – est en concurrence avec d’autres : préférer le statu quo ; déposer une requête en justice ; imposer sa préférence ; se tourner vers un tiers, arbitre ou expert ; attendre des jours meilleurs et un rapport de force plus favorable ; s’en remettre au hasard, etc. Tout négociateur potentiel, chevronné ou débutant, occasionnel ou professionnel, doit ainsi évaluer, avant de s’engager dans un tel processus, le rapport coûts-avantages d’une solution négociée, comparativement à d’autres solutions.

Le problème est qu’au moment où ce choix d’action doit s’opérer, certaines informations sont indisponibles, ou sur/sous-évaluées. L’engagement dans le conflit est de cet ordre : les protagonistes s’estiment mutuellement en droit d’imposer à l’autre leurs préférences, les jugeant légitimes, et se pensent en capacité de le faire. Ils oublient souvent que leurs forces peuvent faiblir, leur volonté s’émousser ou leur objectif se modifier ; que leurs alliés peuvent se retirer de la scène, ou l’adversaire en gagner de nouveaux. Leur conflit va leur échapper ; et son coût croître dangereusement, de sorte que le recours à une solution négociée peut leur apparaître profitable.

Le compromis est donc un second best, rarement l’option première. En découle un processus de négociation médiocre, tant les protagonistes, épuisés par leurs joutes, sont pressés d’en finir et reprendre un cours d’action moins chaotique. Ils laisseront, dit-on, « des gains sur la table », et se contenteront d’adopter les premiers scénarios auxquels ils penseront, sans faire l’effort d’interroger leur pertinence ou de les combiner à d’autres, pour une création de valeur plus importante. Leur rationalité de négociateur est ici fortement limitée…

La seconde incertitude est consubstantielle à la relation de négociation : comment se comportera cet autrui, sachant que tous les protagonistes sont en interdépendance et que tout mouvement de l’un entraînera un mouvement de l’autre ? Thomas Schelling (1960) a produit de brillantes analyses de ce jeu de négociation – qu’il conceptualise sous l’énoncé de « théorie de la décision interdépendante » (puisque la coopération des protagonistes, dans une négociation dont l’origine est pourtant un conflit, est partie intégrante de la structure du jeu). Il montre, d’une plume claire et avec force exemples, que l’issue d’un processus de négociation « dépend en fin de compte de l’idée que chacun des joueurs se fait de la manière dont son adversaire agira, cette attitude étant réciproque et parfaitement perçue de part et d’autre » (p. 139).

Cette connaissance (ou cette anticipation) du comportement d’autrui est problématique puisque pèsent sur chaque protagoniste un biais de perception (envisager l’action et les motivations de l’autre à partir des siennes peut générer des erreurs cognitives et produire des interprétations abusives de son pouvoir) et une propension à recourir à des actions stratégiques (imposer, dissimuler, menacer, bluffer, promettre, etc.) qui peuvent réduire d’autant la zone d’accord possible.

Ce jeu de négociation se distingue d’un jeu de coordination (c’est le cas quand deux individus se perdent dans une foule : ce qui importe est moins le lieu de leur rencontre que le fait qu’ils se retrouvent, dans un lieu ou dans un autre ; la probabilité de cette rencontre est proportionnelle à leur habileté à « se mettre à la place de l’autre ») et d’un jeu de coopération (quand deux individus, pour aboutir à leurs fins, doivent adopter une stratégie identique ; tel le cas dit du « Dilemme du prisonnier » : la seule possibilité pour ces deux brigands d’être libérés est de taire chacun leur forfait et ne pas se dénoncer mutuellement – ce qui peut leur apparaître risqué, compte tenu de l’opportunisme supposé de l’autre ; la probabilité de leur coopération est alors proportionnelle à leur capacité à se défaire de leur méfiance et accepter de coopérer d’abord, pour que l’autre coopère). Le jeu de négociation est, à leur différence, un jeu mixte, basé à la fois sur le singulier (l’habileté de chaque négociateur) et sur le collectif (leur capacité à faire converger des prétentions différentes).

Il y ainsi dans toute négociation – et cela ne peut qu’accroître la difficulté de l’exercice et sa représentation socialement négative : un, une ambivalence et une complexité de la relation (puisqu’elle associe des adversaires conscients qu’ils doivent devenir des partenaires sans pour autant renoncer à leurs exigences tout en devant les aménager…) ; deux, un mélange de dépendance réciproque et de conflictualité (puisque le conflit qui oppose les parties est aussi ce qui les réunit et les contraint à en sortir ensemble) ; trois, la coexistence d’intérêts opposés et d’intérêts communs (la mise en compatibilité des premiers n’étant possible que si sont clairement et mutuellement appréciés les seconds ; ce qui est tout sauf évident : comment, alors qu’on s’est inscrit volontairement dans un conflit avec un autrui, jugé comme étant le problème, reconnaître que cet autrui est, en même temps, la solution à ce problème ?). 

Dernière difficulté, et le cas français en est une belle illustration : négocier, c’est tenter de contracter – de faire accord, donc, puis de coucher par écrit ce que chacun s’est engagé à faire ; ce qu’il a promis, donc. Ce qui suppose de rester fidèle à son engagement, d’honorer sa promesse. Or, la vie sociale n’est pas linéaire ou fluide : des évènements nouveaux surgissent et des opportunités s’offrent ; ce qui a été signé semble devenu contraignant ; grande est alors la tentation de redéfinir les termes du contrat initial. Ce jeu incessant sur les règles définies par négociation est consubstantiel au jeu de négociation lui-même.

D’où cette impression, pour nombre de décideurs, que puisque tout se renégocie et que chacun entend revenir sur sa signature, si le rapport de forces se modifie en sa faveur – l’accord étant perçu plus comme un armistice qu’un contrat  véritablement synallagmatique (c’est-à-dire : quand les contractants qui le signent s’obligent réciproquement les uns envers les autres) – nul besoin ou intérêt de s’asseoir à une table de négociation autour de laquelle il faudra longuement siéger et y faire des concessions. Tous rechercheront alors d’autres voies pour atteindre leurs objectifs : le vote d’une loi, par exemple, ou une décision de justice, ou le maintien du statu quo, etc.

Négocier est un art – mais un art difficile car il met en jeu des mécanismes, cognitifs et symboliques, qui résonnent en nous bien au-delà de sa fonctionnalité (réguler un désaccord, résoudre un problème).

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