(J’étais, jeudi 16 juin, en fin de matinée, invité par Sabine Oganessian, directrice de programmes, et Jean-Dominique Simonpoli, co-directeur du master Dialogue social et stratégie d’entreprise, à Science Po Paris, pour fournir aux participants de ce diplôme (cliquer ici) quelques éléments d’analyse sociologique de la négociation collective en France en ce début de décennie 2020. Je publie dans ce billet une version ré-écrite de ma communication orale de ce jour-là.)
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La négociation collective : réalités, problèmes, perspectives. Tel est le titre et l’ambition de mon propos : fournir une photographie, en ce mois de juin 2022, de l’état de la négociation collective en France. Je ne parlerai donc pas de théorie de la négociation, je ne gloserai pas à propos de quelques concepts majeurs, comme la BATNA – le plan B, quand tout est bloqué à la table des négociations – ou l’attitudinal structuring, la structuration des attitudes – ou comment obliger l’autre partie à modifier ses préférences et les rendre compatibles avec les vôtres. Je ne parlerai pas non plus du dilemme du négociateur, notion pourtant fort utile puisqu’elle dramatise la relation à l’adversaire et fait porter le regard sur le rôle des mandants et sur la négociation intra-organisationnelle… Je porterai seulement une double centration : sur l’état de négociation collective dans la France contemporaine, à partir des statistiques disponibles, d’une part, et sur les problèmes, les difficultés, les mauvaises réponses du législateur et les bonnes questions du chercheur, d’autre part.
Je commence mon propos en commentant quelques « vignettes » ou, si vous préférez, quelques « cartes postales ». Première vignette : le titre qu’une revue hospitalière a souhaité donné à ma conférence reproduite dans son numéro de novembre 2021 : « La négociation collective peut-elle répondre à tous les défis ? » Celles et ceux qui ont choisi ce titre semblent ainsi douter de la capacité de cette méthode de gestion des désaccords / mise en accord à faire face à tous les défis organisationnels de nos administrations. Scepticisme ? Plutôt : difficulté à intégrer l’activité de négociation collective dans l’arsenal des outils de la régulation publique. Cela en dit long, cependant, sur la façon dont les élites administratives, hospitalières et municipales abordent l’introduction en leur sein de la négociation collective, inscrite dans la loi de transformation de la fonction publique de 2020 et l’ordonnance du 17 février 2021…
Deuxième vignette : un Forum régional Santé et sécurité au travail est prévu dans une ville du centre de la France en septembre 2022. Un bel évènement, un thème majeur, avec de nombreux ateliers, douze au total, animés par des spécialistes du sujet, des préventeurs, des consultants, etc. On m’a invité à prononcer une conférence sur le thème de la négociation collective, en parallèle à ces onze ateliers. Ce sera le seul moment de la journée où cette activité de co-décision sera abordée. À la question « Combien pèse la négociation collective dans le traitement en France des questions de santé et de sécurité au travail ? », la réponse, serait – je suis mesquin mais lucide : un douzième. Cela me semble peu, tant ce thème est à mes yeux un thème majeur de régulation sociale conjointe… D’ailleurs, petit rappel, l’OIT organisait le 28 avril dernier sa journée mondiale de la sécurité et santé au travail. Le thème de 2022 était le suivant : Instaurer une culture positive de la santé et sécurité au travail grâce à la participation et au dialogue social. Je ne commenterai pas…
Troisième vignette, et je poursuis ici mon travail corrosif de sociologue : un Diplôme Universitaire consacré à la négociation collective, quelque part en France, un moment suspendu, le temps de refonder sa maquette pédagogique, vient de changer de dénomination – et la nouvelle est bienvenue (« Pratiquer la négociation collective »). Mais dès les premières lignes de la présentation de ce DU, on y lit ceci : « L’objectif est d’apporter aux stagiaires les moyens de maîtriser le cadre juridique de la négociation collective dans l’entreprise, d’en comprendre les enjeux, etc. ». Pratiquer la négociation collective, à mes yeux, ce n’est pas s’intéresser à son seul cadre juridique. Celui-ci est un élément, et pas le plus important ; et que je sache, la maîtrise par une personne du cadre juridique de l’accueil du public dans les piscines municipales ne garantit en rien ses compétences comme sauveteur et maître-nageur…
Quatrième et dernière vignette. Dans quelques jours ou semaines sera publié le Bilan 2021 de la négociation collective. Nous attendons ce document avec impatience. Mais sa formule actuelle – près de 500 pages, des milliers de données et de tableaux statistiques, etc. – est-elle la seule forme possible ? Comment, avec un tel document, « faire la pédagogie de la négociation collective », comme nous y invitait, en 2015, Jean-Denis Combrexelle dans son rapport, La négociation collective, le travail et l’emploi ? Ne faut-il pas imaginer des produits complémentaires, en direction du grand public, et faire en sorte qu’on attende chaque année cette publication comme on attend chaque automne le Beaujolais nouveau ?
Et surtout : est-ce bien utile d’y nommer « accords » des textes rédigés par le seul employeur et simplement validés au deux-tiers par les salariés ? Ou de parler « d’accords non IRP », comme si un accord collectif n’était pas, par essence et par finalité, un contrat librement conclu entre deux parties, deux volontés, représentant chacun des mandants et pour lesquelles elles contractent ?
Quelles leçons tirer de ces quelques vignettes ? Au moins celles-ci :
Un, la pratique de la négociation collective reste aujourd’hui en France en-deçà des enjeux et des exigences du moment…
Deux, elle n’apparaît toujours pas, aux yeux des acteurs sociaux et des dirigeants politiques comme « un mécanisme juste, équitable et efficace » (dixit Jean-Louis Combrexelle dans son rapport de 2015).
Trois, les réticences et résistances des acteurs sociaux sont nombreuses. Elles sont congruentes avec notre histoire sociale. Mais elles s’expliquent aussi par un défaut de pédagogie des élites et de mauvaises réponses à de bonnes questions. Je vais en donner quelques exemples…
Quatre, ce qui est premier en France est « le droit de la convention collective » – ce que savent bien faire nos amis juristes… – et non un « droit de la négociation collective » – ce que font très bien nos amis d’Outre-Atlantique, juristes y compris…, comme l’indique la jurisprudence étasunienne et canadienne en matière de négociation « loyale et de bonne foi ». La vision française de la négociation collective est très « juridico-juridique », ce qui est utile mais nullement prioritaire…
Cinq, les accords collectifs sont globalement peu innovants, calés sur des modèles-type élaborés par des avocats, et dont les acteurs sociaux n’ont qu’à « remplir les blancs », au mépris d’un travail de négociation, besogneux mais efficient, qui seul peut apparier correctement les problèmes et les solutions concrètes…
Six, la négociation collective, en France et a contrario du modèle nord-américain où les universitaires se pensent en soutien des négociateurs, est une activité ignorée, méprisée, jugée peu digne que l’on lui consacre un savoir intellectuel… Nous ne sommes qu’une petite poignée d’universitaires à étudier la négociation collective sans lui coller sur le dos toute la misère capitaliste du monde, à vouloir ouvrir cette « black box » et porter au jour, pour les performer, les pratiques des acteurs sociaux, sans accabler de sarcasmes celles et ceux, issus des deux camps, employeurs et représentants des employés, qui pensent que la négociation collective est un formidable outil démocratique de régulation sociale. Je pense qu’il conviendrait de mieux soutenir leurs efforts et mieux valoriser leurs réalisations…
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La deuxième partie de mon propos, après l’envoi de ces quelques flèches, est consacrée à l’analyse du système français de négociation collective et à ses « problèmes ». Commençons par une caractérisation générale. Je reprends là l’image qu’en propose Olivier Mériaux dans l’un des podcasts présents sur mon weblog (cliquer ici).
La négociation collective, en France, est un archipel. Il est composé d’îles principales, peu nombreuses (les grandes entreprises, privées ou publiques, soit 40 % de la main-d’œuvre, mais moins de 300 unités) ; d’ilôts, inégalement distribués (les PME, soit un tiers de la main-d’œuvre salariée, mais répartie dans près de 145 000 unités) ; enfin d’îlets, qui ne sont pas tous cartographiés (les TPE, les plateformes, etc., près de 20 % de la main-d’œuvre). Et dans chacun de ces groupes : des pratiques de négociation collective hétérogènes…
Pour décrire « l’état » du système français de négociation collective, je retiens les trois éléments suivants :
Une dynamique contrastée selon les niveaux, avec : une dynamique d’accords interprofessionnels, depuis une petite dizaine d’années et l’ANI de 2013, portée par un duo Medef-CFDT et des accords-cadres novateurs (par exemple l’accord Télétravail de 2021) ; une négociation de branche atone, malgré la fusion des branches (qui sont passées de 750 à 250) et des droits conservés aux branches par les lois 2016 et 2017 ; et une négociation d’entreprise en essor constant depuis vingt ans mais fragile et encore (trop) peu ancrée dans les réflexes et les pratiques sociales…
Un effort constant de rationalisation du législateur, qu’il soit « de droite » ou « de gauche », comme le prouvent le formalisme des accords (dont la présence d’un préambule) ; leurs modalités de signature et de validation, via « l’accord majoritaire » ; la procédure de dépôt et de publicisation des accords, via la base de données Légifrance ; la réduction de nombre de branches, pour les inciter à mieux penser leur rôle de « législateur de la profession » ; la création du CSE, par l’une des ordonnances de septembre 2017 ; la possibilité de créer un Conseil d’entreprise, habilité à négocier et à rendre un « avis conforme » sur quelques modalités définies par accord avec l’employeur ; de nouvelles modalités de mise en place d’administrateurs salariés, via la loi Pacte, visant à hausser le nombre d’administrateurs salariés et baisser le seuil d’effectifs pour leur mise en place, etc.
Enfin, un travail conséquent d’élargissement : des signataires d’accords (outre les DS : des élus, des salariés mandatés, et via des référendums aux deux-tiers) ; des « accords » étendus à des « textes » ; des thématiques de consultation / négociation (par exemple : « l’environnement », auquel doivent réponde les CSE depuis juillet 2021) ; du champ de la négociation collective (élargi aux trois fonctions publiques) ; des occasions de contracter (par exemple en assortissant l’octroi de subventions à la signature d’accords, comme pour les dossiers de demande d’APLD en début de pandémie, etc.)
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Je termine mon propos par deux analyses, complémentaires. L’une consiste à identifier les différents problèmes qu’il nous faut résoudre pour que la négociation collective devienne une réalité partout en France, quel que soit le secteur professionnel et le type d’entreprises ; la seconde consiste à imaginer l’agenda de recherche et d’expérimentation de ces deux prochaines années, maintenant que nous avons un président pour cinq ans et un gouvernement – même si le scrutin de dimanche peut réserver quelques surprises…
Listons d’abord les problèmes – autrement dit : l’écart, néfaste, entre le cours espéré de l’action et son cours effectif. J’en dresse la liste suivante, non exhaustive… :
- La qualification par le terme d’« accord collectif » des décisions d’employeurs soumises à référendum des salariés et le processus d’association des salariés à l’élaboration du texte
Comment ces textes sont-ils écrits par l’employeur, comment sont-ils expliqués aux salariés, comment ces derniers sont-ils associés à cette décision ? Le problème, à mon sens, est moins celui du mode de validation – après tout, un référendum est démocratique… – que celui de la délibération collective qui devrait précéder cette ratification. Il faudrait, d’une part, mieux connaître la manière dont s’effectue cette ratification – je rappelle qu’il y a eu en 2020, dernier chiffre connu, 23 240 référendums, ce qui n’est pas négligeable et qui représente 24 % des 96 520 « textes » déposés dans les DREETS en 2020 – et, d’autre part, veiller à ce que la procédure de ratification par les salariés soit précédée, sous divers formats, d’une véritable délibération collective, dans un esprit d’enrichissement de la décision de l’employeur…
- La question des signataires de ces « accords » et de leur capacité à co-élaborer avec l’employeur des règles de travail appropriées
Le problème est-il seulement un problème de « signature » ? Je ne le pense pas. De nouvelles possibilités existent désormais, même si elles ne sont pas d’une grande simplicité d’application : des salariés mandatés par une organisation syndicale, des élus du CSE, etc. Le problème est la formation, l’outillage, l’accompagnement, etc., de ces « signataires » qui doivent, du jour au lendemain, assumer la responsabilité de leur signature sans en avoir souvent les moyens et les compétences. Il faut donc réfléchir à un mécanisme d’appui aux signataires non-délégués syndicaux, livrés à eux-mêmes jusqu’alors.
- La baisse tendancielle des accords signés par des délégués syndicaux
C’est à mes yeux un problème prioritaire à régler : en 2020, la part des accords signés par des DS représentait 40,1 % du total des 95 520 textes enregistrés dans les DREETS (soit 38 020 accords) alors qu’en 2017, avant les ordonnances Macron, cette part était de 52,1 % (et 32 030 accords). Il y a eu, certes, hausse apparente du nombre de textes contractualisés avec des DS (+ 6000) mais celle-ci correspond strictement au surcroît d’accords signés par des DS et relatifs à la mise en place des CSE… Cette baisse tendancielle des accords signés par des DS est d’autant plus inquiétante que le processus de négociation dans lequel ils s’inscrivent est, hors exception, un processus collectif, avec la présence d’une section syndicale, de syndiqués, d’élus au CSE, etc., toutes forces susceptibles de nourrir la démarche de co-décision avec l’employeur…
- Les thématiques de négociation collective
L’enjeu n’est pas anodin. Rappelons que sur les 76 500 « accords et avenants » déposés dans les DREETS en 2020 (donc hors les référendums et les décisions unilatérales de l’employeur), 15 440 concernaient les salaires (soit 19,9 % du total ), 36 000 l’épargne salariale et la prévoyance collective (soit 46,7 % du total), et tout le reste concernaient d’autres objets de négociation collective, se partageant les 33,4 % restant… D’où des « scores thématiques » qui donnent le vrai visage de la négociation collective en France. Par exemple : seuls 3810 accords traitent des conditions de travail, 2880 de l’emploi et 370 des classifications… 370 : n’est-ce pas trop peu ?
- La propension et le désir de négocier des directions d’entreprise
La DARES, pendant plusieurs années, fournissait quelques indications sur les motifs de refus de négocier des directions. Plusieurs items, apprend-on dans une publication de 2018, étaient proposés aux directions : « Une négociation est prévue l’an prochain » (5,7 % des réponses) ; « Un accord d’entreprise est toujours en vigueur » (8,7 %) ; « On applique la convention de branche » (58,7 %) ; « Il n’y a pas d’interlocuteur côté salarié » (21 %) ; « Négocier n’est pas pour nous très utile » (17,5 %) et « Autres raisons » (5,8 %). Pour tous ces items, la taille de l’entreprise semble n’être pas un facteur décisif… Je crois que ette liste de « bonnes raisons » de ne pas négocier construit l’agenda de la réflexion et notre feuille de route collective : comment convaincre des employeurs qu’il est utile de négocier ? Comment inciter des salariés à se positionner comme de futurs négociateurs ? Etc., etc. etc.
- Le taux d’aboutissement des processus
Les chiffres sont éloquents : 93,3 % des entreprises de plus de 500 salariés avaient, en 2018, au moins engagé une réunion de négociation ; ce taux tombe à 8,8 % pour les moins de 50 salariés et à 35,8 % pour les moins de 100 salariés. Et parmi ces entreprises ayant négocié au moins une fois, 73,8 % des moins de 50 parviennent à signer un accord, et 92,9 % des plus de 500. Ce qui ouvre un champ immense de soutien aux TPE-PME pour les accompagner dans leurs efforts de contractualisation… Ce suivi peut être : syndical (via les responsables syndicaux régionaux ou départementaux), patronal (via les organismes patronaux locaux), administratif ou paritaire (via les Pôles T des DREETS, les Observatoires départementaux du dialogue social, le réseau Anact/Aracts, etc.).
D’autres problèmes sont à inscrire également à l’agenda, que je ne développerai pas ici, dont le degré faible d’innovation des accords d’entreprise, avec pas mal d’accords constitués de « copié-collé » et de remplissage des blancs des « modèles-type » présents sur Internet…
Alors : que faire ? Parmi les pistes possibles, au moins celles-ci :
Penser la promotion et la pratique de la négociation collective dans les TPE-PME à l’écartdu modèle-type de la grande entreprise syndicalisée… Il nous faut inventer un modèle spécifique à ce type d’entreprise !Penser la négociation collective en entreprise dans son articulation avec les procédures d’expression des salariés, de consultation des élus et de concertation avec les salariés, les élus du CSE et les DS (voir mon chapitre dans l’ouvrage coordonné par Frédéric Géa et Anne Stouvenot, Le Dialogue Social. L’avènement d’un Modèle ? ; cliquer ici) ;
Penser et organiser l’accompagnement, non des personnes, mais des processus de négociation collective. Et là, tout est à inventer, organiser, outiller, même si nous ne partons pas de rien…
Penser ce dispositif d’appui à la négociationcollective en articulant : formation conjointe (apprendre ensemble) ; accompagnement des processus (aider à faire) ; outillage des négociateurs (fiches, guides, etc.) ; mutualisation des expériences (clusters, etc.) ; et valorisation des accords (presse locale, évènements locaux type « Réussites du dialogue social dans le territoire », etc.)
Créer un espace / des espacesd’observations, d’échanges et de confrontations entre praticiens, décideurs et universitaires… (Et pourquoi pas un « Observatoire du dialogue social » ?). Merci de votre patience et de votre écoute. »