(Je reproduis ci-dessous le début d’un (fort intéressant) article de Jacques Freyssinet, professeur émérite d’économie et chercheur associé à l’IRES, l’Institut de Recherches Économiques et Sociales, intitulé « Royaume-Uni. Les syndicats face au défi de la révolution verte » et publié dans le (fort intéressant) numéro 177 de la Chronique Internationale de l’IRES, mars 2022. Notre collègue conclut son article en indiquant que « C’est donc au niveau des entreprises ou des lieux de travail que des avancées ont été principalement recherchées. Elles ont rarement pris la forme d’accords collectifs et consistent le plus souvent en une association, plus ou moins formalisée, des syndicats à une politique de l’entreprise. Les directions peuvent y recourir dans le cadre de leur politique de communication vis-à-vis d’une opinion publique sensible à ces questions ou parce qu’elles jugent utile d’éviter par ce moyen une éventuelle opposition de leur personnel, voire d’obtenir son adhésion aux objectifs de l’entreprise. Ainsi, des syndicats ont pu légitimer leur intervention, jouer un rôle actif et susciter de nouvelles motivations de militantisme. »…)

« Confrontés à la politique du gouvernement, les syndicats, tout en adhérant à l’objectif d’une transition verte, demandent la prise en compte d’autres dimensions et réclament leur place dans la conception et la mise en œuvre des programmes. Ils sont confrontés au fait qu’une transition mal maîtrisée ferait à la fois des gagnants et des perdants parmi leurs membres. En leur sein, des priorités différentes émergent selon les secteurs et conduisent à des pratiques différenciées. Finalement, ce sont les menaces sur l’emploi qui sont le principal vecteur des mobilisations. Elles font contraste avec l’ambitieux discours sociétal développé par le TUC.
A la fin de l’année 2020, le gouvernement britannique redéfinit sa politique de lutte contre le dérèglement climatique. Il la présente désormais comme une stratégie de sortie de la crise engendrée par la pandémie de Covid-19. Ce discours présente pour lui l’avantage d’adresser à l’opinion publique un message simple qui semble rendre cohérentes les perspectives du court et du long terme. Face à cette démarche, les syndicats, tout en adhérant à l’objectif d’une transition verte, demandent la prise en compte d’autres dimensions et réclament leur place dans la conception et la mise en œuvre des programmes. Surtout, ils sont confrontés au fait qu’une transition mal maîtrisée ferait à la fois des gagnants et des perdants parmi leurs membres. En leur sein, des priorités différentes peuvent émerger selon les secteurs concernés et conduire à des pratiques différenciées.
Le gouvernement : articuler sortie de crise et transition verte
Dès 2008, le Royaume-Uni adopte une loi sur le changement climatique (Climate Change Act) qui fixe une cible de réduction de 80 % des émissions de dioxyde de carbone en 2050 relativement à leur niveau de 1990. La réalisation de cet objectif doit passer par une succession de budgets quinquennaux à partir de 2008. En 2019, un amendement à la loi fait passer à 100 % l’objectif de réduction (net zero carbon emission). Une inflexion significative est apportée à cette politique à l’occasion de la crise provoquée par la pandémie de Covid-19.
Un cadrage global : « Ten Point Plan »
Le 18 novembre 2020, le gouvernement présente un plan qui définit dix domaines d’action (HM Government, 2020) : les éoliennes offshore, l’utilisation de l’hydrogène comme source d’énergie, des réacteurs nucléaires de haute technologie, des véhicules hybrides puis électriques, le développement des transports publics et des pistes pour cyclistes et piétons, des sources d’énergie alternatives pour les avions et les bateaux, de nouvelles normes pour les constructions publiques et privées, des systèmes de piégeage, d’utilisation et de stockage du dioxyde de carbone (CCUS), la protection de l’environnement naturel, des mécanismes de financement de l’innovation et de l’investissement dans ces différents domaines.
Des indications chiffrées sont données quant aux ressources mobilisées et à l’impact sur l’emploi, mais à des horizons différents (2025, 2027 ou 2030 selon les chapitres) et avec un degré de précision variable. Globalement, le gouvernement annonce 12 milliards de livres (14 milliards d’euros) d’investissements publics qui sont supposés engendrer d’ici 2030 un volume au moins triple d’investissements privés et « soutenir » (support) une création d’emplois verts (green jobs) qui irait jusqu’à (up to) 250 000.
Il est difficile de savoir comment le chiffre total a été obtenu tant les annonces par chapitre sont hétérogènes quant à la date et à la définition (nombre total d’emplois dans le secteur, créations d’emplois, variation nette de l’emploi ?). C’est sur cette base que doit travailler la Green Jobs Task Force (Groupe de travail pour des emplois verts) créée par le même texte. Soulignons que la création de centrales nucléaires fait partie des moyens retenus pour réaliser la transition verte.
Le volet emploi : « Green Jobs Task Force »
Le « groupe de travail pour des emplois verts » reçoit pour mission d’évaluer les besoins en qualifications à la fois pour assurer une « reprise verte » (green recovery) à la sortie de la pandémie et pour remplir l’objectif d’émission nulle de gaz à effet de serre en 2050. Les emplois verts doivent être des emplois de qualité (good jobs) et ouverts à tous. De plus, une transition vers les emplois verts doit être organisée pour les emplois menacés dans les secteurs à haute teneur en carbone.
Le groupe de travail est composé de 17 personnes, principalement des dirigeants de grandes entreprises et des spécialistes de l’écologie et de la formation. Deux syndicalistes seulement en font partie : les secrétaires généraux adjoints du Trade Union Congress (TUC) et du syndicat Prospect. Bien que minoritaires, ces deux syndicalistes obtiennent l’adoption de recommandations favorables au respect des droits des travailleuses et des travailleurs ainsi qu’à ceux de leurs syndicats (…). Ceci explique la réaction positive du TUC sur le contenu du rapport avec seulement l’expression d’une inquiétude quant à la volonté du gouvernement de la mettre en œuvre complètement.
Le plan de financement : « Green Financing Framework »
En juin 2021, le gouvernement dévoile la « structure de financement » de son ambitieux programme (HMTreasury, 2021). Elle repose sur des émissions de titres d’État (green gilt) et la création de bons d’épargne (saving bonds) pour les particuliers. Les ressources ainsi recueillies pourront être utilisées pour des investissements publics, des subventions aux entreprises ou des exonérations d’impôt. Leur attribution suppose que les projets respectent des critères d’éligibilité environnementale qui sont précisés dans les différents domaines couverts par le Ten Point Plan avec toutefois une exception majeure. Bien que le gouvernement reconnaisse que l’énergie nucléaire doive à l’avenir continuer à être une composante clé du low-carbon energy mix, ce domaine est exclu de l’éligibilité. Dans une formulation floue, le document gouvernemental invoque le rejet du nucléaire par de nombreux investisseurs dans les activités soutenables. Le financement du nucléaire devra donc passer par d’autres canaux.
Un programme détaillé : « Build Back Greener »
Sous le titre de « Reconstruire plus vert », le gouvernement présente en octobre 2021 le détail des mesures adoptées à l’horizon 2030 (HMGovernment, 2021). Par rapport au Ten Point Plan, les objectifs sont nettement relevés puisque les investissements publics sont portés à 26 milliards de livres (31 milliards d’euros), dont on attend un effet de levier de 90 milliards de livres (107 milliards d’euros) sur l’investissement privé, ce qui, au total, favoriserait (support) la création de jusqu’à (up to) 440 000 emplois (…)
Des appréciations critiques
Les travaux des organismes de recherche et les prises de position des acteurs sociaux apportent un appui aux objectifs retenus, ce qui reflète un large consensus social dans ce domaine, tout en formulant des doutes ou en proposant des correctifs à la politique du gouvernement (par exemple : Marshall, Valero, 2021; Murphy et al., 2021 ; Unsworth et al., 2020; Valero et al., 2021; Zenghelis, Rydge, 2020).
En premier lieu, des inquiétudes sont exprimées quant à la réalisation effective des objectifs affichés. Si le Royaume-Uni a bien atteint ses objectifs au cours des dix dernières années, c’est seulement parce que la crise financière de 2008 a engendré une diminution durable du taux de croissance relativement à la tendance antérieure qui avait servi de référence. Les programmes actuels ne permettraient pas d’atteindre les objectifs fixés pour la prochaine décennie. Un document publié en juin 2021 par le TUC compare, pour les pays du G7, la part dans le PNB représentée par les dépenses « vertes » incluses dans les plans de relance après la pandémie. Avec le Ten Point Plan, le Royaume-Uni est à l’avant-dernier rang ; il ne devance que le Japon et se situe loin des cinq autres pays (TUC, 2021a ; tableau 1).
En second lieu, les experts attirent l’attention sur l’ampleur des effets négatifs potentiels durant la phase de transition. Les emplois verts de bonne qualité sont aujourd’hui relativement moins accessibles aux jeunes, aux femmes et aux minorités ethniques. Les emplois menacés (secteurs à fortes émissions) sont souvent géographiquement concentrés dans des zones déjà défavorisées. Les ménages les plus pauvres n’auront pas les moyens de supporter seuls les coûts de réhabilitation de leur logement ou d’un changement de véhicule. La transition verte aura des effets redistributifs massifs et aucune mesure précise n’est à ce jour annoncée qui permettrait d’en combattre les impacts négatifs. Elle risque de se heurter à des problèmes aigus de légitimité que les syndicats, parmi d’autres organisations de la société civile, mettent en évidence.
Trois stratégies syndicales
Pour rendre compte des choix stratégiques qui s’offrent aux syndicats face aux questions environnementales, plusieurs auteurs utilisent une typologie inspirée de celle qu’avait proposée Richard Hyman pour l’analyse du syndicalisme européen (Hampton, 2018 ; Räthzel, Uzzell, 2011 ; Zbyszewska, Pillon, 2020).
Dans le premier cas, le syndicat se situe dans une logique d’économie de marché, soit qu’il la soutienne, soit qu’il la juge inéluctable. Il définit sa mission comme celle de défenseur des intérêts de ses membres. Les politiques menées contre les pollutions, le réchauffement climatique ou la dégradation de l’environnement se traduisent par des menaces sur l’emploi de celles et ceux qu’il représente du fait de réductions, de fermetures ou de délocalisations d’activités. Il ne saurait se satisfaire de promesses sur de potentielles créations d’emploi dans des activités nouvelles. La priorité accordée à l’emploi peut faire du syndicat un opposant actif à ces politiques comme l’ont montré, par exemple, les syndicats de la chimie dans certains pays. Au minimum, il concentre son action sur les garanties juridiques et les compensations financières qu’obtiennent ses membres lorsqu’ils sont menacés dans leur emploi.
Dans le second cas, le syndicat veut se faire reconnaître comme un acteur social conscient de l’intérêt général et de la nécessité de rechercher des compromis « gagnant-gagnant » avec les autres parties prenantes. Il se situe dans une démarche de « modernisation écologique » (Hampton). La transition est considérée comme un terrain non conflictuel (non adversarial) où une démarche de partenariat avec l’État et le patronat permet de dégager des solutions positives en s’appuyant sur les progrès de la recherche scientifique et sur une gestion programmée des reconversions. Dans ce cadre, le syndicat peut nouer des alliances avec les composantes modérées du mouvement écologiste.
Enfin, lorsque le syndicat adopte une position de classe, il dénonce le désastre écologique comme le produit direct des logiques de mise en valeur du capital dans une économie mondialisée et financiarisée. Il y trouve à la fois les arguments d’une critique globale du système avec, par exemple et plus concrètement, une demande de renationalisation du secteur de l’énergie. À l’échelle de l’entreprise, il est porteur d’une mise en cause des choix de gestion qui justifie dans ce domaine l’intervention directe des travailleuses et des travailleurs. Il y trouve aussi la source d’un nouveau militantisme et l’occasion d’alliances avec les composantes radicales du mouvement écologiste.
Une telle typologie ne fournit pas un outil de classification des acteurs, mais une grille de lecture de leurs comportements qui sont toujours composites. Globalement, le syndicalisme britannique adopte le second type de stratégie ; elle se traduit par un discours commun à ses différentes composantes. Cependant, en son sein, l’hétérogénéité des orientations et des intérêts laisse place aux autres approches.
Le Trades Union Congress : oui, si…
Très tôt conscient de la gravité des menaces engendrées par le changement climatique, le TUC définit une position de principe : il apporte un appui vigoureux à la révolution verte sous la réserve d’une transition équitable (fair transition) qui garantisse les droits des travailleuses et des travailleurs ainsi que ceux des syndicats. En son sein, les grands syndicats adoptent les mêmes positions globales. Nous présentons d’abord ce tronc commun.
Des exigences pour une transition équitable
Sur la base d’un rapport qui lui a été soumis (TUC, 2019), le congrès du TUC adopte en 2019 la position qui lui sert désormais de référence. Une transition équitable exige le respect de quatre principes :
- une trajectoire claire et financée vers une économie à bas carbone. Elle doit être préparée par une instance réunissant toutes les parties prenantes, dont les syndicats ;
- les travailleuses et travailleurs doivent être au cœur de sa mise en œuvre parce qu’ils disposent des connaissances pratiques indispensables. À tous les niveaux, des accords de transition (transition agreements) doivent être signés avec les syndicats afin de couvrir l’ensemble des conditions de travail et d’emploi ;
- toute travailleuse ou tout travailleur doit avoir accès à des financements pour maintenir, améliorer ou rendre transférable sa qualification. Tous les adultes doivent disposer d’un compte de formation tout au long de la vie (longlife learning account) ;
- les nouveaux emplois doivent être de « bons emplois » (good jobs). Les normes en matière de salaires, de conditions d’emploi, de santé et sécurité ou de pensions de retraite doivent être au moins de la même qualité que ceux acquis aujourd’hui par l’action syndicale.
L’année suivante, un nouveau document du TUC met l’accent sur la nécessité de combattre le risque d’approfondissement des inégalités spatiales. Cinq études de cas présentent les propositions élaborées par les responsables syndicaux locaux pour des reconversions ou pour l’implantation de nouvelles activités (TUC, 2020). Les impacts régionaux ou locaux négatifs risquent d’être amplifiés par des décisions de délocalisation d’activités en fort contenu en carbone (carbon leakage) vers des pays à réglementation moins stricte ou encore vers des pays qui accordent des aides plus fortes pour la décarbonisation. Le TUC estime qu’entre 129 000 et 260 000 emplois directs sont menacés et qu’il s’y ajoute entre 239 000 et 407 000 emplois dans les chaînes d’approvisionnement.
Dans ce cadre global, le TUC développe son action dans plusieurs directions.
Des droits collectifs
L’action syndicale doit pouvoir se développer à trois niveaux (TUC, 2021b) :
- sur les lieux de travail, le TUC demande, aux côtés des délégués déjà reconnus par la loi en matière de formation et de santé-sécurité, la création de délégués « environnementaux » ou « verts » qui, comme les premiers, disposeraient d’heures de délégation pour assurer leur mission. Cette demande est restée vaine à ce jour ;
- à l’échelle de l’entreprise, la négociation collective doit s’ouvrir aux questions de transition verte par l’intermédiaire de Fair Transition Agreements ;
- des instances de concertation multipartites, avec présence syndicale, doivent être créées aux différents niveaux : national, sectoriel, régional et local.
Des alliances au sein du mouvement social
Dans la mesure où les enjeux climatiques et environnementaux concernent l’ensemble de la population, le TUC a cherché à dépasser les risques de conflits qui pouvaient naître avec d’autres organisations de la société civile si les syndicats leur apparaissaient, au nom de la protection de l’emploi, comme les défenseurs d’industries polluantes. Par exemple, dès 2015, il parvient, sans masquer les différences de vue initiales ou qui subsistent, à établir un texte commun consistant (31 pages) avec Greenpeace. Les deux organisations insistent notamment pour que les plus faibles ne soient pas les perdants et sur la nécessité de placer les travailleurs qualifiés au cœur d’une « transition juste pour le bien commun » (Greenpeace – TUC, 2015:24).
D’autres initiatives se développent selon la même logique avec la participation du TUC. La plus importante est la création en 2010 de la Greener Jobs Alliance (Alliance pour des emplois plus verts) qui réunit le TUC ainsi que…
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