L’intérêt des enquêtes d’opinion à propos du dialogue social – comme celles, annuelles, de Syndex et du Cevipof – ne réside pas seulement dans la fourniture régulière d’un (précieux) état de l’opinion des salariés et des employeurs, ni dans l’évolution des pourcentages au fil des années. Les verbatim, d’une part, et les énoncés soumis à jugement par les enquêtés, d’autre part, se révèlent fort utiles pour le social scientist : ils traduisent en effet les croyances et les contradictions du moment, celles des sondés comme celles des sondeurs… Un exemple, parmi mille. Syndex, dans la livraison 2022 de son Baromètre Syndex-Ifop de l’état du dialogue social (lire ici ; « enquête réalisée entre décembre 2021 et février 2022, auprès de 1308 salariés et 1127 représentants des salariés interrogés par questionnaire auto-administré ») consacre plusieurs pages au bilan des CSE. « Choc de simplification » pour les directions et « Bilan mitigé pour les IRP » résume-t-elle. En complément des chiffres, quelques verbatim sont cités (issus de « 20 entretiens téléphoniques, dont 10 auprès de représentants du personnel et 10 auprès de représentants de la direction », apprend-on). Il n’est pas inutile de s’y attarder… Car ils montrent moins ce que font les personnes, que ce que croient ces personnes expliquant aux sondeurs ce qu’elles font, ou ce que pensent les sondeurs quand ils nous résument à leur façon les pensées des sondés…
Autrement dit : ces verbatim traduisent des mentalités et des représentations du monde. Et celles-ci ne sont pas des matériaux inertes ; elles façonnent des comportements et orientent, voire durcissent des manières de faire. Et le cycle – infernal ! – de se perpétuer : on croit juste ce que l’on fait ou ce que l’on dit, et l’on fait et l’on dit ce que l’on croit juste…
Deux exemples, tirés de deux vignettes reproduites ci-dessous, issues de l’enquête Syndex 2022. Dans la première, à droite de l’image, ci-dessous, le DAF-RH de ce cabinet de conseil donne comme exemple de simplification via le CSE le fait qu’il n’y ait désormais dans son entreprise que « trois négociations importantes dans l’année », et que sont désormais traitées en son sein « les questions les plus importantes »…

Or, le CSE n’a – à ce jour – aucune attribution en termes de négociation collective – les délégués syndicaux en conservant le monopole – sauf si le CSE s’est transformé en Conseil d’entreprise, ce qui n’est pas le cas ici. Rien ne s’opposait à ce qu’il y ait hier trois, trente trois ou trois cent trente trois « négociations importantes » dans cette PME de conseil, et rien n’empêchera demain les négociateurs – les délégués syndicaux et ce DAF – de se polariser sur les questions les moins importantes… Le passage du CE en CSE, ouvert par les ordonnances de 2017, n’avait pas vocation à simplifier ou complexifier une procédure particulière de négociation collective, encore moins à élargir ou restreindre les thématiques de négociation collective…
Et pourtant : interrogé sur la création et le fonctionnement d’une structure de dialogue social – une nouvelle IRP, nommée CSE… – l’enquêté répond sur une procédure décisionnelle – la négociation collective – et introduit un lien, pourtant ténu, entre les deux mécanismes… On comprend mieux, si ce point de vue est partagé par tous les DAF et DRH de France, l’état du dialogue social en France, puisque règne ainsi la confusion la plus totale entre une instance (le CSE) et une activité co-décisionnelle (la négociation collective)…
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La réduction du nombre d’élus, déclare cette DRH d’une société de transports (en bas de l’image), a professionnalisé les membres du CSE : les élus, dit-elle, ont dû « plus s’impliquer », et la direction, avoue-t-elle, « les prend plus au sérieux ».
Or rien ne s’opposait, hier, du temps des CE, à ce que cette DRH considère correctement les élus – on respecte les personnes, qu’elles soient douze ou douze mille, question de morale… – et le degré de polémiques, que je sache, n’est en rien lié au nombre de personnes assises autour de la table (nos couples en savent quelque chose…). Rien n’interdisait cette même DRH de proposer hier aux élus les « relations partenariales » qu’elle leur offre aujourd’hui…. Et l’on comprend peu l’argument selon lequel cela serait devenu possible car ces élus seraient moins nombreux. Dans les faits, dans les réunions de CE ou de CSE, depuis un siècle, peu d’élus prennent la parole ; et si interviennent des « polémiques », les directions en sont autant responsables que les élus du personnel…

Entre le flou juridico-notionnel de l’un et l’étrange logique de l’autre, on comprend mieux, dès lors, la souffrance ressentie par les élus du CSE suite à la création de cette instance : traitement superficiel des sujets, risque d’un dialogue déséquilibré, perte de proximité avec les salariés, etc. Et là où l’une voit « des sujets mieux articulés », l’autre déplore avoir « la tête dans le guidon ». Là où l’une voit dans le CSE la possibilité de « réunions plus efficaces », cet autre, syndicaliste, avoue sa descente en compétences au point qu’il se juge « médiocre » en réunion de CSE…
Ces jugements contrastés doivent nous interroger. Le risque est patent que la réforme des IRP et la création des CSE – parce que mal et insuffisamment pensée – ne produise une situation inverse à celle qu’elle était censée éviter : un dialogue social formalisé et centralisé, éloigné des problèmes et des salariés, et empreint de méfiance réciproque.
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Illustration de ce paradoxe : l’objectif de la création des CSE en 2017, du point de vue du législateur, consistait à rationaliser les instances de dialogue social en les fusionnant et en modifiant leur fonctionnement. Intention louable !
Pourquoi, si un « choc de simplification » était recherché, la formation la plus plébiscitée des élus (voir l’image ci-dessous) concerne… le fonctionnement du CSE ? Comment comprendre le fait que des élus aient massivement besoin d’être « formés » à la maîtrise d’une instance censée être devenue plus simple et plus fonctionnelle ?

Nous sommes là au point géométrique de deux travers français : un, la propension à toujours créer des usines à gaz à la place de structures souples et fonctionnelles, et deux, la croyance qu’il faut d’abord former des personnes sur le fonctionnement d’une instance de dialogue plutôt que former en priorité des personnes sur la manière de dialoguer entre elles…
Tout se passe comme si nous devions apprendre le fonctionnement technique d’un parapluie plutôt que de savoir comment ne pas se le faire arracher des mains en cas de vents violents… Ou connaître la législation récente concernant le degré de chlore autorisé dans l’eau des piscines publiques plutôt que d’apprendre à nager dans ces espaces nautiques…
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Autre illustration de ce même paradoxe (voir l’image ci-dessous) : le gouvernement a ajouté en août 2021 une nouvelle prérogative au CSE, concernant l’environnement, en sus des précédentes (lire ici). Convenons que le verbatim de ce DRH du secteur bancaire rapporté ici par Syndex doit être partagé par nombre de ses collègues d’autres entreprises et/ou d’autres branches professionnelles…

Comment cependant comprendre ce refus des directions d’entreprises de co-construire avec les élus et les délégués syndicaux des réponses appropriées aux problèmes de la transition écologique / énergétique ? L’enjeu est, il me semble, de même niveau que le maintien du pouvoir d’achat ou le développement des compétences ; mais si ces deux thèmes sont aujourd’hui unanimement appréciés par ces directions comme relevant du dialogue social, l’environnement est laissé de côté…
Il y a là un paradoxe français étonnant et consternant : pour un employeur, les règles de rémunération peuvent faire l’objet d’une négociation annuelle, mais les règles pour réduire l’empreinte carbone de l’entreprise sur son territoire et repenser l’impact écologique de son activité seraient du seul ressort du « département RSE » ? Pourquoi ne pas alors laisser les règles de fixation des salaires au seul service Paie, les règles de départs en congés au seul service Ordonnancement et les règles de sécurité technique au seul service des Méthodes ? Le concept de négociation collective a aujourd’hui plus de 130 années (puisque forgé par Beatrice Potter-Webb dans son ouvrage de 1891, The Cooperative Movement in Great Britain, et conceptualisé ensuite avec son mari, Sydney Webb, dans Industrial Democracy, 1897 ; lire ici). Dommage qu’il faille, 130 ans plus tard, faire remarquer à certains employeurs que leurs arguments d’aujourd’hui à propos de l’environnement et de la transition écologique étaient déjà ceux employés par leurs prédécesseurs du début du XXème siècle à propos des rémunérations…