La solidarité des 27 pays européens vis-à-vis de l’Ukraine agressée n’a, jusqu’alors, pas (trop) failli – et même Vicktor Orban prend soin, en acceptant de payer son gaz russe en roubles, de signaler à ses collègues de l’Union européenne qu’il agit strictement dans le cadre des sanctions de Bruxelles… Mais le risque existe que, sur moyenne durée, cette solidarité s’estompe et que des comportements opportunistes apparaissent, chaque pays examinant à l’aune de ses seuls intérêts les différentes propositions que formule la Commission européenne – dont c’est le rôle politique – pour accroître la pression européenne sur Poutine.
Car il existe plusieurs scènes de négociation – et autant de tables de négociation où ne siègent pas tous les décideurs influents… On peut, dans le cas de la guerre d’agression russe contre l’Ukraine, identifier au moins six scènes de négociation : trois scènes d’inter-négociations (c’est-à-dire : entre des entités différenciées): 1) entre l’Ukraine et la Russie, pour tenter de parvenir à un accord de paix ; 2) entre les 27 pays européens, dans le cadre du Conseil européen pour décider des mesures de rétorsion à l’encontre du dictateur russe ; 3) entre ces 27 pays et la Commission européenne, pour adopter ou non ses propositions de sanction ; et trois scènes d’intra-négociation (c’est-à-dire : au sein de chaque camp) : 4) entre chaque gouvernement national et son opposition parlementaire ; 5) au sein de chaque gouvernement, a fortiori quand il s’agit de gouvernements de coalition, comme c’est le cas en Allemagne) ; et 6) au sein de la Commission européenne, entre les différents commissaires et avec la Présidente, Ursula Von Leyen.
Richard Walton et Robert Mc Kersie, dans leur ouvrage de 1965, A Behavioral Theory of Labor Negotiations, ont érigé la négociation intra-organisationnelle – dans son propre camp, donc, étape préalable avant de négocier avec l’adversaire – en processus d’importance égale aux trois autres processus composant une négociation : les stratégies de négociation 1) distributive et 2) intégrative et 3) les manières de contraindre l’adversaire pour qu’il modifie ses préférences (l’attitudinal structuring, le processus visant à faire modifier les préférences de l’autre partie). Les théoriciens ont peu produit sur cette « intra-négociation ». Christian Morel et moi-même avons tenté de réfléchir à ce processus majeur : négocier avec son camp, pour définir le mandat de négociation, puis rendre compte de l’exécution de ce mandat, et parfois oser se libérer d’un mandat trop impératif. (lire ici l’article de Morel et ici le mien).
Carl Stevens, dès 1963, dans un ouvrage dense et lumineux, Strategy and Collective Bargaining Negotiation a proposé un modèle conceptuel, dit de « conflict-choice of negotiation » où il mêlait théorie des jeux, psychologie sociale et stratégies de négociation. Il éclaire de belle façon les dilemmes de l’Union européenne depuis le début de l’agression russe en Ukraine.
Le modèle de choix conflictuel de Stevens repose sur deux idées : un, tout négociateur est soumis à un dilemme : accorder ce qu’il souhaite à son interlocuteur, pour obtenir en retour ce qu’il attend de ce dernier ; ou le lui refuser, mais dans ce cas s’exposer à ne pas aboutir au résultat qu’il espère à la table de négociation. Et deux : tout négociateur, face à ce choix douloureux, cherche à modifier les options qui s’offrent à lui, aux fins de sortir de ce dilemme, ce qui le conduit à s’engager dans de multiples pressions contre son adversaire.
Le modèle de Stevens fonctionne ainsi – cf. le schéma ci-dessous : un négociateur N (par exemple : un employeur) est face à deux objectifs, opposés :
L’objectif A, qui le conduit à satisfaire les prétentions de son interlocuteur (le syndicat) et lui accorder l’augmentation de salaire qu’il lui réclame – parce que les débrayages intempestifs perturbent l’organisation du travail ; parce que le coût de la vie a augmenté et qu’il comprend l’amertume des salariés ; parce qu’il sait que les salaires qu’ils pratiquent sont un des plus bas de la zone, etc. Bref, il pourrait accorder l’augmentation revendiquée… L’objectif B, cependant, le conduit à refuser les prétentions syndicales : parce que sa masse salariale tend à se développer trop vite, du fait de la démographie vieillissante ; car son comptable l’a prévenu que la situation financière de l’entreprise n’était pas excellente et les prévision de moyen terme encore moins réjouissantes ; car les employeurs du même secteur d’activité l’ont averti qu’il ne devait pas les « trahir » en accordant une augmentation substantielle qu’ils seraient obligés à leur tour d’accorder, etc.

Deux forces d’évitement vont donc tour à tour s’exercer sur lui : dès qu’il s’approche trop de l’objectif A (accorder), une force d’évitement (illustrée ici par la flèche AA) va l’éloigner de A et le pousser vers l’objectif B (refuser). Dès qu’il s’approche de l’objectif B, une autre force d’évitement va l’éloigner de B (ici la flèche BB) et le pousser à nouveau vers A, etc.
On comprend mieux ainsi les motifs des premières vagues de sanctions élaborées par la Commission européenne et entérinées par le Conseil de l’Europe, puis les premiers tiraillements quand a été posée la question du gaz, du charbon et du pétrole russe… Obliger Poutine d’ordonner un cessez-le-feu (objectif A) en le sanctionnant (dans un premier temps : assez symboliquement) n’a pas (trop) posé de problèmes aux 27 chefs d’Etat, en état de sidération et découvrant que l’Europe, par la volonté d’un dirigeant autocratique, redevenait, 75 ans plus tard, un théâtre de guerre…
Les premières expressions publiques de possibles sanctions visant l’énergie achetée chaque jour à prix d’or à la Russie – et non plus concernant quelques yachts amarrés à Monaco… – ont ensuite perturbées cette belle unanimité. La force d’évitement de cet objectif A a commencé à s’exercer, avec des prises de parole publiques de l’Allemagne et de l’Autriche, etc., fort dépendantes de l’énergie russe. La flèche AA s’est illustrée par les déclarations de ces dirigeants selon un embargo sur l’énergie russe « fera plus de mal à nous qu’à eux »…
Mais en se rapprochant de l’objectif B – ne pas pénaliser l’économie européenne, sanctionner la Russie sans perdre des points de croissance, et pour cela : ménager le grand voisin slave (position D1) – alors que circulent les informations concernant de possibles crimes de guerre et crimes contre l’humanité à Boutcha, Irpin, Marioupol, Boudiarank, etc., les dirigeants européens ont conscience qu’ils ne peuvent pas ne pas alourdir ces sanctions. Une force d’évitement les pousse ainsi à s’éloigner de l’objectif B ; ils parviennent à la position D2, plus offensive. Certains pays européens, tels l’Italie, dont le président du conseil des ministres Mario Draghi, ont adopté ces derniers jours une position volontariste à ce sujet (en se rendant de façon impromptue à Alger pour y signer un accord de livraison immédiate de gaz algérien…).
Mais en se rapprochant ainsi de l’objectif A – durcir les sanctions contre Poutine pour l’obliger à un cessez-le-feu et, pour cela, établir une certaine symétrie des forces (donc accéder au vœu du président Zelenski de disposer de matériel militaire offensif (blindés, avions de chasse, missiles, etc.) – plusieurs pays européens sont conscients qu’ils peuvent être alors assimilés par la Russie de Poutine comme des « co-belligérants » au conflit. Si Boris Johnson ne s’en émeut guère – il est libre de ses choix puisque délivré de l’obligation de coopérer avec les autres pays européens… – d’autres dirigeants européens sont plus circonspects…
La tendance à éviter A va donc, une nouvelle fois, nourrir diverses stratégies en Europe : la visite en solo du Premier ministre autrichien à Moscou, la prudence du Président Macron à propos de la notion de « génocide » pour qualifier l’attitude russe envers la population civile ukrainienne ou son refus de livrer à l’Ukraine des armes lourdes, etc. Et cela, sur fond d’accroissement des tensions au sein même des gouvernements européens (par exemple, entre la ministre écologiste allemande des affaires étrangères et les autres partenaires de la coalition « feu tricolore » ; entre Mario Draghi et le mouvement 5 étoiles, son autre partenaire de coalition, etc.) et au sein de la Commission européenne, ou entre celle-ci et le Président Michels du Conseil européen, etc., reflétant ainsi les difficultés de chacun à opter pour un choix résolu envers l’un ou l’autre de ces objectif A ou B.
Imaginons le pire : la fin du siège de Marioupol et l’élimination physique de tous les défenseurs ukrainiens, dont les soldats et officiers de ce fameux bataillon Azov dont la seule existence provoque l’ire de Moscou. Il est probable que l’indignation internationale, du fait des 22 000 morts civiles dues au siège de la ville et du non respect russe des lois de la guerre, conduise les dirigeants européens à s’éloigner définitivement de l’objectif B – ce dont rend compte la flèche B’B’ – la tendance à éviter B s’avérant désormais plus élevée que l’évitement de A…