(III) Poutine, Otomar Bartos et la négociation collective…

Autre démonstration qu’il est plus efficace (en sachant que ce qui est équitable est toujours plus efficace…) de miser sur un fair agreement avec son adversaire plutôt que sa reddition – qui peut ne jamais advenir, ou dans des conditions telles qu’elle n’en est plus une… : celle d’Otomar Bartos, présentée dans l’ouvrage coordonné par William Zartman, paru en 1977, The Negotiation Process.

Bartos fut professeur dans diverses universités étatsuniennes – Pittsburgh, Hawaï, Colorado, etc. – et l’auteur de quelques ouvrages majeurs en théorie générale de la négociation, dont Process and Outcome of Negotiations, 1974, et, surtout, rédigé avec Paul Wehr, Using Conflict Theory, 2002. Il adopta très tôt un raisonnement issu de celui qu’initia dès 1950 Jim Nash, prix Nobel d’économie et dont nos collègues théoriciens des jeux usent à l’envi : la « solution de Nash ». Autrement dit : il existe une solution équitable à tout conflit entre deux personnes, ou deux parties – « Hence the solution has each bargainer getting the same money profit », écrit Nash à la fin de l’article… – qui les satisfait tous deux, compte tenu de leurs préférences initiales, et grâce à leur capacité commune d’agir rationnellement, en fonction de l’agir de l’autre.

Dans la version standard des travaux de Nash – cf. l’article fondateur de 1950, The Bargaining Problem (lire ici) – cela veut dire : il existe un type de partage (s’il s’agit, par exemple, de se répartir des biens différents, sans passer par leur équivalent monétaire : un couteau, un stylo, un jouet, un ballon, etc., comme dans l’article de Nash) – qui alloue ces biens à chacun des protagonistes (Bill et Jack, met-il en scène…) de façon telle qu’aucun d’eux ne se sent floué et n’a de regret après l’échange.

En termes de stratégie de négociation, cela s’écrit ainsi : il existe une situation dans laquelle aucun des négociateurs ne peut trouver de meilleure stratégie de jeu, compte tenu des stratégies choisies par les autres négociateurs. Cela est possible car chacun anticipe la réaction de son adversaire et agit comme il suppose que  l’autre ferait s’il était à sa place. Comme l’écrivit John Harsanyi (1977), qui vulgarisa les travaux de Nash : « Aucun joueur ne peut rationnellement espérer qu’un adversaire rationnel puisse revendiquer de meilleurs gains que ceux que lui-même est prêt à concéder ».

Pour illustrer cette fair solution, Otomar Bartos prends l’exemple des négociations des années 1970 entre l’URSS soviétique et les États-Unis à propos du désarmement. Présentons son raisonnement en l’appliquant aux négociations entre la Russie et l’Ukraine – pour l’instant bloquées mais qui reprendront, tôt ou tard.

Considérons que les préférences (les « utilities », en langue anglaise, soit la reprise de l’ancien mot français « utilités…) de chacun des présidents, russe et ukrainien, au regard de deux options possibles, soient les suivantes :

 RussieUkraine
Reconnaissance par l’Ukraine de l’indépendance de la Crimée et des républiques autoproclamées dans l’Est  + 4  –5  
Autonomie accordée au Donbass, soumise à référendum dans toute l’Ukraine, sous l’égide de l’Union européenne–1+ 2    

Le schéma ci-dessous représente graphiquement ces préférences. La Russie souhaite une reconnaissance des territoires qu’elle a annexé en 2014 (valeur de cette option : + 4), ce que refuse obstinément l’Ukraine (valeur de – 5), qui préfère un régime d’autonomie accordée à la région du Donbass (valeur de + 2), ce qui ne satisfait pas vraiment la Russie (valeur de –1). En appliquant le raisonnement de Nash et sa formule de calcul, la « solution » serait celle-ci :

Pour l’Ukraine : ad-bc / 2(d-b) = (-5) (–1) – (+4) (+2) / 2 (–1) – (+4) = –3/–5 = 0,60

Pour la Russie : ad-bc / 2(a-c) = (-5) (–1) – (+4) (+2) / 2 (–5) – (+2) = –3 / –7 = 0,42

La répartition des « gains », si chacun obtenait ce qu’il souhaite, compte tenu de ce qu’il rejette, se traduirait par une solution de compromis où les deux options en litige seraient combinées en une seule, une fois un critère de pondération adopté. Cela peut prendre la forme d’une « autonomie souveraine » accordée par l’Ukraine au Donbass, avec le droit, donc, de posséder, par exemple, une armée et une police, mais sans pour autant disposer d’un siège à l’ONU comme pays indépendant…

Tiré de Bartos, 1977

Le schéma montre que cette solution de Nash est bien un fair agreement et que les gains de chacune des deux parties sont symétriques. Cette solution de Nash se situe en effet au point central du segment délimité par les deux axes représentants les gains maximum possibles pour chacun. Pour Bartos, cette solution est fair « au sens où chacun reçoit exactement la moitié du maximum de gains qu’il peut rationnellement espérer ». Certes, les dotations ne sont pas identiques (0,60 et 0,42) mais elles tiennent compte des différences subjectives d’évaluation des options.

Si le rejet par la Russie de l’option 2 (l’autonomie) était plus fort (par exemple : d = – 3), et si le refus ukrainien de l’indépendance des territoires russophones était moins ardent (avec a = – 3), les « gains » issus de la solution de Nash seraient respectivement de 2,0 et 2,8. Mais l’essentiel ne réside pas dans ces calculs (qui ne servent à chacun qu’à définir la ZAP, la zone d’accord possible) : ils traduisent un équilibre entre les préférences des parties et chacune constate que celles-ci sont prises en compte, compte tenu des valorisations différentes.

Ce qui suppose que ces préférences soient énoncés, de sorte que chaque partie puisse imaginer les contours d’un futur accord possible – en accordant à l’autre une part de ce qu’il désire aux fins de se voir accorder par son adversaire une part de ce qu’il désire…

Ce qui rend cruciales les offres d’ouverture (opening bids) – c’est-à-dire ce qu’est annoncé à l’autre partie comme devant lui être accordé puisqu’en découle la projection de chacun vers le futur accord et la pesée des préférences qu’elle suppose. Cette offre doit donc être formulée de façon à être jugée comme raisonnablement acceptable par l’autre partie, mais se situer légèrement au-dessus du point d’acceptation.

Car annoncer à son adversaire une prétention déraisonnable – ce que Poutine s’évertue de faire, parlant de « dénazification », puis d’évitement d’un « génocide » des russophones du Donbass, etc., Sergueï Lavrov ajoutant il y a quelques jours une nouvelle prétention : « mettre fin à la domination occidentale dans le monde » ! – c’est lui signifier que rien de sérieux ne se décidera à la table de négociations. Si un négociateur souhaite vraiment un accord à la table, il prendra donc soin, indique Bartos, de formuler une offre que l’adversaire va certes refuser dans un premier temps mais qui va indiquer à ce dernier que son interlocuteur est prêt à faire une concession – pour autant qu’elle soit payée de retour.

Si vous êtes prête à signer un accord salarial à 3,6 % et que l’indice annuel des prix est de 3,5 %, vous êtes peu crédible (ou vous ne voulez pas conclure d’accord !) si vous annoncez à l’employeur que vous exigez de lui 7,5 % d’augmentation salariale… Par contre, faire une opening bid à 3,7 % a plus de sens. L’employeur, qui espère signer à 3,5 % pourra se sentir autorisé à proposer en retour 3,6 %, montrant ainsi sa réceptivité, surtout s’il considère que son projet de réorganisation des services, sur lequel il veut être intransigeant et dont il espère des gains considérables de productivité, vaut bien cette concession salariale…

Sauf que…

… ce raisonnement n’est valable que dans un espace de démocratie industrielle, où les hommes de main de l’employeur n’ont pas envahi le local syndical, n’ont pas détruit les armoires et les ordinateurs, et ne retiennent pas prisonnier le délégué syndical dans un cul-de-basse-fosse (à l’inverse, où nul dirigeant ne voit sa chemise arrachée, ou être obligé d’uriner sur le tapis de son bureau après des heures humiliantes de séquestration…).

Négocier avec Poutine, Zelenski le fait et le fera ; et l’Union européenne y siègera également. Mais Zelenski devrait momentanément délaisser la lecture du chapitre d’Otomar Bartos au profit des ouvrages de  Sun Tzu et Clausewitz – car l’offensive russe dans le Donbass va débuter, que le temps presse, que des civils sont bombardés chaque nuit, chaque jour, et qu’il y a un temps pour tout. Dans les entreprises françaises, par contre, Otomar Bartos, s’il vivait encore (il est mort en 2013, à 86 ans) – devrait être aujourd’hui invité à multiplier ses conférences tant son raisonnement aiderait nos négociateurs d’entreprise à dépasser leurs craintes de s’asseoir à une table de négociation…

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