Guerre et négociation semblent s’opposer. Les deux concepts sont pourtant liés.
D’abord parce que l’activité sociale à laquelle renvoie toute « négociation » – c’est-à-dire : un processus volontaire de recherche d’accord entre deux parties en interdépendance – est appropriée aux situations conflictuelles et constitue le mécanisme privilégié de leur nécessaire résolution. Pour deux raisons, complémentaires : le conflit ne surgit qu’entre des acteurs d’un même système social, condamnés à vivre ensemble – vous avez peu de chances d’être en conflit avec Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne ; plus sûrement avec votre facteur ou votre nouveau voisin de palier… Mais aussi parce qu’alternent, dans tout processus guerrier ou de négociation, des moments de confrontation (de face-à-face, donc, et qui peuvent être courtois et constructifs) et des moments d’affrontement (d’hostilité, donc). Pour le dire autrement et dans les mots de Jean-Daniel Reynaud paraphrasant Clausewitz : « Le conflit est la poursuite de la négociation par d’autres moyens ».
Qu’une négociation clôt généralement une guerre ne signifie pas que celle-ci ne peut à tout instant resurgir ; et que de nouvelles négociations ne peuvent s’ouvrir à tous moments entre belligérants, chacun ayant de bonnes raisons pour ne plus respecter le cessez-le-feu antérieur et tenter de renégocier un accord plus favorable.
Enfin n’oublions pas que le conflit est déjà en germes dans l’état de paix, et que celui-ci se prépare alors que tonne encore le canon… Et que, comme le notait Michel Duclos, ancien ambassadeur français à l’ONU, dans un entretien donné récemment au journal Le Monde – « la diplomatie de manière générale n’existe pas en dehors du rapport de force » (lire ici) –, l’art de convaincre (la négociation) et l’art de contraindre (la guerre) s’entremêlent sans vergogne, au point que de nombreux auteurs tiennent les ouvrages de Sun Tzu et de Clausewitz, L’Art de la guerre et De la guerre, pour de parfaits manuels de négociation – ce en quoi ils se trompent, tout en ayant raison…
Guerre et négociation forment ainsi un couplet conceptuel indéfectible, se comprenant / se nourrissant mutuellement. Il n’est pas inutile de lire la guerre d’agression russe contre un État européen souverain, l’Ukraine, à la lumière d’une théorie générale de la négociation (bien que celle-ci ne figure sous ce format et cet énoncé dans aucun manuel…). Et d’en tirer quelques leçons utiles pour une théorie particulière de négociation, celle qui rend compte de l’activité de régulation sociale dans l’entreprise : la négociation collective.
Commençons ce travail de rapprochement entre guerre et négociation collective d’entreprise par l’étude de deux concepts, chacun usité dans l’un et dans l’autre de ces champs sociaux : le rapport de forces et le pouvoir de négociation.
Il faut d’abord les distinguer, pour les définir correctement. Puis les relier, puisque l’état de ce que désigne le premier dépend de l’intensité de ce qu’informe le second concept.
Qu’est-ce qu’un « rapport de forces » ? Rien d’autre qu’une image, prise à un moment donné, de forces en rapport ; et une ou l’autre de ces forces peut en effet dominer. Mais ces rapports sont fluctuants : la partie A, sous l’effet de diverses contraintes, peut voir sa domination progressivement s’affaiblir, et la partie B, mobilisant de nouvelles ressources, devenir à son tour dominante. Un rapport de force est donc seulement observable à un moment précis ; il traduit le poids respectif des parties à un instant T – donc, la nature de l’équilibre précaire qui les régit.
Mais pouvoir de négociation n’est pas puissance : on peut être propriétaire d’un château du XVIIème et manquer de trésorerie pour en réparer le toit… Posséder la plus grande armée du monde n’a pas évité aux États-Unis les mises en échec de Saigon, Benghazi ou Téhéran. Un bargaining power s’acquiert et s’entretient de mille façons : David peut dominer Goliath à une table de négociation ! Il suffit qu’il se soit méticuleusement préparé à ce qui pourrait s’y passer, qu’il ait fait l’inventaire de ses forces et faiblesses, le tour de ses alliés potentiels, ou encore qu’il n’ait pas confondu sa cible avec son point de résistance – ce qui suppose qu’il ait correctement évalué la ZAP, la zone possible d’accord, et adapté en conséquence sa stratégie de concession.
Poutine a visiblement mal évalué l’un et l’autre : il a d’abord incorrectement estimé la nature du rapport de forces qu’il établissait en envahissant brutalement l’Ukraine, malgré les avertissements préalables de l’OTAN et de l’Union européenne, en misant sur la désunion des États européens, alors même que son agression allait la renforcer et rendre possible le 25 février ce que nul d’entre nous n’imaginait le 23 février en matière de solidarité européenne… Et il incorrectement estimé le niveau exact de son pouvoir de négociation, persuadé que s’il prenait Kiyv en quelques jours, installait un président fantoche et apportait quelques litres de vodka à une population qui accueillerait sa soldatesque par des fleurs et des rogalykys, il serait en position forte à la table des négociations que son voisin biélorusse était chargé de présider une fois l’Ukraine asservie.
Cela ne s’est pas passé ainsi – et c’est heureux ! Il faut cependant en comprendre la raison. Plusieurs auteurs nous seront ici précieux – et Poutine aurait dû les lire plutôt que se fonder sur la seule connaissance de vieux manuels soviétiques de maintenance de chars T-55… : John Hicks, Neil Chamberlain, Otomar Bartos, Carl Stevens, Thomas Schelling et Anselm Strauss, tous de brillants universitaires. Ils sont étatsuniens , sauf le premier, et tous furent d’utiles contributeurs à notre savoir collectif sur la négociation. Un billet de blog est consacré à chacun d’eux. Pour ce premier billet : John Hicks.
Hicks est un économiste, professeur à la London School of Economics. Il reçut le prix Nobel en 1972 conjointement avec Kenneth Arrow. Plusieurs de ses ouvrages sont traduits en français – dont Une théorie de l’histoire économique, paru au Seuil en 1973. Dans son premier ouvrage, Theory of Wages (1932), il modélise le rapport de forces entre un employeur et un syndicat comme une tension entre deux efforts, simultanés : celui de l’employeur, qui souhaite affaiblir la courbe de résistance syndicale, et celui du syndicat, qui souhaite, en retour, élever la courbe de concession de l’employeur. Le modèle est fondé sur la réciprocité : à chaque tentative syndicale de faire reculer l’employeur (pour hausser rapidement la courbe de concession de ce dernier) correspond une tentative patronale de faire reculer le syndicat (pour faire chuter rapidement sa courbe de résistance). De sorte qu’au croisement de ces forces en mouvement se tient (toujours, dit Hicks) un point P, mais de position variable, et le lieu qu’il désigne traduit l’équilibre momentané des forces en présence. Que s’élève rapidement la courbe de concession de l’employeur (ou que s’abaisse rapidement sa courbe de résistance) alors que le syndicat réussit à maintenir élevée sa courbe de résistance (ou maintenir basse sa courbe de concession), et ce point P se déplace sur toute la surface de l’espace relationnel, définissant, en projection sur les axes, un niveau de gains (en ordonnée ; ici, sur le schéma : 160) et une durée pour parvenir à le définir (en abscisse ; ici, x semaines).

Puisque les deux adversaires connaissent l’existence de ce point P virtuel, que ce dernier se définit au regard des concessions et des résistances des uns et des autres, juge alors Hicks, il ne leur est pas nécessaire d’entrer en conflit ouvert – de se mettre en grève, donc, pour l’un ; ou de lockouter les salariés, pour l’autre. Il leur est plus rationnel de chercher à définir ensemble ce point P… à la table de négociation.
Le problème de Poutine est qu’il a mal situé ce point P, trop certain dans l’effondrement rapide de la courbe de résistance ukrainienne – rappelons-nous que le surlendemain de l’invasion, il appelait l’armée ukrainienne à capituler, déposer le président Zelenski et s’asseoir avec lui à la table des négociations… – et trop confiant dans sa capacité à tenir haute longtemps sa propre courbe de concession.
Pour quelles raisons s’est-il fourvoyé ? Diverses hypothèses peuvent être avancées, solides et vérifiables. D’abord, comme tout dictateur, Poutine s’est entouré de conseillers et de ministres serviles ; ils lui donnent l’heure qu’il est à sa montre, taisant toute information qui lui déplairait, etc. Le Chancelier Autrichien, hier, a justifié son déplacement à Moscou par cet argument : « pour confronter le président russe aux réalités de la guerre », subodorant qu’’il n’a pas accès à des informations fiables... Puis la mauvaise organisation et la faible motivation de son armée, nullement préparée et enthousiaste à envahir un pays vaste comme une plaine à blé ukrainienne. Ensuite la qualité soviétique du matériel technico-militaire, ou la corruption ambiante, à tous les niveaux du commandement, provoquant des ruptures logistiques. Sans oublier – et c’est peut-être la raison première du calcul erroné de Poutine ! – la vaillance des soldats ukrainiens, leur envie de défendre leur pays, leurs institutions, etc., toutes choses qu’un dictateur ne peut imaginer, étant étranger à toute forme de rationalité axiologique car habitué à raisonner en seuls gains et pertes, oublieux que ceux-ci ne se défissent qu’au regard des valeurs qui leur donnent sens…
Poutine aurait dû lire Hicks. Il aurait en effet constaté, à l’issue de sa lecture du chapitre 10 de Theory of Wages, que par le simple jeu des anticipations rationnelles, qu’il atteindrait l’essentiel de ce qu’il recherchait (la neutralité de l’Ukraine, la création d’un glacis de protection le long de sa frontière ouest, un droit de regard sur la Crimée, etc.) en s’inscrivant dans un processus de construction d’un accord global de règlement avec l’Ukraine, à une table de négociation, donc, plutôt qu’en décidant en solitaire, derrière son interminable bureau, d’agresser le pays voisin…
Hicks écrivait, page 145, à la fin de sa démonstration : « There is a general presumption that it will possible to get more favorable terms by negotiating than by striking ». Pourquoi peut-on obtenir à la table de négociations des « conditions plus favorables » ? Et plus favorables que quoi ? Réponse de Hicks : cette table reproduit un jeu de forces et d’anticipation des acteurs sociaux, mais sans que les coûts réels correspondants, en termes de grèves ou de lock-out (ou de morts civiles, de destruction d’infrastructures, etc.), soient à la charge des protagonistes – même si la durée que prendra leur négociation sera néanmoins internalisée dans le coût final du processus compromissoire.
Appliqué à Poutine, le raisonnement de Hicks serait le suivant : le dictateur russe possède du gaz, du charbon, des tanks, des avions de chasse et des missiles nucléaires, etc. Il peut donc, rappelant à Zelenski sa puissance de feu, exiger de lui l’abandon de sa demande d’adhésion à l’OTAN et la reconnaissance des indépendances de la Crimée et des républiques fantoches de l’Est. Il peut également imaginer Zelenski enfermé dans son palais à Kiyv, réfléchissant à différents scénarios de sortie de crise, dont un appel général aux pays européens de disposer de matériel offensif, etc. Les deux hommes sont ainsi capables, en se projetant (mentalement) dans un futur accord que tous deux estiment possible mais pour l’instant inatteignable, de reconstituer le chemin que chacun devrait parcourir pour y parvenir. Ils y parviennent donc – puisque chacun anticipe la réaction de l’autre à sa propre réaction.
Cette backward induction – induction à rebours, que conceptualisèrent John von Neumann et Oskar Morgenstern dans leur ouvrage de 1944, Theory of Games and Economic Behavior – conduirait en effet Poutine et Zelenski à s’économiser les coûts d’une agression, pour l’un, et d’une riposte à cette agression, pour l’autre, puisqu’ils parviendraient sans encombre majeure à un point P que tous deux jugeraient raisonnable. Ce qui faisait dire à Hicks qu’une grève implacable, de la part des salariés, ou un lockout brutal, de la part de l’employeur, survenaient toujours « from the divergence of estimates [of employer and union] and from no other cause » – du fait des divergences d’estimations, et d’aucune autre cause…
Le problème est que ces estimations s’avèrent – et cela est certain pour les dictateurs et les régimes autoritaires ! – systématiquement surévaluées puisque ces autocrates sont dépourvus de capacités, un, à adopter le point de vue de l’autre, et deux, à mener, au sujet de leurs préférences, un débat contradictoire, avec la présence d’ « avocats du diable » autour d’eux, chargés de contester la validité de cette option (pour l’intérêt de cet « avocat », voir les travaux de Christian Morel ; lire ici et écouter ici).
L’entrée en négociation, quand un conflit est engagé, n’est possible, nous enseignent William Zartman et Dean Pruitt, auteurs respectifs d’une théorie du mûrissement (ripeness theory) et d’une théorie de l’empressement (readiness theory), que quand les deux parties se sentent dans une mutually hurting stalemate, une impasse mutuellement douloureuse, et qu’elles sont désormais prêtes à recourir à une solution négociée, qu’elles jugent moins coûteuse que la solution guerrière ou conflictuelle, auparavant estimée de coût inférieur à un accord (pour une présentation de ces deux concepts, lire ici l’entretien avec Dean Pruitt – en français). Poutine n’y est pas encore prêt – parce qu’il s’est auto-intoxiqué sur la réalité de son pouvoir…
(Prochains billets : « (II) Poutine, Neil Chamberlain, et la négociation… » et « (III) Poutine, Otomar Bartos et la négociation… »