(Je participais ce matin à deux tables-rondes lors d’un colloque de grande qualité conçu et organisé par Rosaire Gob, directeur de l’ARACT-Guadeloupe, sur le thème « Conflictualité sociale et médiation au travail ». Je reproduis ci-dessous mes deux interventions. L’intégralité du colloque et des différentes interventions est disponible ici).

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« (Table-ronde 2 : Le conflit, quelles vertus ? Quelles limites ? Sens ou non-sens du conflit : vécus du conflit et regards de la recherche)
Mon propos est celui d’un sociologue dont la posture est dite « compréhensive », c’est-à-dire qui s’efforce de comprendre les actions des individus à partir de leurs craintes, de leurs émotions, de leurs besoins, bref, en essayant de se « mettre dans leur tête » et de voir le monde comme eux le voient, de comprendre leurs ressentis, ou leurs ressentiments.
Un conflit collectif du travail comporte toujours deux dimensions : une dimension stratégique – car un conflit est d’abord un heurt, un affrontement entre deux volontés ; et une dimension morale – car cet affrontement s’opère toujours au nom d’un droit, à acquérir ou maintenir, et où s’entremêle des sentiments de mépris et d’injustice, des demandes de reconnaissance, etc., ce qui complique le processus de résolution / régulation de cette conflictualité.
Il y a en effet, dans tout conflit collectif du travail, deux mouvements, simultanés :
- un mouvement d’imposition, puisqu’il s’agit d’obliger l’autre à accepter de nouvelles règles ou d’autres façons de faire, ou de renoncer à son projet, etc., bref de faire plier sa volonté. C’est la dimension coercitive de tout conflit : imposer à un adversaire un scénario qu’il refuse, et, pour qu’il l’accepte, user de la force : se mettre en grève, bloquer des ronds-points, empêcher des autobus de sortir du dépôt, faire évacuer un piquet de grève par la police, traduire en justice des syndicalistes, etc.
- et un mouvement de justification de la nécessité de cette imposition. Cette justification est morale, au sens où elle mobilise plusieurs principes de justice et exprime, dans la quasi-totalité des cas, l’exigence des individus d’être traités avec dignité et respect.
L’intrication de ces deux mouvements rend, nous l’aborderons dans la prochaine table-ronde, la résolution des conflits du travail plus difficile car cette dimension morale du conflit n’est pas simple à traiter ; elle est d’ailleurs souvent ignorée, ce qui fait que tôt ou tard, elle réapparaît, et de façon encore plus affirmée, comme c’est le cas actuellement en Guadeloupe.
Le premier mouvement, d’imposition à l’autre, suppose deux efforts : le premier effort vise à rendre cohésif le groupe, à faire en sorte qu’il soit uni, sans dissensions au sein du collectif gréviste. Second effort : permettre au groupe de s’affirmer dans sa singularité, d’exprimer son identité. Seront ainsi mis en avant : l’histoire du collectif, ses victoires, ses faits d’armes, etc. On veillera qu’il ne parle que d’une seule voix, et qu’ainsi soit prouvée la force de vaincre de ce collectif. Les T-Shirts rouges de certains syndicalistes guadeloupéens sont une illustration de ce travail de mobilisation identitaire.
Le second mouvement, d’affirmation morale, nécessite que soient mobilisées des valeurs tendant à l’universel : les grévistes ne disent jamais qu’ils luttent pour des avantages corporatistes, mais toujours « pour le bien-être de tous les travailleurs », ou « pour les générations à venir ». Il s’agit toujours d’inscrire la grève locale, spécifique, dans une histoire plus vaste, ce qui lui donne sons sens historique, la dégage de ses particularités, pour mieux en justifier le bien-fondé.
La dimension morale du conflit vient donc universaliser ce qui n’est au fond qu’une revendication précise, singulière. Est donc nécessaire un travail d’élargissement des enjeux : ce n’est pas simplement une hausse des salaires, mais une lutte pour « vivre mieux », pour « vivre dignement » ; pas seulement une défense des emplois mais une lutte pour « une autre société », « pour l’avenir de nos enfants », etc.
Enfin, seconde caractéristique de cette dimension morale de la conflictualité sociale : elle se nourrit de sentiments qui lui donnent son expressivité.
Je reprends là la grille d’analyse proposée par Pierre Rosanvallon dans on ouvrage Les épreuves de la vie. Il y commente ce qu’il estime être trois sortes d’épreuves, au sens de « ce qui nous affecte », « ce qui nous pousse à occuper un rond-point ou à bloquer une route » : il les nomme : « l’épreuve du mépris », « l’épreuve de l’injustice » et « l’épreuve de la discrimination ». Je les commente rapidement :
Le mépris, tout d’abord, avec ce sentiment d’être humilié, voire nié en tant qu’individu et comme membre d’un collectif dominé.D’où une formidable colère. Un bon exemple est l’appel à la conférence des délégués de l’UGTG en février 2021. On y lit des phrases comme : « Face au mépris des patrons racistes et véreux », « Face au mépris colonial caractérisé notamment par l’arrogance grandissante, etc. ». On se sent ainsi dédaigné, qu’on ne vaut pas la peine d’être écouté, qu’on pèse pour rien, qu’on est même invisible, puisque l’autre refuse de nous recevoir et de discuter avec nous…
L’injustice. Dans ce même communiqué de l’UGTG, on peut également lire des phrases comme «Face à l’empoisonnement de nos vies, de notre terre, de notre avenir » ; ou encore : « Face au désastre sanitaire et la mort « évitable » de plus de 170 Guadeloupéens, conséquence directe de l’incompétence et de l’insouciance des autorités », etc. On est ici à la fois indignés et stupéfaits que les autorités ne soient pas attentives au bien-être de chacun. C’est cela qui est jugé injuste : l’indifférence des autorités envers le sort de quelques uns.
Enfin, la discrimination vient lier et solidifier ce ressentiment : il y a le sentiment, pour tout gréviste, tout militant sur un point de blocage routier, qu’il n’a pas été, en tant que personne singulière et comme membre d’un collectif, traité de façon égale, ou traité avec respect, ou traité avec bienveillance. La loi n’est ainsi, pense-t-il, pas égale pour tous, il y a des passe-droits, des privilèges. Et tout ceci lui semble insupportable.
Cette dimension morale de la conflictualité rend plus difficile la résolution ou la régulation du conflit social. Elle n’est pas vraiment prise en compte par les analystes ni par les décideurs, politiques ou économiques. Ces derniers ont une lecture classique des conflits, en termes d’intérêts, et est donc occultée cette dimension émotionnelle et valorielle du conflit. C’est pourquoi les conflits s’éternisent, ou recommencent quelques années plus tard, ou sont imparfaitement réglés. Il faut donc prendre au sérieux ces émotions, car elles participent de la dynamique conflictuelle. Il faut donc intégrer à nos réflexions et nos pratiques de gestion des conflits ce que le philosophe allemand Axel Honneth nommait, dans les années 2000 : « la grammaire morale des conflits sociaux ».
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(Table ronde 3 : Les outils réponses de (re)médiation d’ici et d’ailleurs. Négociation et médiation dans les conflits au travail : approches, outils, méthodes)
« Une remarque, et quatre propositions… La remarque : je distingue « résolution des conflits du travail » et « régulation des conflits ». La résolution, c’est à chaud, dans l’urgence, car la grève s’éternise, car l’économie du pays est bloquée. La régulation, c’est à froid, dans le calme et la réflexion, pour éviter que les conflits s’éternisent et que le pays soit bloqué tous les douze ans… Je pense qu’il faut garder en tête ces deux approches, l’urgente et la récurrente, et les articuler…
Premier outil, mais aussi premier enjeu : modifier notre regard sur la négociation collective. Ce n’est ni un match de boxe, ni une comédie de théâtre ; c’est un processus méthodique de résolution de problèmes, opéré par deux parties qui ont chacune un intérêt à ce que soit réglé ce problème et à le faire avec son adversaire car ce dernier détient une partie de la résolution de ce problème.
À une table de négociation, syndicalistes et directions construisent des solutions appropriées aux situations socio-productives. Les outils juridiques à leur disposition, surtout depuis les ordonnances de 2017, sont désormais nombreux et la négociation collective reste le meilleur moyen d’identifier les problèmes avant qu’ils ne se dégradent en conflit, et de les régler par des arguments plutôt que par des affrontements.
C’est aussi, je crois, la meilleure réponse à cette dimension morale de tout conflit collectif de travail. Car à une table de négociation, les inégalités de statut ou de diplôme, les attitudes dominatrices, etc., sont pour ainsi dire gommées et ne subsistent que des mandataires qui parlent au nom de leurs mandants et qui défendent leurs intérêts. S’asseoir à une même table de négociation, c’est reconnaître une égalité des fonctions de représentants, et donc la légitimité d’autrui à co-décider avec soi, son adversaire mais aussi son partenaire.
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Deuxième outil, deuxième enjeu : apprendre ensemble à négocier, via les formations communes à la négociation collective. Eric Nouvel, le directeur de l’Aract Martinique vient de fort bien décrire ce dispositif, auquel j’ai eu le plaisir de contribuer.
Ces formations communes, en réunissant dans une même salle employeurs et syndicalistes, et en leur permettant qu’acquérir de mêmes techniques de négociation, dites fondées sur la résolution de problème, permettent une acculturation réciproque, et la découverte, qu’en jouant sur les différences de valorisation, les parties peuvent rendre compatibles des intérêts réputés concurrents. S’atténue alors cette dimension morale du conflit car, en salle de formation commune, tous sont égaux, tous apprennent aux autres à faire, et tous apprennent des autres ce qu’ils ne savent pas encore…
Troisième outil de régulation sociale, troisième enjeu : suivre, outiller, accompagner les négociateurs dans leurs efforts. Cela peut être du suivi personnalisé, par l’Aract, ou un accompagnement via des clusters d’entreprise, ou chacun mutualise son expérience et découvre d’autres expériences, dont il peut d’inspirer. C’est aussi le rôle des ODDS, appuyés par les pôles Travail des DREETS que d’accompagner, outiller, informer, soutenir les entreprises du territoire dans leurs efforts et ce n’est pas l’ouvrage qui manque… Il nous faut cependant penser collectivement ce travail d’accompagnement, et articuler à cet effet les diverses composantes du dialogue social…
Quatrième et dernier outil, mais la liste n’est pas close : la médiation organisationnelle. Cet outil est novateur, pas encore totalement stabilisé et conceptualisé ; il s’agit d’une démarche de prévention, à destination des collectifs de travail, centrée sur l’organisation du travail et la qualité de vie au travail, menée par un médiateur ou un binôme de médiateurs, et qui peut être permanente, en tous cas de longue durée. Leur intervention, sur la base d’entretiens puis de réunions collectives, est soumise à l’accord préalable du CSE, dans le cadre d’un mandat de médiation établi au préalable. L’objectif est d’améliorer, pour toutes les dimensions du dialogue social, que ce soit des groupes d’expression des salariés, des procédures de concertation et de consultation, ou en vue d’une négociation collective, d’améliorer ces procédures grâce aux vertus de la médiation.
Voilà quelques outils qui pourraient être mieux valorisés ou expérimentés en Guadeloupe, portés par l’Aract Guadeloupe et son conseil d’administration, associé à la Dreets Guadeloupe. Merci de votre écoute. »