Aider les négociateurs d’entreprise à échanger à propos de leurs pratiques et leurs expérience, et réfléchir aux conditions et aux modalités d’un accord collectif expérimental ? Quelques pistes de réflexion…

(J’étais invité jeudi dernier, 21 octobre, à participer à une table-ronde  lors des États généraux du dialogue social, organisés par le Conseil national des barreaux, sur le thème de la sortie de crise sanitaire et de l’adaptation de la relation de travail. Cette troisième table-ronde avait pour titre : Culture d’entreprise et communauté de travail  à l’heure du télétravail. Je reproduis ci-dessous, largement complétée, mon intervention.)

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Est-ce qu’il y a aujourd’hui déstructuration de la relation de travail, bris du rapport social à l’entreprise, modification substantielle de la forme sociale « entreprise », du fait de la crise sanitaire et de la généralisation du télétravail, comme cela a pu être dit ici ou là, notamment ce matin ? Permettez-moi d’en douter. « On ne se baigne jamais dans le même fleuve », disait Héraclite ; et on ne travaille pas tous les jours dans la même entreprise, oserais-je dire…

Je me méfie des grandes déclarations de ce type, qui pêchent par deux oublis : oubli que la société qui est la nôtre est continûment modifiée, que tout y bouge sans cesse, nous-mêmes et nos entreprises ; et oubli que ceux qui nous ont précédé ont vécu eux-aussi des crises majeures, qu’ils ont vu des mondes du travail s’engloutir –par exemple, la crise de la sidérurgie, à la fin des années 1970 – et des changements techniques et organisationnels bouleverser leurs vies.

Deux remarques, à ce sujet. Quand, au début des années 1990, j’ai publié un ouvrage intitulé Sociologie des entreprises, quelques collègues ont raillé mon à-propos. « Tu arrives trop tard », me disaient-ils, « les frontières de l’entreprise s’estompent, et se distend le rapport des salariés aux entreprises qui les licencient ». Certes, mais l’entreprise est une forme sociale plastique, qui sait s’adapter aux aléas et au contexte, et dont la diversité des formats concrets – car quelle ressemblance entre une start-up fondée par quelques copains à la sortie de leur école d’ingénieurs et une multinationale centenaire ? – est la garantie de la longévité de sa forme générique…

Seconde remarque : il est difficile de discerner dans tout ce qui bouge ce qui sera le monde de demain. Prenons l’exemple des Gilets jaunes qui occupaient des ronds-points et des péages d’autoroute ; quelques mois auparavant, Nuit Debout occupait la place de la République à Paris ; et quelques années avant cela, le printemps arabe s’était également emparé des places. Alors que sera la forme usuelle des actions collectives de demain : les places ou les ronds-points ? Nul ne le sait car les deux types d’action peuvent, « en même temps », coexister, sans qu’ils ne s’annulent ou fusionnent…

Le futur n’est pas l’actualisation du présent, et nombre des scénarios possibles s’offrent à nous. Il faut donc raisonner de façon prospective, certes, mais en imaginant divers scénarios probables et en faisant en sorte que se réalise celui qui nous semble le plus efficient et porteur d’une société et de mondes du travail  dont nous souhaitons la survenue…

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Au risque de simplifier, il existe trois manières d’implanter du changement organisationnel dans l’entreprise : en jouant sur les structures (d’où la création des CSE, ou du Conseil d’entreprise, ou l’extension du recours au référendum, etc.) ; en jouant sur la culture de l’organisation (d’où les expérimentations en termes d’« halocratie », de « sociocratie », ou l’habitus participatif dans les processus de prise de décision  au sein du secteur coopératif et de l’économie solidaire) ; enfin en jouant sur les interactions  entre les individus (d’où la notion d’accord majoritaire, la présence d’administrateurs salariés au sein des Conseils d’administration, etc.).

Le télétravail : est-ce une nouvelle structure, une nouvelle culture de travail, ou un nouveau type d’interactions sociales ?  Ma réponse : cela impacte ces trois dimensions de l’organisation, et cela fait la beauté sociologique de ce dispositif technique de mise en rapport distancié des individus…

Car le télétravail interroge, tout à la fois : l’organisation du travail, les cultures de travail et le collectif de travail. Il est, à mes yeux :

  • un révélateur de comment dysfonctionnent nos organisations ;

Et ceux-ci sont nombreux : il impacte la manière dont sont pensées et animées les réunions de travail, la qualité des informations qui nous sont transmises, la manière dont sont prises les décisions, le rôle du manager d’équipe, sa façon de mobiliser ses équipes, etc.

  • un perturbateur de ces organisations ;

Car il permet aux individus de reprendre un peu de pouvoir et d’autonomie : ils sont à domicile, ou dans un tiers-lieu ; ils font semblant parfois… Cela nous perturbe en tant qu’individus : cela nécessite une technicité que nous ne maîtrisons qu’imparfaitement. Et nous sommes dépendants de la technologie, de la qualité de la connexion, etc. Cela perturbe aussi gravement les relations sociales : le collectif ne se réunit plus, etc. On a besoin de voir les expressions, la gestuelle de nos collègues ; et l’ergonomie de nos poste de travail domestiques est mal adaptée, car ils ne sont pas pensés comme des espaces de travail…

  • enfin, un opérateur, car il va aider à reconfigurer nos organisations de travail.

En interrogeant nos organisations, il nous aide à les rendre plus efficientes. Et il fait surgir en plein jour ce qu’on tenait caché sous le tapis…

Alors que faire, et comment le faire ?

Ma réponse : inscrivons à l’agenda des NAO, aux négociations dédiées, et aux discussions en CSE, formelles et informelles,  la question du télétravail et orientons en ce sens les processus de négociation collective… Pour quelles raisons ?

  • Un, comme nous ne savons pas grand-chose sur le télétravail et ses impacts, cela modifiera la manière dont sera traitée cette question à la table des négociations…

La question des rémunérations est connue ; d’où le match de boxe et une négociation distributive, avec un gagnant et un perdant – et le gain de l’un est la perte de l’autre…

La question du télétravail, elle, est peu connue ; les postures usuelles seront plus difficiles. Il y aura donc plus facilement apprentissage collectif, et une co-construction des réponses, entre les directions, élus du CSE et délégués syndicaux.

  • Deux, l’entrée « dialogue social » est un formidable opérateur, je le disais à l’instant, pour aborder la question, centrale aujourd’hui, de l’organisation du travail.

Prenons l’accord relatif à la mise en œuvre du télétravail dans la fonction publique, signé le 13 juillet 2021. Au début du préambule, il y est écrit ceci (la numérotation est de mon fait…):

« Le développement actuel du télétravail permet de réexaminer la place de cette  modalité de travail, parmi d’autres, et (1) d’interroger l’organisation du travail dans la  fonction publique, au regard notamment (2) de la continuité des services publics, (3) des  conditions d’exercice de leurs missions par les agents, (4) de la conciliation de la vie  personnelle et de la vie professionnelle, (5) du lien en entre  l’agent en télétravail et son collectif de travail, (6) de son temps de travail et (7) de la qualité  du service rendu à l’usager.

Pas moins de sept thématiques sont ainsi impactées par le développement du  télétravail, et non des moindres !

  • Trois, le type même de négociation collective en sera impacté.

Quand on fait une étude lexicale rapide de l’accord inter-fonctions publiques du 13 juillet dernier, on est frappé de la nature du document : c’est un accord collectif qui codifie peu, qui énonce peu d’interdits ; il n’est pas un catalogue de règles, comme usuellement… On y trouve ainsi sept fois le mot « réflexion » (dans les expressions ou phrases comme : « poursuivre une réflexion collective » ; « cette réflexion doit permettre » ; « Ce qui nécessite une réflexion sur l’organisation du travail » ; « une réflexion à approfondir sur l’organisation du travail », etc.).  

Je pense qu’on est là à un petit point de bascule : le contractuel, dans l’entreprise ou l’administration, ne sera plus uniquement la définition des règles d’organisation, mais aussi la définition d’une méthode pour réfléchir collectivement.

J’ai également compté, dans l’accord du 13 juillet,  le nombre d’occurrences des verbes devoir (« le télétravail doit », « l’agent doit », etc.) et pouvoir (« le télétravail peut »… « L’agent pourra », etc.).

Résultat du décompte, et cela est prometteur : 27 occurrence de « doit » et… 34 occurrences de « peut » !

Le télétravail contribue ainsi à passer d’une négociation collective en termes de définition de règles, valables erga omnès, que l’on soit à Dunkerque ou Fos-sur-Mer (« ce qu’il faut faire ou ne pas faire ») à une négociation collective en termes de possibilités d’action, laissées ouvertes aux partenaires sociaux.

Le pas est conséquent, et cela dessine la négociation collective de demain : s’accorder sur des manières de faire en situation d’incertitude ou d’innovation, en incitant, en invitant à faire, à en expérimentant des dispositifs, etc.

Ce qui ouvre plusieurs chantiers de réflexion collective, à laquelle vous, les avocats travaillistes, devez nécessairement contribuer :

Chantier 1 : réfléchir aux conditions et aux modalités d’un accord collectif expérimental, donc révisable au bout de quelques mois, avec une sécurisation juridique, certes, mais elle aussi de type expérimentale…

Chantier 2 : aider les négociateurs d’entreprise à échanger à propos de leurs pratiques et leurs expériences dans des « clusters », pour qu’un apprentissage collectif s’opère et que circulent et s’inventent des manières innovantes de traiter cette question de l’organisation du travail. Cette mutualisation me semble un enjeu dans les territoires, pour une synergie et une efficacité redoublée.

Chantier 3 : réfléchir à l’accord collectif lui-même, et en imaginer des formes plurielles, notamment pour les TPE-PME, où les dirigeants sont rétifs à une contractualisation formelle de ce qui y est « négocié »… Des « relevés conjoints de discussion », ou des « comptes rendus de réunion » signés par les deux parties peuvent y être expérimentés…

Chantier 4 : adopter à la table de négociations, car le thème du télétravail s’y prête à merveille, les techniques de négociation collective fondées sur la résolution de problèmes. Ce qui suppose qu’on promeuve ces outils que sont l’élaboration de diagnostics partagés, l’habitude de raisonner en liste de solutions de problèmes, de critères de sélection, etc.

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Je termine par une publicité : lisez, séance tenante !, le dernier numéro de la Revue des conditions de travail de l’Anact (lire ici), consacrée aux « Alternatives organisationnelles et managériales : promesses et réalités ? » On y découvre des tas d’innovations organisationnelles, ici ou là, dans des secteurs divers, et cela montre, de façon exemplaire, que, assurément, on ne travaille jamais chaque jour, dans la même entreprise

2 Comments

  1. Merci Christian pour cet article. Il correspond très bien à mon expérience de 12 ans de pilotage du télétravail dans mon entreprise et aux 4 négociations d’accords sur ce sujet. Je me permet aussi de la partager sur le groupe APSE car il intéressera d’autant plus nos collègues que tu mobilises le SIC cher à Renaud Sainsaulieu.

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