(Je reproduis ci-dessous l’intervention de Marcel Grignard, co-président du Comité d’évaluation des ordonnances sur le travail de 2017 (avec Jean-François Pillard), lors de la deuxième table ronde : « Un modèle ? Quelles orientations ? » du colloque du 8 octobre 2021, organisé par Frédéric Géa et Anne Stévenot autour de la publication de l’ouvrage « La dialogue social ; l’avènement d’un modèle ?» ; lire ici).
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La dernière enquête « Baromètre du CEVIPOF » consacré au dialogue social (lire ici) révèle un regain significatif de confiance envers les syndicats – 40 % des salariés interrogés indiquent ainsi faire « confiance » et « plutôt confiance » aux syndicats en 2021, contre 30 % lors des enquêtes précédentes, en 2018 et 2019.
À quoi est-ce dû ? Et est ce durable ?
Cette opinion plus positive des salariés s’appuie (au moins pour partie) sur ce qu’ils perçoivent des syndicalistes qu’ils côtoient, sur ce que produit le travail de ces derniers, notamment à travers leur pratique du dialogue social.
L’enquête CEVIPOF nous apprend également que les salariés qui considèrent que la crise de la Covid-19 a eu des effets positifs sur le dialogue social (15%) sont aussi nombreux que ceux qui considèrent que l’effet est négatif. Il est donc possible que le rôle des syndicats et des élus dans les entreprises et au-delà, pendant la crise sanitaire, soit une des causes de ce regain de crédit dont ils bénéficient.
Nous avons, Jean-François Pilliard et moi-même, essayé d’identifier ce qui caractérise le dialogue social dans la crise de la Covid-19. Deux points-clés émergent. La volonté des représentants des salariés et des directions de trouver des réponses concrètes aux problèmes sanitaires, sociaux, économiques qu’ils affrontaient l’a emporté sur le respect des prérogatives et règles de fonctionnement des instances, et, dans le même temps, leurs relations se sont améliorées. Mais nous avons aussi fait le constat que ce dialogue reposait sur un nombre plus petit de représentants de salariés, avec le risque d’accroitre la distance entre l’institution et les salariés.
Un premier enjeu pour cheminer vers « un nouveau modèle de dialogue social » et qui conforterait ce regain de confiance dans les acteurs du dialogue social, c’est de dé-institutionaliser ce dialogue social. Le Code du travail dit ce que l’institution doit produire ; au fil du temps, il empile les prérogatives, les sujets d’information / consultation, etc., mais ne dit rien de ce qu’on attend des élus qui y siègent et qui représentent les salariés.
Au regard du contenu de leur mission, il faudrait qu’un élu au CSE ait un minimum de connaissances techniques, juridiques et économiques, mais aussi en termes d’organisation du travail, de conditions de travail, de santé au travail, de risques professionnels, d’handicap, d’égalité salariale, de discrimination, de formation professionnelle, d’emplois, d’environnement, etc. Ce serait également bien utile qu’il sache lire un bilan comptable, et qu’il parle anglais, surtout s’il travaille dans une multinationale.
Il doit aussi savoir écouter, synthétiser, anticiper ; il doit savoir rédiger, s’exprimer, savoir travailler en équipe, voire l’animer. Bref, c’est l’oiseau rare qui, par ailleurs, doit concilier tout cela avec l’exercice de son métier – les permanents sont l’exception.
Au regard de cette liste intenable des prérogatives d’un CSE, les élus font face à des exigences de compétences sans cesse à la hausse ; assumer sérieusement l’ensemble de la mission est une tâche impossible. In fine, en matière d’information /consultation notamment, le formalisme l’emporte d’autant plus facilement que bon nombre d’employeurs ne veulent pas y voir autre chose qu’une formalité préalable à la mise en œuvre de décisions déjà prises et qu’ils n’ont pas l’intention d’amender… quand des élus voient dans la complexité des procédures un facteur du rapport de force. Et des salariés qui doutent de l’efficacité de ces processus. C’est ce formalisme mortifère qui, pour partie, a été dépassé pendant la crise de la Covid-19.
Un deuxième enjeu est de prendre au sérieux l’aspiration grandissante des salariés à participer d’une manière ou d’une autre aux décisions qui les concernent. Cela vaut pour les directions d’entreprise mais aussi pour les représentants des salariés. Là aussi, l’enquête du CEVIPOF nous fournit des enseignements intéressants. Il y a là une traduction de la montée irréversible de l’individualisation au sein de nos sociétés.
En matière de dialogue social, les réponses possibles à cette aspiration sont multiples. L’une consiste à s’en remettre à la relation directe avec les salariés et à s’affranchir de toute représentation collective structurée. Elle se traduit en particulier dans la demande de suppression du monopole syndical au premier tour des élections. Elle n’est pas nouvelle, et depuis longtemps, une partie du patronat n’accepte le fait syndical qu’à condition qu’il soit sous contrôle… Mais ses partisans ne disent rien quant à la manière de négocier, de gérer les conflits avec des élus qui, quelles que soient leurs qualités, ne sont pas dans un fonctionnement visant à faire émerger un intérêt commun des salariés.
Une autre démarche consiste à organiser dans un dialogue professionnel l’expression des salariés sur leur travail et son organisation, tout en leur donnant des marges d’autonomie et de responsabilité. Charge alors aux représentants les salariés et aux organisations syndicales d’assurer la qualité des processus, de se saisir de ce qui renvoie à des dimensions plus collectives en faisant du travail et de la manière de le réaliser un enjeu au cœur de la stratégie de l’entreprise. Alors les questions du travail et les enjeux économiques seraient enfin abordés dans une vision d’ensemble au sein du CSE.
S’interroger sur le sens que doit prendre le dialogue social renvoie au questionnement concernant l’entreprise : ce qu’est sa finalité, sa place dans la société ; la loi PACTE a esquissé un bout de réponse avec la « raison d’être ».
L’entreprise n’est-elle qu’un simple lieu de production de biens et de services dont la finalité ne dépasse pas un objectif d’enrichissement plus ou moins bien distribué ? Ou veut-on que l’entreprise soit une communauté humaine prenant sa part dans les défis redoutables que nos sociétés doivent relever ? Qu’à son niveau, par le dialogue social, elle participe aux réponses à la crise des institutions démocratiques marquées par la dé-légitimation de la représentation collective et qui peut trouver son renouveau dans des formes permanentes de participation ?
Dans cet avenir incertain où tout est possible, plutôt que de parler de modèle, essayons de nous donner un fil conducteur pour bâtir un dialogue social à même d’affronter les transformations socio-économiques impératives (climat, biodiversité, numérique, etc.) qui ne seront pas une partie de plaisir…
Partons du travail, partons de l’espace d’un dialogue professionnel en tant que lieu d’expression et de décision sur le travail. Articulé avec un dialogue social structuré et qui relégitime celui-ci. Un dialogue social structuré qui ne rechigne pas à être un lieu de co-décision en développant des processus d’« avis conformes » qui seraient autant d’expressions enrichissant le point de vue des parties constituantes au sein d’une gouvernance en prise avec la société à travers le comité des parties prenantes.
Nous aurions ainsi une démarche cohérente assurant une forme de subsidiarité et qui aurait en point de mire l’articulation des destins individuels avec un destin collectif. Elle donnerait sens au travail et au projet de l’entreprise, impliquant et responsabilisant tous ses acteurs, les reconnaissant à égalité de dignité.