(IV) Fonctions publiques et négociation collective. Une étude de l’IRES (2020)

 (Je reproduis ci-dessous la synthèse de l’étude Dialogue social et négociation dans les fonctions publiques : Quel rôle dans les réorganisations ?, réalisée par Catherine Vincent, Christèle Meilland et Cristina Nizzoli. Cette étude a été financée par l’Agence d’objectifs de l’IRES pour la confédération CFDT (lire ici) et publiée en mars 2020 (lire ici).

Les auteures se sont demandées sous quelles formes nouvelles le dialogue social s’était développé dans les fonctions publiques après la réforme de 2010 : via des négociations collectives, une consultation plus fréquente des instances de représentation des personnels, ou des modalités plus informelles ? Trois entités des fonctions publiques d’Etat (FPE) et territoriale (FPT) ont été investiguées. Conclusion des trois chercheures : « Du fait du caractère discontinu de la négociation, l’apprentissage des acteurs reste limité et la qualité des expériences de dialogue ou de négociations dépendent finalement des jeux des interactions locales et des trajectoires de sociabilité des acteurs. La responsabilité des employeurs publics devrait être d’outiller le dialogue social et d’en assurer la transparence. » Ce constat, opéré ici pour le seul secteur public, vaut pour le secteur privé ; il illustre l’immense défi collectif qui est le nôtre, que nous soyons employeurs, syndicalistes, consultants ou universitaires, pour que la pratique de la négociation collective devienne un mode quotidien de régulation sociale, au plus près des problèmes à résoudre, et visant, dans une même saisie – car ces deux dimensions sont articulées –, efficience de l’organisation et qualité de vie au travail).

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DIALOGUE SOCIAL ET NÉGOCIATION DANS LES FONCTIONS PUBLIQUES : QUEL RÔLE DANS LES RÉORGANISATIONS ?

Les réorganisations récentes des services publics semblent être sources de mal-être au travail, d’accroissement de la charge de travail et de changements importants dans la représentation que les agents ont de leur travail. Les principes traditionnels qui organisaient l’action publique, principes d’égalité et de continuité, font désormais l’objet de vives critiques qui s’appuient sur une remise en cause des fonctionnements bureaucratiques comme étant source d’inefficacité et de démotivation. Aux valeurs traditionnelles des services publics intériorisées par les agents publics (intégrité, impartialité, prudence et continuité), les nouvelles formes de gestion publique opposent d’autres valeurs (efficience et efficacité, flexibilité et innovation, risque et changement) qui introduisent des conflits de valeurs pour les agents et qui conduisent à des injonctions paradoxales dans leur travail. Pour des organisations syndicales (OS) plus portées à défendre les valeurs traditionnelles du service public, le dialogue social constitue-t-il un outil pour contrecarrer ou infléchir ce nouveau référentiel de modernisation de l’État ?

Un bilan de la pratique du dialogue social après la loi de 2010 montre que ce dialogue se déploie pour l’essentiel en dehors des instances de consultation, même si celles-ci n’ont rien d’accessoire. Leur rôle est plutôt d’encadrer et de rythmer le dialogue. Quant à la négociation, son existence et son intensité sont très tributaires de la volonté des directions administratives ou de la capacité de l’imposer par rapport de force des syndicats.

Trois monographies présentent la diversité des configurations et des pratiques du dialogue social.

Face à un projet de réorganisation globale – le plan stratégique des Douanes (PSD) décidé sans concertation – le conflit appuyé sur une intersyndicale regroupant l’ensemble des OS représentatives et l’accord collectif d’accompagnement sur lequel il a débouché en 2015, sont un terrain propice pour questionner la place et l’utilité du dialogue social. Ce cas illustre à la fois les liens très présents entre négociation et conflit et les difficultés posées par la mise en œuvre des accords.

Dans la fonction publique territoriale de deux département ruraux, le choix a été fait d’analyser les pratiques quotidiennes des acteurs syndicaux pour comprendre les entraves posées au dialogue social. L’isolement des agents, source de souffrance au travail, apparaît comme une spécificité prégnante d’une fonction publique caractérisée par des personnels disséminés avec des métiers hétérogènes. Dans les toutes petites collectivités, les personnels souffrent d’un double isolement: isolement face aux élus; mais aussi absence d’espace local, de lieu d’échange sur les pratiques professionnelles et donc de lieu de production d’une identité professionnelle collective. Les syndicats, souvent amenés à défendre des situations individuelles, peinent à les incorporer dans des revendications englobant un plus grand nombre de salariés, voire leur totalité.

Le CRIDF dont le fonctionnement des instances de représentation se rapproche de celui de la Douane, a connu dans les cinq dernières années plusieurs formes de réorganisations concomitantes: un déménagement, des changements organisationnels accompagnés de suppressions d’emploi et une nouvelle politique de ressources humaines (avec suppressions d’échelons hiérarchiques). Il en résulte des conflits sporadiques malgré la volonté de la part de l’exécutif régional de mettre en place un dialogue basé sur la négociation. Les modalités d’implémentation des réorganisations ainsi que le type de dialogue social qui se met en place pour les accompagner se sont révélés fort différents sur les trois terrains.

À cadre juridique commun, le fonctionnement du dialogue social est souvent distinct, parfois dissemblable. Si les agents des fonctions publiques sont confrontés à des évolutions et des contextes communs dont les conséquences sur leur activité et leurs conditions de travail sont similaires, les changements en cours ne se ressemblent pas et connaissent même des applications différentes au sein d’une même structure administrative. Néanmoins quelques enseignements communs sur la place donnée au dialogue social dans les fonctions publiques face aux réorganisations, dix ans après la réforme de 2010, peuvent être dégagés.

Des comportements d’acteurs qui tardent à changer

Le bilan de la mise en œuvre de la loi de 2010 est en demi-teinte. Certes, des pratiques de négociation se mettent en place dans certains ministères et collectivités territoriales, mais ce processus est lent et, surtout, se réalise au travers de configurations hétérogènes mêlant consultation, concertation et négociation. Ce dialogue informel ne permet pas de construire des compromis stables. L’intérêt commun des acteurs à négocier est encore à trouver. Aboutir à des règles communes, formalisées dans un texte signé et qui s’impose non seulement aux signataires, mais à l’ensemble des acteurs, suppose des relations de confiance et une légitimité réciproque. La réalité des interactions qui se nouent dans le processus de discussion entre syndicats et employeurs publics n’est pour l’instant pas de cet ordre. La procéduralisation minimale introduite par la loi de 2010 fait que les accords restent exceptionnels et les pratiques de négociation discontinues.

Deux considérations sociologiques éclairent les difficultés à enclencher un processus de négociation vertueux. En premier lieu, le contexte de modernisation de la gestion publique et de contraintes budgétaires qui pèse sur les services publics est peu propice au dialogue social. Les conséquences en sont connues: réductions d’effectifs, individualisation de la gestion des personnels, rationalisation des activités de travail, etc. Ces transformations laissent des marges de manœuvre limitées et peu de contreparties possibles. Pourtant, dans un contexte comparable de difficultés économiques, dans de nombreuses entreprises du secteur privé, les négociateurs ont su desserrer les contraintes entourant la négociation. Dans les fonctions publiques, ces réussites sont exceptionnelles et se sont, le plus souvent, déroulées dans un climat très conflictuel. En second lieu, les causes principales de blocage tiennent aux acteurs eux-mêmes qui peinent à entrer dans des processus routiniers de négociation.

L’enjeu reste de faire émerger la figure du négociateur des deux côtés de la table, et principalement celui des employeurs publics. Certaines postures syndicales entravent parfois le développement d’un dialogue constructif, la concurrence entre OS ayant plutôt tendance à renforcer le phénomène. La compétence des négociateurs syndicaux est largement encore à construire. Cependant, il apparaît que la réforme a peu été portée par l’administration. Il y a un réel paradoxe à constater la rapidité avec laquelle les dispositifs de GRH inspirés du privé ont été introduits, ainsi que l’importance des moyens mis pour faciliter l’application des nouveaux préceptes managériaux par les managers de proximité et la relative inaction dans la mise en œuvre de pratiques du dialogue social là aussi inspirées du privé.

D’une part, les interlocuteurs rencontrés soulignent l’absence quasi-totale d’outils de gestion ou de suivi du dialogue social mis à la disposition des employeurs publics. Or, comme dans le privé, il est de la responsabilité de l’employeur d’outiller le dialogue social. Du fait de cette lacune, l’encadrement perçoit encore ce dernier comme un passage obligé et chronophage, une composante secondaire de la gestion des services dont le seul effet est d’allonger les délais d’implémentation des décisions, décisions le plus souvent déjà définitivement arrêtées au niveau supérieur.

D’autre part, et c’est certainement le point le plus problématique, on constate une résistance à négocier de la part d’employeurs publics habitués à gérer unilatéralement. Si les OS sont jugées crédibles pour porter les revendications statutaires ou salariales des personnels, leur légitimité est globalement déniée en tant que force de proposition sur les nouvelles organisations promues par les réformes. Dans la FPE, la haute administration accorde une moindre légitimité à un interlocuteur syndical supposé ne défendre que les intérêts particuliers des agents. La non-prise en compte des contre-propositions au PSD faites lors des Etat-généraux de la Douane organisés par les syndicats douaniers en est une illustration.

Dans la FPT, les élus ne se sentent redevables que devant leurs électeurs. C’est encore plus vrai dans les petites collectivités mais aussi dans les grandes puisque le choix du lieu de déménagement du siège du Conseil régional Île-de-France, projet annoncé dans la campagne électorale, a finalement été pris par le seul exécutif régional sans tenir compte de l’avis des agents sur cette localisation. Le résultat est une forme de déresponsabilisation de l’ensemble des acteurs et plus particulièrement des employeurs publics du fait de leur inculture au dialogue social, dans un univers plus marqué par l’unilatéral que par la négociation. Pour autant, le dialogue social se révèle souvent plus facile au niveau local pour les employeurs et les représentants du personnel, mais dans des configurations informelles. On le voit par exemple dans la FPT en milieu rural où les centres de gestion sont utilisés comme des outils, certes limités, pour pallier l’isolement des personnels.

Le dialogue social face aux restructurations: des négociations trop souvent liées au conflit

 Les réorganisations des services sans concertation préalable, le manque de stabilité dans l’organisation du travail, l’absence d’interlocuteurs désignés pour s’informer ou adresser une requête apparaissent comme des facteurs de stress. À tout cela s’ajoute l’incertitude et l’imprévisibilité dans les perspectives de carrières mais aussi dans l’avenir du service, du travail qui peuvent induire pour les agents découragement ou désengagement dans le travail. Pour autant, ces réorganisations – en général qualifiées au travers de termes positifs: modernisations, réformes, plans stratégiques, etc. – ne répondent pas à des finalités identiques, ce qui n’est pas sans conséquences sur les réponses des OS et la nature du dialogue social mis en place. Certaines mesures sont dictées par l’adaptation de l’administration aux mutations économiques et sociétales, d’autres visent une meilleure efficacité de l’administration ou à mieux utiliser les moyens publics.

Dans ces deux cas, les réformes peuvent être comprises par les agents même si elles entraînent des réductions d’effectifs, d’importantes transformations des services et une profonde modification du travail. Le débat porte alors sur le rythme, l’horizon temporel et l’accompagnement social proposé ou non. Pour le déménagement du siège du CRIDF, ce n’est pas la décision qui a été contestée mais la méthode (un sondage auprès des agents suivi d’un choix imposé ne correspondant pas aux souhaits exprimés).

En revanche, les réformes liées à un objectif de rationalisation, qui ne semblent avoir comme but premier que de réduire les effectifs pour maîtriser les dépenses publiques, heurtent la représentation du travail des agents. Elles sont rejetées par les personnels, mais la difficulté pour les OS est alors de construire un rapport de force pour s’y opposer ou, à tout le moins, peser sur leurs contenus. Le positionnement syndical est rendu encore plus difficile par le fait que ces projets de réforme mêlent le plus souvent des ambitions d’amélioration de l’efficacité du service rendu avec des objectifs de rationalisation budgétaire. Cela a été le cas du PSD des Douanes qui proposait à la fois une stratégie d’adaptation de moyen terme aux évolutions de l’environnement économique et une réduction des implantations et des fonctions support.

La légitimité de la réforme pour les agents n’est donc pas donnée mais à construire. La méthode employée joue un rôle primordial et principalement le dialogue social mis en œuvre. Le contexte de transformations organisationnelles récurrentes est défavorable pour que les dirigeants et les managers puissent impulser une transparence autour des réorganisations, ce qui en retour attise la méfiance des OS. Dans des contextes diversifiés de réorganisation, on voit que la nature des négociations et plus largement du dialogue social (DS) sont proches; le conflit reste trop souvent plus productif que le dialogue. Au CRIDF où une tradition de DS semble bien établie, on aurait pu penser qu’un changement aussi important que le déménagement aurait induit une négociation. C’est en fait la mobilisation qui conduit à l’ouverture de la négociation. Aux Douanes, si la mobilisation permet de réviser à la baisse les suppressions de directions et les baisses d’effectifs, l’accord négocié de son côté apporte des avantages significatifs, financiers et en termes de reclassements et d’accompagnement. Mais, l’engagement des parties signataires pour faire vivre l’accord et les compromis qu’il contient pose ensuite question. Si l’on voit bien les effets de la conflictualité sur la mise en œuvre des réformes, ceux de la négociation sont moins appréhendables par les acteurs.  

Comment faire vivre les accords : dimension processuelle de la mise en œuvre

Négocier, c’est faire émerger des sujets, construire un agenda social, convenir des thèmes d’intérêt commun, voire des projets à venir. La question est alors de pousser l’employeur public à ouvrir des négociations. Mais trop souvent, celui-ci ne l’envisage pas, soit par manque d’appétence, soit pour ne pas être tenu par le contenu d’un éventuel accord. C’est trop souvent sous la pression d’une mobilisation que l’employeur public accepte de négocier. Ex: Aux Douanes au moment de l’application du PSD, où la négociation n’a jamais été un espace de discussion du bien-fondé des réorganisations. Une vision plus systématisée du dialogue social est développée au CRIDF, où il est vu comme un outil de management à l’appui de la politique de rationalisation managériale, version instrumentale du dialogue social que l’on retrouve souvent dans les grandes entreprises privées.  Les apports pour les agents des nombreux accords signés ne sont pas évidents, la négociation n’entraînant que peu de changements effectifs dans leur quotidien de travail et les OS se posent la question des gains qu’elles peuvent tirer des négociations. Ainsi, les négociations sur l’égalité professionnelle semblent avoir été ouvertes dans l’unique but d’obtenir le label de la norme AFNOR. Pour les organisations syndicales signataires, la question se pose aussi de faire vivre les accords, d’assurer le suivi de leur application afin d’en tirer des gains. Aux Douanes, si l’on regarde les résultats des dernières élections, la CFDT a manifestement tiré avantage de sa position face aux réorganisations. Pour autant, les lacunes du dispositif de suivi font que les agents n’identifient pas nécessairement l’origine des dispositifs dont ils bénéficient. Les syndicats non-signataires les présentent comme arrachés à l’administration par la mobilisation. Cette dernière ne joue pas le jeu non plus en les attribuant à l’application de règles administratives plus qu’à la négociation. Le compromis semble vite trop coûteux et aucun acteur ne s’engage à le porter. Du fait du caractère discontinu de la négociation, l’apprentissage des acteurs reste limité et la qualité des expériences de dialogue ou de négociations dépendent finalement des jeux des interactions locales et des trajectoires de sociabilité des acteurs. La responsabilité des employeurs publics devrait être d’outiller le dialogue social et d’en assurer la transparence.

(Catherine Vincent, Christèle Meilland et Cristina Nizzoli, IRES, mars 2020)

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