(I) Fonctions publiques et négociation collective. Chronologie 1989-2019 (1)

« Le gouvernement souhaite encourager le développement de la négociation au sein de la Fonction publique pour définir, avec les agents et leurs représentants, les solutions collectives les plus adaptées aux enjeux des territoires et des services publics. La négociation est en effet un levier important pour responsabiliser l’ensemble des acteurs du dialogue social et il est de nature à améliorer significativement la gestion des ressources humaines et les conditions de travail dans la Fonction publique ».

Ainsi débute la Lettre de mission (voir ici), en date du 8 novembre 2019, signé de quatre ministres – à l’époque : Mmes Agnès Buzyn et Jacqueline Gouraud, ministre de la Santé et ministre de la cohésion des territoires, et MM. Gérald Darmanin et Olivier Dussopt, ministre et secrétaire d’État aux comptes publics – adressée à Mme Marie-Odile Esch, membre du CESE (groupe CFDT), lui demandant une analyse et des propositions autour de quelques enjeux majeurs :  le développement d’une pratique effective de négociation collective dans les trois fonctions publiques (puisque seuls quatre accords inter-fonctions publiques ont été signés depuis la loi du 5 juillet  2010 !) ; la signature d’accords véritablement normatifs (c’est-à-dire dotés d’une force juridique et opposables) ; les thèmes ouverts à cette négociation collective renouvelée ; les modalités d’approbation des accords collectifs (compte tenu de la règle de l’accord majoritaire) ; et la prise en compte de la spécificité des agendas des trois fonctions publiques.

Le rapport final de la mission – composée, outre Marie-Odile Esch, de Christian Vigouroux, président de section au Conseil d’Etat et Jean-Louis Rouquette, inspecteur général des finances –, Renforcer la négociation collective dans la fonction publique, est publié le 15 avril 2020. Il est remis à M. Olivier Dussopt le 25 mai (pour la synthèse, lire ici).

Un projet d’ordonnance y est esquissé en annexe, conformément à l’article 14 de la loi n° 2019-828 dite de transformation de la fonction publique, adoptée le 6 août 2019 (lire ici). Cette loi autorise le gouvernement à légiférer par ordonnance  –  donc sans délibération et vote au Parlement – sur trois points-clé de la réforme envisagée de la négociation collective dans la fonction publique : « la définition des autorités compétentes pour négocier » ; « les modalités d’articulation entre les différents niveaux de négociation ainsi que les conditions dans lesquelles des accords locaux peuvent être conclus en l’absence d’accords nationaux » ; et « les cas et conditions dans lesquels les accords majoritaires disposent d’une portée ou d’effets juridiques ».

Le 18 décembre 2020, le Conseil commun de la fonction publique, approuve, à la majorité de ses membres, un projet d’ordonnance ; celle-ci doit être promulguée au premier trimestre 2021.

Il n’est pas inutile, avant la promulgation de cette ordonnance et à l’issue de l’intense phase de concertation de ces derniers mois, de faire le point sur les pratiques de négociation collective dans les trois fonctions publiques, d’État, territoriale et hospitalière, et sur la manière dont l’État français, à la fois employeur et législateur, pilote ce dossier depuis le 24 février 1989, date de la publication  d’une Circulaire relative à la modernisation du service public, signée de Michel Rocard, Premier ministre, et qui introduisit le dialogue social dans le service public – l’axe 1 de cette circulaire était en effet ainsi rédigé : « Une politique de relation de travail rénovée, avec une gestion plus dynamique des personnels et un développement du dialogue social dans les administrations ».

D’où ce mini-dossier thématique, en plusieurs billets. Celui-ci  et le suivant (I et II) présentent une rapide chronologie des efforts de l’État français pour introduire la négociation collective dans les trois fonctions publiques. Un billet (III) présente les positions de chacune des parties en présence et leurs argumentaires. Le billet suivant (IV), à partir d’une étude de l’IRES (mars 2020) décrit la manière dont ce dialogue social est pratiqué au quotidien dans les administrations et comment il est vécu par les élus et les syndicalistes. Un dernier  billet (V) propose quelques éléments de compréhension du jeu politico-social autour de cette négociation collective de la fonction publique dans un État français pourtant réputé pour sa bureaucratie et sa réticence à négocier avec ses agents ou associer les usagers aux politiques publiques qu’il promeut…

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1989-2019. Trois grandes séquences ponctuent ces décennies d’introduction de la négociation collective au cœur même de l’État et de l’action publique. Il y a d’abord (1989-2001) la période de la « modernisation de l’action publique », le dialogue social devant favoriser la nécessaire évolution des pratiques bureaucratiques françaises. La séquence 2002-2010 est celle d’une intense production de rapports, suivies de lois sociales majeures qui vont redessiner profondément le paysage du dialogue social dans le secteur privé et le secteur public ; enfin, la séquence 2011-2018 est celle d’une volonté gouvernementale affirmée de promouvoir partout la négociation collective, ce qui se traduit par deux lois majeures : la loi Travail du 8 août 2016, et la loi de transformation de la fonction publique du 6 août 2019.

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Séquence 1 (1989-2001): Dialogue social et modernisation de l’action publique

Tout débute par cette circulaire de Michel Rocard de février 1989. Relative au « renouveau du service public », elle propose d’ouvrir quatre chantiers : 1) Rénover les relations de travail, par une gestion dynamique des personnels et un meilleur dialogue social ; 2) Déconcentrer les services, initier des « projets de service », expérimenter des centres de responsabilités, revoir les modes de la comptabilité publique et la gestion administrative ; 3) Evaluer les politiques publiques ; et 4) Initier une politique d’accueil et de service aux usagers. (Pour une analyse de cette politique, lire ici).

Cette feuille de route perdure quelques années. Une nouvelle circulaire, le 26 juillet 1995, signée de M. Alain Juppé, Premier ministre du président Jacques Chirac, relative à « la préparation et à la mise en œuvre de la réforme de l’Etat et des services publics » déplace la problématique : il s’agit désormais pour l’État « de mieux servir nos concitoyens », « rapprocher l’État des citoyens ». L’accent est porté sur la performance des services, la simplification des procédures, l’évaluation individuelle des agents, leur polyvalence, etc. Le dialogue social disparaît un moment de la rhétorique gouvernementale…

Il réapparaît dès 1998 avec le gouvernement de M. Lionel Jospin et le souhait « d’une meilleure association des partenaires sociaux et des usagers à la conduite des réformes ». Une Commission permanente de modernisation des services publics est créée en 1999, associant représentants des usagers, syndicalistes et administration. La réforme du temps de travail, désormais fixé à 35 h hebdomadaires, permet de mettre en œuvre la nouvelle feuille de route. Le rapport annuel de la DGAFP, le 1er janvier 2000, la présente ainsi : « Une large concertation avec les personnels et leurs représentants dans les instances paritaires doit être recherchée afin de procéder à un état des lieux préalable à la définition d’une organisation du travail propre à améliorer la qualité du service rendu aux usagers. Cette méthode graduelle et souple doit intégrer une analyse partagée des procédures et des méthodes de travail par un dialogue social au plus près du terrain qui conduise à des solutions acceptées et appliquées. » (p. 32).

Le fonctionnement de l’Etat, lui, poursuit sa modernisation. Sont introduits dans l’action publique : les études d’impact accompagnant les projets de lois et de décrets ; les études de prospective ; les contrats pluriannuels entre ministères et services déconcentrés ; la numérisation et la mise en ligne des données publiques ; la mise en réseau des administrations, etc.

Le 16 juillet 2001 est publiée La Position commune sur les voies et moyens de l’approfondissement de la négociation collective, signée par le MEDEF, la CGPME,  l’UPA, la CFDT, la CFTC, FO, et la CFE-CGC.( lire ici).

L’objectif est ambitieux : « Donner un nouvel élan à la négociation collective au sein d’un système performant de relations sociales, respectueux des personnes, des prérogatives du législateur et de l’ordre public social, et adapté à une économie diversifiée et ouverte sur le monde. » Certes, le secteur public n’est pas concerné par ce texte fondateur ; mais les signataires, en souhaitant redéfinir les rôles normatifs respectifs de l’État  et des partenaires sociaux, mettent en exergue la tension entre un État régulateur, garant d’un ordre public social, qui affiche sa volonté de promouvoir le dialogue social dans les branches et les entreprises, et un État employeur, qui s’en soustrait sans vergogne dans la gestion de ses propres agents…

La position commune est sans ambiguïté sur ce point : il faut que la loi », est-il écrit, « laisse suffisamment d’espace à la négociation collective, que ses résultats ne sont pas remis en cause et qu’une complémentarité dynamique est créée, redonnant sa pleine force à la loi et reconnaissant la place de la négociation collective dans le système social français ». S’ensuit une demande des partenaires sociaux, et qui sera actée dans la loi n° 2004-391, du 4 mai 2004, relative à la formation professionnelle tout au long de la vie et au dialogue social  (lire ici) : « Préalablement à toute initiative législative dans le domaine social, les interlocuteurs sociaux doivent être officiellement saisis par les Pouvoirs Publics d’une demande d’avis sur son opportunité. À l’issue de cette consultation, (…), la faculté devrait leur être offerte de traiter le thème faisant l’objet de ladite initiative par voie conventionnelle dans un délai à déterminer. En cas de refus (…), l’initiative législative reprendrait son cours. À l’inverse, si la négociation aboutissait à un accord, celui-ci devrait être repris par le législateur dans le respect de son équilibre. »

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Séquence 2 (2002-2010) : Rapports, Position commune et Accords de Bercy

Commandé par le Premier ministre, Dominique de Villepin, le rapport de Jean-Dominique Chertier, Pour une modernisation du dialogue social, remis en avril 2006, prolonge la problématique ouverte par la position commune de 2001 et la loi de 2004 (lire ici). Il propose de « construire un agenda partagé de réforme, connu de tous les acteurs », de « prévoir un temps réservé à la concertation, voire à la négociation, dans la conduite des réformes » et de « mener une simplification et une clarification drastique des instances de concertation pour parvenir à un paysage ordonné ».

Le rapport aborde explicitement la question du secteur public. Le jugement est lucide – et l’argument est le même en 2020… : « La négociation dans la fonction publique, particulièrement la fonction publique de l’Etat, revêt un caractère exceptionnel. Les accords interministériels sont rares ». Sont également pointés le mécanisme  chaotique de révision de la valeur du point et l’absence de critères de validité des accords collectifs dans la fonction publique, l’administration ayant toute latitude de déterminer seule « le nombre et la représentativité des organismes à l’égard desquels elle est prête à prendre des engagements ». Dominique-Jean Chertier ne peut que conclure : « La remise à plat des procédures de dialogue social dans la Fonction Publique apparaît indispensable à l’amélioration du dialogue social en général dans notre pays, compte tenu de l’importance numérique de ses agents et de leur contribution à la conflictualité sociale » (p. 37). Le mois précédent, en avril 2006, un autre rapport était remis à M. de Villepin : Pour un dialogue social efficace et légitime : représentativité et financement des organisations professionnelles et syndicales, signé de Raphaël Hadas-Lebel, président de la section social du Conseil d’État (lire ici). Seul le secteur privé était concerné ; mais les problématiques sont les mêmes pour le secteur public, et le sont encore en 2020 : les questions, articulées, de  représentativité des organisations syndicales et de validité des accords collectifs…

Ouverte le 24 janvier 2008 à la demande du gouvernement suite au rapport de M. Hadas-Lebel, une négociation interprofessionnelle aboutit le 9 avril 2008 à une Position commune sur la représentativité, le développement du dialogue social et le financement du syndicalisme, signée par le Medef, la CGPME, et les seules CGT et CFDT (lire ici). Y sont définis les principes de l’accord majoritaire (« La validité des accords collectifs sera subordonnée, au niveau des branches professionnelles et au niveau national interprofessionnel, à leur signature par une ou plusieurs organisations syndicales ayant recueilli seule ou ensemble au moins 30 % des suffrages valablement exprimés au niveau considéré et à l’absence d’opposition des organisations syndicales ayant recueilli la majorité des suffrages valablement exprimés ») et « la disparition de la présomption irréfragable de représentativité » syndicale, au profit « d’une appréciation périodique de la représentativité des organisations syndicales », intervenant « à chaque nouvelle élection dans les entreprises et tous les quatre ans (…) au niveau des branches et au niveau national interprofessionnel ». Cet accord interprofessionnel est ensuit  traduit dans la loi ° 2008-789 du 20 août 2008 portant rénovation de la démocratie sociale et réforme du temps de travail (lire ici).

Le secteur public n’est pas oublié : le 15 octobre 2007, le gouvernement convoque une Conférence sur le dialogue social, ouverte  par MM. Eric Woerth, ministre du budget et André Santini, secrétaire d’État chargé de la fonction publique. Elle se poursuit par la mise en place de différents groupes de travail avec les organisations syndicales de fonctionnaires. Le principe d’ouverture d’une négociation collective est acté en décembre 2007. Après plusieurs réunions, une dernière séance de négociation se tient le  6 mai 2008.  Après 14 heures de discussions, indique le communiqué du ministère, la négociation s’interrompt et le texte auquel les négociateurs sont parvenus est soumis à signature. La majorité des syndicats (CGT, CFDT, FSU, UNSA, Solidaires et CGC), sauf FO et la CFTC,  signent le 2 juin 2008 un Relevé de conclusion relatif à la rénovation du dialogue social – titre euphémisé ensuite par l’expression « Accords de Bercy ».

Qu’indique ce Relevé de conclusions… (lire ici) ? Le dossier de presse signé des deux ministres à la manœuvre indique les points suivants  (lire ici) : élargissement du champ de la négociation collective (« Le déroulement des carrières et la promotion professionnelle, la formation professionnelle et continue, l’action sociale et la protection sociale complémentaire, l’hygiène, la sécurité et la santé au travail, l’insertion professionnelle des personnes handicapées. Des négociations triennales et annuelles sur le pouvoir d’achat. La négociation se tiendra à tous les échelons : du local au national ») ; introduction du critère de l’accord majoritaire en voix (« Un accord sera valide s’il est signé par des syndicats représentant une base électorale de plus de 50 % des votants ») ; création d’une structure commune aux trois fonctions publiques, le Conseil Supérieur inter-fonctions publiques (qui deviendra le Conseil commun de la fonction publique dans les termes du décret n° 2012-148 du 30 janvier 2012) ; « élection par tous les agents, quel que soit leur statut (titulaire, contractuel de droit public ou de droit privé) » des membres des Comités techniques ; reconnaissance de la diversité syndicale (« Les élections aux actuelles Commissions administratives paritaires (CAP) et aux comités techniques seront ouvertes aux organisations syndicales de fonctionnaires légalement constituées depuis au moins deux ans et remplissant les conditions d’indépendance et de respect des valeurs républicaines ») ; nouvelles règles de représentativité syndicale (« Élection par tous les agents (titulaires ou contractuels) de leurs représentants dans l’ensemble des instances compétentes pour le suivi individuel de la situation des personnels comme pour les questions touchant aux services. »), etc.

Ces clauses sont transposées dans la loi n° 2010-751 du 5 juillet 2010 relative à la rénovation du dialogue socialet comportant diverses dispositions relatives à la fonction publique  (lire ici).

L’exposé des motifs de cette loi de 2010 (lire ici) rappelle que l’article 1 er de cette loi « consacre le champ de la négociation dans le statut général [de la fonction publique] et favorise le développement des pratiques de négociation à tous les niveaux pertinents de l’administration. » L’article se clôt ainsi : « Au-delà de la reconnaissance juridique des pratiques de négociation dans la fonction publique, le projet de loi ambitionne de promouvoir une véritable culture de la négociation à tous les niveaux où celle-ci peut s’exercer. »

L’étude d’impact (lire ici) est de cette loi est plus éloquent : « Il importe aujourd’hui de refonder le contrat social qui lie nos agents publics au service de leur pays et de mettre en œuvre pour ce faire une transformation ambitieuse de notre fonction publique. Le projet de loi vise ainsi à promouvoir un modèle de dialogue social plus stratégique et efficace, moins segmenté ou redondant qu’aujourd’hui. Une évolution de l’architecture, des attributions et du fonctionnement des instances existantes permettra d’insuffler une nouvelle dynamique dans les relations collectives de travail, lesquelles doivent désormais dépasser les seuls enjeux de gestion statutaire des agents publics. Un dialogue social efficace et de qualité, facteur déterminant de la performance des services publics et de la protection des garanties des personnels, sera en effet indispensable pour que, demain, la fonction publique puisse faire face aux prochains défis de transformation qu’elle connaîtra. » Problème majeur, cependant, ce qui  conduira le gouvernement d’Edouard Philippe, en 2018, à reprendre l’ouvrage : l’absence d’effet juridique direct de ces accords collectifs signés dans la fonction publique…

La Circulaire relative à la négociation collective dans la fonction publique du 22 juin 2011 expose en effet crûment les choses (lire ici) : « La consécration juridique de la négociation dans le statut général, notamment la fixation de critères pour apprécier la validité des accords, ne remet pas en cause la situation statutaire et réglementaire dans laquelle sont placés les fonctionnaires vis-à-vis de l’administration (article 4 de la loi du 13 juillet 1983). En effet, comme le rappelle l’exposé des motifs de la loi du 5 juillet 2010, “la fonction publique de statut et de carrière conserve ses spécificités, notamment l’absence d’impact juridique d’un accord conclu dans son champ sur les dispositifs légaux et réglementaires. Par conséquent, les stipulations d’un accord ne sont pas par elles-mêmes source de droit et ne lient pas juridiquement l’administration” »…

Etrange situation, en effet, et au grand dam des organisations syndicales de la fonction publique : on peut y négocier des accords collectifs (ce dont se vante la DGAFP, lire ici) mais ceux-ci ne sont pas source de droit conventionnel et n’engage en rien les administrations qui les signent… Le gouvernement va donc s’employer à corriger l’anomalie et, comme l’indique la loi TFP de 2019, « bâtir une fonction publique du 21ème siècle », en donnant « plus de confiance et d’autonomie aux employeurs publics », en « fluidi[fiant ] le dialogue social » et en « répond[ant] aux besoins de compétences au sein des services publics ».

(Suite dans le billet II)

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