L’article de John Lande, professeur de droit au Center for the Study of Dispute Resolution, de l’université du Missouri et dont les premières pages sont proposées ci-dessous, pose de bonnes questions.
Cet article vient d’être republié par Jean-Pierre Bonafé-Schmitt, dans un billet de son blog, jpbs-mediation. Un blog francophone d’information et de réflexion sur la médiation. (cliquer ici)
Que je vous invite à suivre, en vous y abonnant.
Jean-Pierre est l’un des précurseurs de la médiation en France. Nous nous sommes rencontrés en 1986 ; il était chercheur au CNRS, dans un laboratoire lyonnais de sociologie du travail, le GLYSI, fondé une dizaine d’années auparavant par Philippe Bernoux. J’aspirais alors à entrer à mon tour au CNRS, ce que je fis en 1991, ma thèse soutenue. Je n’étais alors, quand je fis la connaissance de Jean-Pierre qu’un ex-ouvrier d’une trentaine d’années, venant de quitter son bleu de travail, découvrant l’univers de la recherche en sciences sociales. Jean-Pierre menait à cette époque des enquêtes des deux côtés de l’Atlantique, à Lyon et à Boston, au sujet de ce qu’il appelait, comme l’indiquait le titre de son rapport pour le Commissariat du Plan, publié quelques mois plus tard, Les justices du quotidien: les modes formels et informels de règlement des petits litiges.
Se passionnant pour ce qu’il nomma « une justice douce » (voir son ouvrage de 1992, La médiation : une justice douce), Jean-Pierre fut l’un des premiers chercheurs français à pressentir le potentiel que pouvait recéler ce qui n’étaient encore que des modes alternatifs de règlement des conflits, avant de devenir ensuite des MARD, des modes amiables de règlement des différents.
L’année suivante, 1987, terminant mon DEA, je découvris l’article que venait de publier Jean-Pierre dans le sixième numéro d’une nouvelle revue, Droit et société. Son titre était : La part et le rôle joués par les modes informels de règlement des litiges dans le développement d’un pluralisme judiciaire (Étude comparative France-USA). (Lire ici)
J’y découvris un nouveau vocabulaire, jusqu’alors insoupçonné : « déjudiciarisation », « pluralisme judiciaire », « modèle alternatif de justice », etc. ; et une manière d’aider le lecteur d’un article académique à cheminer avec son auteur (« Dans bon nombre de cas, nous l’avons vu… » ; « Ayant établi ce constat de (…), on ne peut donc faire l’économie d’un débat sur… » ; « Pour bien saisir l’importance de ce mouvement (…), il faut considérer que… »). J’appris ainsi à accompagner le lecteur dans sa lecture…
En avril 2020, souhaitant créer mon weblog, j’appelais Jean-Pierre, impressionné par la qualité de son propre blog et par le flux d’informations qu’il nous adressait. Il venait de faire migrer son site sur WordPress ; il me recommanda cet hébergeur et me conseilla fort utilement toute la semaine où je créai ce site dédié à la négociation collective. Si vous me lisez, c’est donc grâce aux conseils avisés de Jean-Pierre…
Je reviens au sujet. L’article de John Lande pose un vrai problème, disais-je : nos concepts sont-ils facilement compréhensibles par les praticiens ?
Lisons d’abord le raisonnement de Lande. Son article débute ainsi (pour l’original en anglais, lire ici) :
« En 2015, j’ai pris ma retraite en tant que professeur de droit américain. Pendant la majeure partie de ma carrière, j’ai utilisé certains des concepts de base de notre domaine de recherche, tels que « négociation », « BATNA », « négociation “sur les positions” vs. “sur les intérêts” », « médiation “facilitative” vs. “évaluative” », etc.
Je n’étais pas toujours très à l’aise avec ces termes, mais je les ai utilisés parce que je ne pouvais pas imaginer recourir à des notions alternatives.
Grâce à mes propres recherches et à celles d’autres, je peux maintenant imaginer des solutions de rechange et pouvoir les rendre opérationnelles.
Ce billet de blog appuie une proposition visant à élaborer un langage plus clair de règlement des différends. Cela pourrait offrir de nombreux avantages pour les chercheurs, pour les praticiens, pour l’enseignement, la formation et la coopération dans notre domaine d’études. Imaginez ainsi un monde où nous utiliserions tous le même langage, en particulier les mots que les profanes utilisent couramment… Cela pourrait améliorer la communication entre les praticiens, entre les parties, entre les enseignants et les formateurs, entre les chercheurs et les étudiants du monde entier, etc. Bien que les individus soient libres d’utiliser n’importe quelle langue, un accord sur le sens de certains termes importants, et l’utilisation généralisée de ces termes aideraient à améliorer notre communication et notre compréhension commune.
Considérons les problèmes posés par quelques uns de nos termes basiques : ils créent de la confusion ; alors imaginons un processus pour développer un langage plus clair !
La négociation est un processus basique dans notre domaine, mais nous ne sommes pas d’accord sur ses caractéristiques essentielles. J’ai passé en revue treize ouvrages généraux de négociation, appliqués à divers domaines. J’ai constaté que les différentes définitions occupaient tout l’espace de la page ! Ces définitions indiquaient que la négociation est interpersonnelle, implique un processus de communication, que les parties sont interdépendantes, qu’elles ont des intérêts différents et des intérêts commun, etc. Elles indiquaient aussi le fait que les parties à la négociation avaient pour objectif d’élaborer des ententes communes, de coordonner des comportements, d’allouer entre elles des ressources limitées, ou de modifier les relations entre les individus. Les processus de négociation y étaient définis comme impliquant des efforts pour parvenir à un accord, en usant de la discussion raisonnée et des démarches de résolution de problèmes. Cependant, dans la vraie vie, certains processus que nous considérons comme des négociations impliquent certaines de ces caractéristiques, mais pas toutes…
Une autre illustration du problème est le débat entre Andrea Kupfer Schneider, Noam Ebner, David Matz et moi, à propos des définitions possibles de la négociation. Nous ne sommes pas parvenus à nous accorder sur le fait qu’une « négociation » supposait que plus d’une personne possédait un certain pouvoir sur les autres ; qu’il fallait déployer beaucoup d’efforts pour persuader autrui ; qu’il existait des « repoussoirs » (pushback) entre les parties ; que les individus savaient parler de leurs intérêts ; qu’ils étaient conscients du fait qu’ils négociaient, ou qu’ils étaient en interdépendance avec ces autrui ; qu’ils recherchaient volontairement un accord ; que leur comportement apparaissait aux observateurs comme un comportement de négociation ; ou encore s’ils parvenaient à s’accorder ou à changer de comportement…
En 2016, le Centre d’étude sur le règlement des différends de l’Université du Missouri a organisé un symposium intitulé Déplacer la théorie de la négociation de la Tour de Babel vers un monde de compréhension mutuelle. Un des idées-clés du symposium était que nous pouvions aider à améliorer la théorie de la négociation en clarifiant notre vocabulaire. La théorie n’est en effet utile que dans la mesure où elle est expressive, qu’elle a du sens au sein d’une communauté particulière. Si les théoriciens utilisent une terminologie différente relative à des concepts similaires, ou utilisent les mêmes termes pour signifier des choses différentes, il est alors difficile de développer une théorie cohérente et utile…
BATNA (la meilleure solution en cas de non-accord) est un concept fondamental dans la théorie du règlement des différends. Mais beaucoup de spécialistes dans notre domaine la comprennent mal. Par exemple, bon nombre d’entre nous ne savent pas que BATNA se réfère à un plan d’action (comme l’essai ou l’auto-assistance), mais pas à la valeur prévue de ce plan d’action. Après avoir identifié les pistes d’action, les gens estiment alors leur valeur. Par exemple, le procès judiciaire est un plan d’action, mais le montant accordé par un jugement est la valeur de ce plan d’action. Dans ce contexte, le procès lui-même est une BATNA, et le montant prévu du jugement est la valeur de cette BATNA.
Un problème majeur avec les termes décrits ci-dessus est qu’ils sont si généraux qu’ils ne correspondent pas très bien aux complexités de la réalité.
Plutôt que d’essayer de développer un consensus sur ces termes généraux, je pense qu’il serait utile que notre communauté puisse identifier des termes plus spécifiques, plus concrets, et qui pourraient être facilement mis en correspondance avec des comportements et d’autres concepts spécifiques. Par exemple, au lieu de nous concentrer sur des modèles trop larges de « négociation » et de « médiation », nous pourrions communiquer avec plus de clarté si nous nous concentrions sur les éléments constitutifs de ces modèles, en utilisant des mots communément compris. Nous nous comprendrions mieux si nous nous référions à des éléments des modèles de négociation, tels que la mesure dans laquelle les parties sont préoccupées par les intérêts de l’autre, ou le fait qu’ils utilisent un ton amical, ou une procédure particulière (comme l’échange d’offres), s’appuient sur des types particuliers de normes, ou exercent un pouvoir, etc.
Lire la suite (à propos de « nos modèles conceptuels de négociation ») sur le weblog de Jean-Pierre Bonafé-Schmitt ; cliquer ici)
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Je commente rapidement l’article de John Lande. Il pose, disais-je, une bonne question. Ne sommes-nous pas, en effet, trop abscons dans notre façon de nous adresser au « grand public », et ne devrions-nous pas, en tant qu’enseignant ou comme formateur, mobiliser, comme le suggère Lande, des éléments de nos modèles, en recourant dans la mesure du possible au langage profane ?
Tout dépend, me semble-t-il, du public concerné et de notre objectif : commenter en salle de classe un modèle (par exemple : le modèle de la négociation dite « raisonnée », tel celui proposé par Roger Fisher et William Ury en 1981 ; ou le schéma de « la résolution de problème », tel que modélisé par Richard Walton et Bob McKersie en 1965), ou proposer à des négociateurs des outils pour performer leurs pratiques de négociation ?
Dans le premier cas, on présente une modélisation déjà construite, à comprendre intellectuellement ; dans le second cas, le formateur a cet objectif en tête mais également un autre : rendre opératoire, dans une dimension très concrète, ce modèle.
Il doit donc s’efforcer d’exemplifier les éléments du schéma d’ensemble, tout en ne perdant pas de vue ce schéma d’ensemble –« garder présente la petite figure dans la grande figure », comme le disaient William Zartman et Maureen Berman dans leur ouvrage The Practical Negotiator (1982).
Autrement dit : le problème me semble être moins celui du vocabulaire que celui de son usage.
Lande écrit ceci : « Les textes de négociation font référence à un modèle de négociation comme pouvant être : distributif, compétitif ou adversarial ; ou ils font référence à une négociation de positions, qu’ils opposent à un modèle intégratif, ou fondé sur la résolution de problèmes ou sur une résolution coopérative de problèmes. Bien qu’aucun de ces textes académiques n’utilise l’expression “négociation fondée sur les intérêts”, elle est pourtant très utilisée en pratique. (Je souligne).
Pourquoi cet écart entre nos concepts et leur expression profane ? J’entrevois deux explications.
Il y eut d’abord une belle « trouvaille » de nos amis du PON, Program On Negotiation, quand ils ont abandonné « principled negotiation », l’appellation d’origine, peu compréhensible – surtout dans sa traduction française : négociation raisonnée ! – au profit d’Interest Based Bargaining, devenu ensuite MGB, Mutual Gains Bargaining, mais adoptée (malheureusement ?) par nos amis québécois sous le terme de « NBI », négociation basée sur les intérêts.
J’avoue que négociation fondée sur la stratégie des gains mutuels, expression utilisée par nos amis du Centre Européen de la Négociation, fondé par Michel Ghazal (visiter ici), est autrement plus « parlante », pour un public profane ou académique, que « raisonnée » (« rationnelle », aurait-été plus juste…) ou « basée sur les intérêts » (en français de France, on dirait plutôt « fondée sur »…).
À cette première raison – le nom du modèle informe sur son contenu – s’ajoute une seconde explication pour rendre compte de cet écart entre ce qui se lit et ce qui se dit : nos modèles visent à saisir la complexité du réel, et toute tentative de simplifier le modèle réduit la capacité de saisir cette complexité ; ce que nous ne voulons pas. Il nous faut donc, moins appauvrir notre vocabulaire, que l’expliciter.
Je pense ainsi à la proposition de Christophe Dupont qui, pour rendre compte du fait qu’une négociation « intégrative » comporte nécessairement des éléments « distributifs » – et réciproquement ! – usait d’expressions comme « négociation à dominante distributive », ou « à dominante intégrative ».
Lande a cependant raison de nous alerter sur les mots que nous employons. Qui peut aujourd’hui expliquer à des stagiaires en session de formation ce que signifie l’adjectif « intégrative » s’il ne cite pas d’abord la définition anglaise de ce mot ; ici prise dans l’Oxford Dictionary : « Combining two or more things to form an effective unit or system » ?
Rappelons que la définition française du verbe « intégrer » est la suivante : « Introduire un élément dans un ensemble afin que, s’y incorporant, il forme un tout cohérent » (notice du CNRTL ; lire ici).
Dans le premier cas, on combine deux éléments pour en faire une unité ; dans l’autre cas, on introduit un élément dans un autre. Laquelle des deux opérations symbolise le mieux une négociation ? On comprend que Mary Parker Folett, qui a proposé ce terme « integrative », dans ses conférences des années 1925 à Boston, ne l’a pas choisi par hasard…
S’il existe un problème de vocabulaire, et Lande a raison de nous alerter à ce sujet, il existe surtout un problème d’usage pédagogique des concepts. Le concept de sucre n’est pas sucré, disait Louis Althusser ; il nous faut donc maintenir la distance entre l’objet et l’abstraction qui en rend compte. C’est d’ailleurs à cela que servent ces abstractions que sont les concepts : nous permettre de « monter en généralité », et de penser le particulier sous son mode général. Cela n’est possible qu’en s’éloignant (pour mieux y revenir !) de cet objet ; ce dernier est alors reconstruit ; contre l’expérience que nous en avons, qui peut être biaisée ; contre les apparences qui semblent les siennes ; contre la lecture profane qui en est faite, souvent peu réfléchie.