La Dares, le département recherches & études du ministère du travail, a publié début septembre 2020 un document d’étude intitulé Dialogue Social et Performance : une étude sur données d’entreprises françaises (lire ici). Son auteur, Aguibou Tall, en donne le résumé suivant :
« Cette étude a pour objectif d’analyser le lien entre les formes de dialogue social et la performance des entreprises françaises en appariant la dernière édition de l’enquête Reponse (effectuée avant les ordonnances de septembre 2017) et les données du fichier Fare (2015). Après avoir construit un indicateur qui tient compte des différentes formes de dialogue social, une analyse économétrique permet d’examiner le lien entre chaque « type de dialogue social » mis en évidence et la performance des entreprises. Deux mesures de la performance sont retenues : la valeur ajoutée par salarié (mesure objective) et l’évolution perçue du volume de l’activité de l’entreprise (mesure subjective). Les résultats des estimations, qui tiennent compte de l’endogénéité de l’indicateur, montrent que le dialogue social affecte positivement la performance des entreprises françaises même lorsqu’il est peu formalisé, par rapport à une négociation formalisée mais effectuée dans un climat de défiance. »
Cette étude fera date. Pour deux raisons : la pertinence du modèle d’analyse ; et l’heuristique des résultats.
La pertinence du modèle d’analyse. L’auteur le note en liminaire : l’apport de cette étude, écrit-il, « est d’abord de construire un indicateur multidimensionnel synthétisant plusieurs formes de dialogue social pour ensuite évaluer empiriquement les liens de ces différentes formes avec la performance des entreprises françaises. »
C’est tout l’intérêt de la démarche d’Abiguou Tall : à la différence d’autres économistes, confondant le dialogue social (en tant qu’activité générique désignant des modes précis d’interaction sociale) et les instances de représentation des salariés et/ou les institutions de défense et de promotion de leurs droits (le syndicalisme), l’auteur identifie des « types de dialogue social », en sélectionne six parmi eux, puis les réunit dans un « indicateur de dialogue social ».
Ces six dimensions de dialogue social sont : « négociation collective », « échanges ou discussions », « diffusion d’informations », « consultation des salariés », « perception de l’utilité des IRP », « conflits ou tensions ». Le contenu de chacune de ces six variables est présenté dans le tableau ci-dessous :

Abiguou Tall fait de même pour « l’indicateur de performance », en retenant deux dimensions : la valeur ajoutée par salarié (ou la productivité apparente du travail), saisie dans l’enquête Fare, et l’évolution du volume de l’activité de l’entreprise déclarée par le directeur d’entreprise dans l’enquête Reponse.
Une analyse de classification ascendante hiérarchique lui permet ensuite de répartir les entreprises de son échantillon (à partir des 4364 directions d’entreprise et des 2891 élus ou délégués syndicaux répondant au questionnaire de la Dares) en quatre groupes, selon le type de dialogue social pratiqué dans l’entreprise, qu’il nomme ainsi : « Très actif », « Informel », « Formel sans conflits » et « Perception négative des IRP ». L’analyse économétrique consiste alors à croiser chacune des six variables de dialogue social retenues, groupe d’entreprises par groupe d’entreprises, avec les deux variables de productivité, et de vérifier leur degré de corrélation.
Cette modélisation du dialogue social en six dimensions aux fins d’étudier son impact sur la performance des entreprises a le mérite d’être construite à partir d’indicateurs relatifs à des formes précises de dialogue social dans l’entreprise – et non pas à partir d’indicateurs généraux de relations professionnelles.
« Le dialogue social » note en effet Aguibou Tall (et l’on s’étonne un peu, à le lire, que si peu d’analystes s’obligent à définir de cette manière ce « dialogue social » dont ils parlent abondamment sans en préciser les composantes…), « peut revêtir différentes formes, y compris des pratiques moins formelles que les négociations collectives telles que les échanges et discussions, la consultation des salariés ou la diffusion d’informations aux salariés. Les conflits peuvent également être considérés comme un indicateur indirect (et paradoxal) du dialogue social ».
L’auteur le signale dès les premières pages de son étude : « Les études existantes, majoritairement anglo-saxonnes, concluent à des résultats contrastés concernant le lien entre le dialogue social et la performance des entreprises. La majorité de ces études utilisent la présence syndicale comme indicateur de dialogue social ». Et il ajoute : « La littérature empirique traitant du lien entre dialogue social et performance est beaucoup alimentée par des travaux anglo-saxons et se focalise sur les liens entre la présence syndicale ou le taux de syndicalisation et la productivité ou la profitabilité des entreprises » (p. 5). Et plus loin : « Si certaines études focalisent leur analyse en utilisant des données sectorielles (par exemple l’industrie), d’autres utilisent des données d’entreprises qui consistent à comparer les entreprises “syndiquées” et les “non-syndiquées” (p. 6).
Aguibou Tall pointe ici un problème majeur : dans certaines études et dans certains raisonnements, le « dialogue social », au lieu d’être saisi pour ce qu’il est – une expression générique pour désigner plusieurs types d’activités relationnelles entre représentants des directions et représentants des salariés – est saisi par l’activité syndicale, ou par le fonctionnement des instances de représentation du personnel. Comme le dit l’auteur, l’absence de prise en compte du caractère pluriel des relations (un dialogue suppose deux personnes, sinon il s’agit d’un… monologue !) « peut conduire à des biais pour estimer le lien entre dialogue social et performance » (p. 3).
Différencier un dialogue formalisé (par exemple les pratiques de négociation collective, encadrées par des lois et de nombreux articles du code du travail) et un dialogue informel, ou distinguer si ce dialogue formel est actif ou simplement conforme au cadre légal, ou si ce dialogue informel est régulier ou épisodique, y ajouter des éléments subjectifs de perception d’une ambiance relationnelle, etc., permet ainsi d’affiner l’analyse.
Le « dialogue social », au lieu d’être cette abstraction rabâchée mais dont on ignore ce qu’elle désigne précisément, est ici, pour parler comme Gaston Bachelard le faisait des faits scientifiques, « conquis sur les préjugés, construit par la raison et constaté par les faits ». Il prend alors un autre coloration, loin des envolées lyriques qu’il suscite souvent, et s’attache à montrer d’il est, oui ou non, et à quelles conditions, « un levier de performance économique » (Institut de l’entreprise, 2013 ; lire ici), ou « un facteur de croissance, de compétitivité et de progrès social pour l’entreprise » (Medef, 2014 ; lire ici)…
L’heuristique des résultats de l’étude. C’est ce que montre l’étude d’Aguibou Tall : « Nos résultats montrent qu’un dialogue social “constructif” affecte de manière significative et positive la productivité des entreprises françaises. En outre, le dialogue social “très actif” affecte plus la productivité de l’entreprise que les autres types, suivi par celui “formel sans conflits”. Ces résultats mettent en lumière que la négociation collective (formelle) combinée à la consultation des salariés (informelle) constitue un facteur favorable à la productivité des entreprises françaises. »
Autrement dit : l’assertion « Le dialogue social est un levier de performance des entreprises », comme il s’écrit couramment, n’est vraie que si l’analyste prend soin de désigner les composantes exactes qui concourent à cette performance ; et qu’il précise que cet ensemble de composantes ont chacune leur fonctionnalité, leurs publics-cible ou leur méthodologie.
Le concept de « dialogue social » est utile ; il permet de réunir, via une terminologie intégrative (« dialoguer »), divers dispositifs de confrontation – d’intérêts, d’arguments et de points de vue ; il rend ainsi compte d’un état des relations sociales dans l’entreprise, selon que cette confrontation est méthodiquement organisée, avec ses rendez-vous, ses principes et ses procédures ou, à l’inverse, volontairement négligée, se pratiquant « à chaud », émaillée de tensions, sans volonté de régulation conjointe.
Mais à user de cette expression sans discernement, à en parler « en sautant sur sa chaise comme un cabri » (comme le disait le général De Gaulle à propos de l’Europe en 1965…), on obscurcit le débat plus qu’on ne l’éclaire. Le travail d’Aguibou Tall et sa publication par la Dares vient ici, judicieusement, mettre en lumière un paradoxe, sur lequel il nous faut réfléchir : si ce lien entre performance des firmes et dialogue social est donc avéré (à condition de distinguer dans ce « dialogue » les facteurs indiscutablement permissifs ; ici : négociation formelle et consultation informelle), pourquoi aussi peu de directions d’entreprise le pratiquent ? Suffit-il de certifier, si l’on veut en généraliser la pratique dans les entreprises françaises, modèle économétrique à l’appui, qu’il est gage de productivité et de performance globale ? Si ce travail pédagogique est nécessaire, il n’est pas suffisant ; les réticences à son égard sont profondes ; elles s’enracinent dans notre histoire sociale. Les lever suppose qu’on allie pédagogie (« Oui, le dialogue social est facteur de performance et les chiffres le prouvent ! ») et accompagnement des partenaires sociaux, au plus près d’eux et en prenant en compte leurs contraintes et leurs croyances.