Le pluralisme juridique n’est pas seulement une possibilité théorique ; c’est un fait social. Face au monisme juridique, qui estime que le droit forme un tout, intégrant en son sein divers sous-ordres juridiques et diverses sources de règles, sous l’égide du droit étatique, le pluralisme juridique, en distinguant mais aussi en égalisant les normativités de l’État et les normativités de la société civile, rend autonomes ces dernières, sans les affaiblir. Dit plus simplement : le droit, ce n’est pas seulement la loi et l’État politique ; d’autres ordres juridiques, extra-étatiques, le constituent, dont celui qu’animent les partenaires sociaux .
Il existe ainsi plusieurs espaces de régulation juridique, à la fois concurrents et complémentaires. Distinguons : le droit étatique, produit par l’État et qui s’impose à tout citoyen ; le droit négocié, produit par des groupements professionnels et qui régit l’activité ou les relations entre leurs membres ; le droit coutumier, écriture d’une coutume orale régissant les rapports personnels au sein de tribus, d’ethnies ou de peuples ; le droit communautaire, qui régit les rapports entre les États qui composent l’Union européenne ; le droit canonique, recueil des différentes lois de l’église catholique, apostolique et romaine ; le droit international supra-étatique, produit par des autorités régionales internationales de régulation, comme l’OMC, l’organisation mondiale du commerce, ou les divers traités de libre-échange entre pays.
À ces « multiples espèces de droit différenciées horizontalement », pour reprendre le vocabulaire du sociologue Georges Gurvitch qui, le premier, dès 1931, proposa la notion de « pluralisme juridique », s’ajoutent des étagements de droit en profondeur, selon qu’ils désignent un droit, disait Gurvitch, « organisé » ou « non-organisé », « souple », « intuitif » ou « fixé d’avance ». Sa sociologie du droit est aujourd’hui oubliée. Demeurent cependant de Gurvitch quelques idées majeures permettant de penser le pluralisme juridique d’aujourd’hui : le fait qu’il existe « des espèces de droit qui se combattent et s’équilibrent à différents degrés d’intensité et d’actualité » et sa distinction entre plusieurs « paliers » du monde judiciaire / juridique.
La première idée de Gurvitch ouvre sur celle d’un pluralisme juridique non œcuménique. Autrement dit : différentes sources de droit coexistent dans le champ social mais la plupart sont rivales, ou se pensent comme rivales. Les producteurs de normes sont ainsi conduits, pour légitimer leur pratique normative, à délégitimer d’autres, jugées concurrentes, ou à entretenir des disputes à leur sujet. La controverse, multi séculaire, entre les mérites respectifs de la loi et du contrat, les rapports rugueux entre droit étatique et droit coutumier dans certaines zones du Pacifique, ou encore les disputes incessantes en termes de souveraineté entre les autorités internationales de régulation et les États-Nations, en sont l’illustration.
La seconde idée de Gurvitch introduit celle d’une analyse sociologique qui penserait le droit dans sa pluralité en pensant, dans le même effort académique :
(1) les lieux physiques et les instruments de ce droit (par exemple : le Palais de justice, la toge des magistrats, les Codes, reliés et paginés, etc., pour le droit étatique) ;
(2) l’organisation juridique / judiciaire (qui définit les rôles et les statuts des participants à cette activité de production normative ; on pourrait ainsi analyser plus finement les formes et les modalités de la production, dans l’entreprise ou la branche professionnelle, du droit conventionnel) ;
(3) les rituels de cette production normative ou ceux concernant les instances où elle s’éprouve : quid des procédures ritualisées où le droit négocié est mis à l’épreuve du droit étatique qui en garantit la licéité ? ;
(4) les conduites sociales des participants à ce travail de production et de mise à l’épreuve des ces normes juridiques (avec la possibilité de comparer ces conduites, selon que le législateur est public ou privé, et selon le champ cette production normative : la tribu, l’entreprise, l’arène commerciale internationale, etc.) ;
(5) les rôles sociaux des participants à ce travail normatif (et la manière dont chacun d’entre eux s’en distancient ou en jouent stratégiquement) ;
(6) les attitudes et les prédispositions à agir de ces participants, leurs routines et leurs biais cognitifs) ;
(7) les différents symboles par lesquels cette production normative est pensée et exécutée : du glaive et balance de la justice à la signature nominale apposée sur un accord collectif d’entreprise, et du concept de « pluralisme juridique » à celui de « droit négocié », etc. ;
(8) les conduites collectives effervescentes, novatrices et créatrices, telles qu’incarnées par les grèves ou les expressions de justice populaire ;
(9) les idées et les valeurs collectives, comme le sentiment de justice, la valeur du travail bien fait, la bonne foi et la loyauté en négociation, etc. ;
et (10) les actes psychiques collectifs, qui expriment l’expérience sociale du droit et de la justice, comme les débrayages spontanés lors d’annonces de plans sociaux, le brûlage d’effigies patronales ou gouvernementales, etc.
Cette liste, tirée des travaux de Gurvitch, a le mérite de dessiner les grandes lignes d’une réflexion sociologique sur la norme collective négociée en portant le regard, pour mieux comprendre ses atouts, pratiques, politiques et moraux, autant sur ses producteurs (des employeurs et des syndicalistes, réputés promouvoir chacun des intérêts pensés comme opposés) que sur le processus de production de ces règles communes à la table de négociation (et donc d’étudier la manière, toute singulière, par lesquelles elles sont édictées), autant sur les lieux de cette production, les rituels qui la fondent et la symbolique qui la légitime que sur les conduites, attitudes et représentations sociales des producteurs de cette norme négociée.
Vaste programme de recherche ? Oui ; et il ne peut s’accomplir qu’en équipe, et de façon interdisciplinaire. Je tente ici, dans la suite de ce dossier sur les atouts de la norme collective négociée, de contribuer à cette nécessaire réflexion.