(Cet article est paru début 2020 dans la revue Relations industrielles / Industrial Relations n° 74-4, 2019, publiée par l’université Laval, à Québec. Je remercie la direction de la revue pour son aimable autorisation de reproduction. Pour accéder à la revue RI/IR : cliquer ici)
Il y a cinquante ans paraissait dans le British Journal of Industrial Relations un article d’Allan Flanders, intitulé Collective Bargaining. A Theorical Analysis.
Flanders y défendait un point de vue original : loin d’être une forme de marchandage collectif, analogue en son principe au marchandage individuel, comme l’avaient pensé les époux Webb au début du XXème siècle, la négociation collective est uneinstitution politique : elle est a joint regulation, et les négociateurs, syndicalistes et employeurs, sont des private legislators.
Flanders en déduisait trois conséquences : la négociation collective s’inscrit dans des rapports complexes de pouvoir ; le syndicat est une institution politique – et non un simple bargaining agent for its members ; et cette joint authorship of the rules qu’il assume ne protège pas seulement les droits des salariés : en participant à la définition et l’administration des règles du travail, le syndicalisme « contribue à forger leur propre destinée ».
Relire cinquante ans plus tard Flanders, c’est repérer, dans le champ francophone, quelques aspects négligés de l’étude de la négociation collective, donc ouvrir de nouveaux chantiers de recherche. Le présent article se fixe ainsi deux objectifs : actualiser l’analyse de Flanders à propos des collective bargaining theories identifiées par Neil Chamberlain ; s’appuyer sur sa conclusion à propos de la « participation in job regulation » du syndicat pour élargir ce raisonnement aux deux négociateurs et proposer, au-delà d’une simple « participation », de le lire comme un véritable travail : le travail de négociation. D’où la proposition d’une approche que nous nommons poiétique, pour rendre compte de cet engagement actif et personnel des négociateurs.
- FONCTIONS ET REPRÉSENTATIONS SAVANTES DE LA NÉGOCIATION COLLECTIVE
- Les travaux académiques en négociation collective
Les travaux en négociation collective depuis les années 1950 peuvent être grossièrement répartis en trois groupes :
– les travaux à vocation analytique, qui décomposent le phénomène en différents sous-ensembles et se centrent sur une composante de la négociation collective. Par exemple : les stratégies de résistance et de concession (Hicks, 1932), les tactiques de persuasion et de coercition (Stevens, 1963), les phases du processus (Douglas, 1962), ses coulisses (Friedman, 1994), sa conduite (Kochan et Katz, 1988 ; Cutcher-Gershenfeld, 1994) ou le bargaining power de ses acteurs (Chamberlain, 1951 ; Bacharach et Lawler, 1981) ;
– les travaux à vocation qualificative, qui s’efforcent de définir le phénomène (par exemple, pour la France : Adam et Reynaud, 1978 ; Goguelin, 1993 ; Touzard, 2006 ; Mermet, 2014) ;
– enfin, les travaux à vocation prescriptive, qui fournissent, conjointement, un cadre conceptuel renouvelé et des méthodes originales de négociation, non spécifiques à la négociation collective mais qui ont produit dans ce champ de pertinentes contributions (par exemple, les ouvrages parus sous l’égide du Program On Negotiation, d’Harvard, ou inspirés par la démarche de Roger Fisher et William Ury (1981) – pour le Canada, voir Weiss, 1996).
Certains ouvrages – par exemple, celui de Richard Walton et Robert McKersie, A Labor Theory of Labor Negotiations (1965) – cumulent ces trois approches. Idem pour Strategic Negotiations, des mêmes auteurs et Joel Cutcher-Gershenfeld (1994), ou The Mutual Gains Enterprise, de Thomas Kochan et Paul Osterman, 1994.
Cette tripartition, pour imparfaite qu’elle soit, permet de résumer un siècle de l’histoire intellectuelle de la négociation collective : la construction progressive d’un modèle d’analyse ; l’enrichissement du catalogue des techniques de négociation ; et quelques débats académiques relatifs à sa nature et à sa fonction.
Le modèle d’analyse, adopté par tous, est celui du « système-négociation » (Dupont, 1994 : 47) ; elle résume l’effort cognitif fourni depuis les années 1930 : modéliser l’articulation des principales composantes d’une négociation collective. En vrac : un contexte, des acteurs, des enjeux, des rapports de force et de pouvoir, des stratégies, des phases et des turning points, des règles du jeu, des échanges d’informations, des techniques d’influence, des menaces, des promesses, des concessions et des protocoles d’accord. Chaque théoricien a priorisé, qui un moment, qui une composante, qui une stratégie ; d’autres ont repéré quelques variables indépendantes : l’éthique, la culture des négociateurs, ou leur orientation interpersonnelle ; d’autres ont porté le regard sur les dimensions oubliées : le backstage, la « deuxième table », les biais cognitifs ou le « plan B ».
Le catalogue des techniques s’est enrichi. De nombreux manuels et how to do les recensent et les commentent. Cette littérature, fruit de l’expérience des praticiens et du souci des théoriciens d’outiller les négociateurs, est très active en Amérique du Nord, plus rare en Europe francophone.
Les débats académiques furent discrets, du fait de l’intérêt partagé de promouvoir la pratique de la négociation collective. Cette croyance souda cette communauté de chercheurs qui s’y intéressât au sortir de la Seconde guerre mondiale autour de quelques grands principes, qui perdurèrent chez leurs successeurs – liberté contractuelle, équilibration des pouvoirs des parties, rôle discret mais régulateur de l’État.
2. Les « approches » de la négociation collective
Mais tous n’accordèrent pas la même signification à la négociation collective.
Dans son article de 1968, Alan Flanders utilise un chapitre de l’ouvrage Collective Bargaining de Neil Chamberlain (1951), intitulé The Nature of Collective Bargaining, pour s’introduire dans le débat académique et argumenter en faveur de l’une de ce que Chamberlain nommait à ce moment-là des « théories » de la négociation collective. Lors de la réédition en 1965 de son ouvrage, cosignée avec James Kuhn, celles-ci ne furent plus que des « points de vue » ou des « approches ». Chamberlain en discernait trois : les approches marchandes, gouvernementales et managériales. Flanders estimait, dans son article de 1968, que la managerial theory était la plus à même de caractériser correctement la négociation collective. Nous le suivrons sur ce point.
Si la typologie de Chamberlain et Kuhn demeure pertinente, il convient cependant 1) de traiter ces « approches » en tant que représentations savantes de la négociation collective, 2) les actualiser par l’ajout de deux autres représentations, 3) les renommer si nécessaire, et 4) moins les opposer entre elles que discerner dans chacune des éléments de compréhension d’un processus de négociation collective.
Pourquoi cette actualisation typologique ? Chamberlain distinguait trois conceptions de la négociation collective (« three views ») ; il en déduisait trois types de relations sociales (« exchange relationship », « political relationship », « functional relationship »), donc trois manières de concevoir la production de la common rule. Son raisonnement visait à définir la generic nature de la négociation collective ; il partait du principe qu’à chaque type de définition correspondait une pratique concrète de négociation. Il ne désignait pas clairement, cependant, les producteurs de ces conceptions. En fait, son chapitre est surtout construit sur des phrases passives (« collective bargaining was being accepted… », « collective bargaining by its very nature involves union representatives in decision-making roles », etc.), sans que le lecteur sache quel est le sujet de l’action.
Pour Flanders, pas d’ambiguïté : c’est bien l’analyste qui doit faire ce travail définitionnel – et le faire correctement. D’où sa critique sévère de la conception des époux Webb (« inadequate ») et d’une saisie économique de la négociation collective (« a very superficial view»), et son plaidoyer en faveur d’une conception politique (« collective bargaining is primarily a political institution »).
Il convient donc d’ajouter à la typologie de Chamberlain d’autres « points de vue », non présents à son époque et relire ceux qu’il distinguait à la lumière des pratiques actuelles de négociation collective – sachant, comme le notait Flanders (p. 19), qu’ils sont tous « supported by value judgments so that each has its own appropriate ethical justification ». D’où l’expression ici proposée de représentations savantes, soit des modalités de pensée à visée pratique et normative.
Détaillons maintenant la typologie de Chamberlain. La première approche – la marketing theory (devenue en 1965 marketing concept) – saisit la négociation collective comme « a means of contracting for the sale of labor ». Telle fut l’approche des époux Webb : éviter l’arbitraire du marchandage individuel du salaire en l’inscrivant dans un cadre collectif. L’accord d’entreprise est ainsi un contrat entre l’employeur et le syndicat : il définit les termes de l’échange – la vente d’une force de travail contre l’achat d’une rémunération –, et le fait strictement, comme tout contrat marchand. Le syndicat réduit par là la compétition entre les salariés et leur fournit, par sa signature, la certitude que leur travail sera payé à tel niveau et pour une durée déterminée.
Cette approche coïncide avec la philosophie propre à la société marchande : libre concurrence, liberté des parties et divergences d’intérêts solubles dans l’intérêt des parties à négocier. Elle intègre le fait qu’il peut être avantageux, pour les deux parties, d’établir un tel contrat, collectif : l’employeur est délivré du souci de contracter individuellement avec chaque salarié ; le syndicat a la garantie, pendant la durée de la convention, d’un nombre d’emplois et d’un niveau de rémunérations.
Il s’agit d’un marchandage, avec ce que cela suppose de bluff, de menaces et l’usage de moyens de pression. La littérature rend compte de ces bargaining tactics avec les notions de dissimulation, de persuasion et de coercition (voir la présentation détaillée qu’en fait Carl Stevens (1963) dans les chapitres 4 et 5 de Strategy and Collective Bargaining Negotiation)
Cette approche marchande s’est surtout focalisée sur le résultat, et non le processus qui y conduit ; le règlement du conflit est ainsi défini avant sa négociation ; les prévisions et les anticipations des parties délimitent la zone de contrat (Zeuthen, 1930) ; et ces mêmes anticipations – de l’émergence du conflit, ou de sa longue durée – les poussent à converger vers l’accord. Le jeu de négociation est ici moins saisi comme un mode original de décision conjointe que comme un jeu permanent d’esquive, visant à minorer les pertes et/ou maximiser les gains. Chaque négociateur est poussé à demander plus (ou offrir moins) pour être certain de ne devoir concéder (ou accorder) que le minimum requis (Pen, 1952).
La deuxième approche identifiée par Chamberlain, governmental theory (devenue governmental concept en 1965), considère la négociation collective comme « a form of industrial government » de l’entreprise (ou d’un secteur industriel). L’accord collectif y est saisi comme une constitution ; il codifie moins un échange qu’une relation politique entre des forces dotées chacune d’un pouvoir de veto sur les actions de l’autre. Summer Slichter (1941) qualifiait ainsi d’industrial jurisprudence la mise en forme des shop rules à travers des accords passés entre syndicats et employeurs et divers dispositifs visant leur application, tels les shop committees et les grievance procedures. Pour cette raison, nommons cette deuxième approche : l’approche constitutionnelle.
Chamberlain et Kuhn (1965 : 122) utilisaient le terme de legislation pour désigner le produit de cette négociation collective. Prenant l’exemple de l’industrie du vêtement de Chicago, Chamberlain soulignait l’étroite analogie entre collective bargaining et federal constitutionnal law. Cette assimilation de la négociation collective à un système constitutionnel est sous-jacente aux plaidoyers en faveur d’une industrial democracy. Ce concept fut au cœur des questionnements dans les années 1960 et 1970 – y compris en France – et suscita nombre de controverses, notamment pour savoir si « la participation des travailleurs » à la gestion des entreprises était ou non suffisante pour la promotion de leurs intérêts et la défense de leurs droits (pour une discussion de ces points de vue, voir l’ouvrage de Carole Pateman, 1970). Hugh Clegg répondait par la négative : les travailleurs, écrivait-il (Clegg, 1960 : 132), ne peuvent participer à cette gestion que de l’extérieur, en exerçant une pression sur les directions, par le biais de leurs représentants syndicaux. Quelques années plus tard, en 1968, la commission Donovan, chargée de redéfinir les modalités de la négociation collective en Grande-Bretagne et où siégea Clegg, proposa dans son rapport final « the appointment of workers’ directors to boards of companies » : la notion d’administrateurs salariés fit ainsi son entrée dans le vocabulaire des relations industrielles – pour ne plus le quitter (McKersie, 2003).
La troisième conception d’une négociation collective, que Chamberlain nomme managerial theory en 1951 – et industrial relations concept en 1965 – fut celle que discuta Flanders dans son article de 1968. Il s’agit d’une version pragmatique et localisée dans l’entreprise de l’approche gouvernementale. Les négociateurs y sont saisis comme des législateurs. Nommons approche décisionnelle cette conception puisqu’elle est, pour reprendre le commentaire de Chamberlain et Kuhn (p. 130), « a procedure for jointly making decisions on matters affecting labor ».
L’accord collectif, dans cette approche, est un jointly decided directives : les deux parties décident ensemble des règles les plus appropriées à la situation productive, compte tenu de leurs intérêts respectifs ; il est moins un contrat, où les obligations de chacun sont définies, ou une constitution, qui définit les rôles et les pouvoirs, qu’un guide – « a guide for administration action within the firm », « a guide to workers, union leaders, and management » (p. 131 et 133) – permettant de légiférer au plus près des problèmes, au fur et à mesure qu’ils se posent. La zone du négociable n’est pas fixée au préalable : elle se découvre au cours du jeu de négociation. À la différence des approches précédentes, où les règles du jeu préexistent au jeu de négociation, celles-ci sont l’enjeu et l’objet du joint agreement. D’où un processus de négociation nécessairement heurté.
En liminaire de leur ouvrage de 1965, Walton et McKersie précisent leur démarche : observer un mécanisme de production de règles. Leur ambition, expliquent-ils, n’est pas de se demander pourquoi des règles communes gouvernent une part des échanges entre employeurs et syndicalistes, mais comment ces règles se constituent. Ce qui les conduit à modéliser une négociation collective comme un ensemble de quatre « systèmes d’activité ». Les deux premiers sont relatifs à des types de négociation collective – distributive bargaining et integrative bargaining ; les deux derniers aux relations au sein ouentre les parties.
La négociation distributive désigne la situation où les deux parties s’efforcent de maximiser leurs gains ; la négociation intégrative est une démarche de problem-solving. Ce qui différencie ces deux systèmes d’activité est l’output : des questions à régler, dans un cas (issues), des problèmes à résoudre, dans l’autre (problems). Une issue se traduit en une valeur globale, fixe, qu’il s’agit de répartir entre les parties ; l’objet du jeu de négociation est de s’accorder sur le montant de l’allocation à chacun ; c’est un jeu à somme nulle, et le gain de l’un est la perte de l’autre. Le problem se traduit par une valeur variable, que les deux parties s’efforcent d’augmenter, de manière à accroître leurs gains respectifs, sans pour autant dégrader ceux de l’autre ; le jeu est donc à somme positive : les deux parties sont gagnantes – même si l’une gagne plus que l’autre.
Plus qu’une variante de l’approche précédente, cette conception de la négociation collective peut être considérée comme une quatrième représentation savante. Nommons-là : l’approche rationnelle.
Deux raisons nous conduisent à l’ériger en représentation savante à part entière : sa proximité avec le behavioral model of rational choice proposé par Herbert Simon dès 1955 et enrichi dans son ouvrage co-écrit avec James March (1958) ; et sa réécriture par Roger Fisher et William Ury (1981) sous l’intitulé de principled negotiation – ce qui fut (mal) traduit en français par l’expression négociation raisonnée.
Cette approche de la négociation collective est moins politique que les deux précédentes ; son premier souci est de la rendre efficiente ; la démarche qu’elle propose est conforme à cet objectif : dépassionner le litige pour le rendre soluble, et fournir aux négociateurs des guidelines susceptibles de les conduire rapidement à des solutions mutuellement satisfaisantes.
L’accord collectif qui en résulte est une entente, avec ce que cela connote de compréhension réciproque et de communauté d’intérêts, d’une part, et d’accord ponctuel et dédié à des problèmes spécifiques, d’autre part.
Si la proximité avec l’esprit et la méthode de l’integrative negotiation est évidente, l’approche rationnelle la systématise. De sorte que la négociation collective, débarrassée de ses rituels et de son enjeu politico-institutionnel, y est saisie comme une méthode – conceptualisée sous les énoncés de MGB, Mutual Gains Bargaining, puis d’IBB, Interest-Based Bargaining (Cutcher-Gershenfeld et al., 1996) – avec ses étapes et ses principes : identifier le problème, rechercher des scénarios de résolution, examiner leur faisabilité et leurs conséquences, puis sélectionner le plus approprié – pour les étapes ; négocier sur les intérêts et non sur les positions affichées, dissocier le problèmes des personnes, inventer un grand nombre de solutions possibles et utiliser des critères objectifs – pour les principes. David Lax et James Sebenius (1986) ont rendu populaire chez les praticiens la notion de création de valeur à partir des différences (d’intérêts, de besoins et de motivations) entre négociateurs ; c’était là rationaliser un peu plus la négociation collective puisque leur était fourni un outillage, clé en main, leur permettant de tirer meilleur profit d’une coopération que d’une compétition.
Une dernière approche de la négociation collective est en quelque sorte le revers, l’opposé des quatre précédentes. Nommons-là : l’approche radicale (pour reprendre le troisième terme de la trilogie d’Alan Fox (1966) quand il catégorisait les manières savantes de penser la relation d’emploi : unitarism, pluralism, radicalism).
L’accord collectif y est pensécomme un armistice, qui traduit, au moment où il est signé, l’état du rapport de forces entre les parties. Les négociateurs sont censés moins légiférer qu’enregistrer le point d’accord auquel ils sont parvenus, sans intention de poursuivre le processus de rapprochement. La négociation collective est ici perçue comme un mécanisme de suspension du conflit, plus que de son règlement ; ou, pour durcir le trait et inverser l’assertion de Gérard Adam et Jean-Daniel Reynaud (1978 : 127) : elle est la poursuite du conflit par un autre moyen…
Le problème de cette approche est qu’elle n’aide pas à qualifier la fonction sociale et politique d’une négociation collective ; elle se contente de la saisir comme un moment de répit entre deux phénomènes conflictuels ; elle la pense comme un second best, celui pour lequel optent par défaut les protagonistes, faute d’avoir pu ou su imposer leurs préférences. Cette représentation de la négociation collective est certes politique, mais elle nie sa fonction politique : produire les règles du jeu et du travail dans l’entreprise (Pour un commentaire critique plus conséquent, voir Thuderoz, 2019).
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Tirons deux leçons de l’analyse de ces représentations savantes.
Une leçon de contenu. L’argument de Flanders en faveur de l’approche co-décisionnelle est le suivant : une joint regulation signifie de fait, dit-il, une joint administration – soit l’application de ces règles, leur révision éventuelle, leur adaptation aux situations concrètes. Même s’il se refuse à intervenir dans la gestion de l’entreprise, le syndicat, dit Flanders, est en relation fonctionnelle avec la direction, et l’accord collectif auquel ils parviennent traduit des décisions communes « on matters in which both have vital interests », comme l’écrivent Chamberlain et Kuhn (p. 137). Ce faisant, rappelle Flanders citant Chamberlain, les syndicalistes sont des « “managers” de facto ».
Mais des « managers » d’un type particulier : ils ne sont pas co-directeurs. Le rôle d’une direction d’entreprise, dit Chamberlain, est de coordonner tous les intérêts en présence – ceux des ouvriers, de la hiérarchie, des fournisseurs, des financiers, des actionnaires, des consommateurs, etc., bref, ce qu’on nomme aujourd’hui les « parties prenantes ». Ces intérêts, parfois antagoniques, ne sont pas aisément compatibles ; la tâche d’une direction d’entreprise est donc de conduire un processus de négociation multilatérale avec ces groupes, de sorte que ses décisions soient cohérentes et congruentes aux problèmes. Flanders apporte un bémol : la « réglementation des salaires », co-définie avec l’employeur lors des négociations salariales, n’est pas seulement un acte de gestion administrative : elle influence également le marché du travail, interne et externe. La fonction gestionnaire du syndicat, écrit-il, « is to serve by the rewarding of performance, as a positive sanction in the organization of work ».
Une leçon de méthode. Les approches marchande, constitutionnelle, décisionnelle et rationnelle ne sont pas antagoniques. Elles représentent surtout les étapes du développement de la négociation collective. La compréhension de ce qu’est une négociation collective s’enrichit dès lors que les autres approches repérées ne sont pas opposées mais articulées.
Flanders, en 1968, qualifie l’approche décisionnelle comme « la plus enrichissante » parce qu’elle lui permet de valider sa thèse (la négociation collective comme une institution politique) ; il néglige ainsi l’heuristique des autres représentations savantes. Il semble plus judicieux de repérer les accentuations historiques de l’une ou de l’autre de ces formes, au gré des jeux d’acteurs et de l’intervention plus ou moins active du législateur. Ce qui est « enrichissant » est le fait de considérer la plasticité sociale de ses formes, et la saisir – même si l’expression finit par être galvaudée à force de l’utiliser pour désigner tout phénomène social complexe – comme un fait social total.
Marcel Mauss (1950) indiquait, en conclusion de son Essai sur le don (p. 274), que le phénomène qu’il venait d’étudier appartenait à la classe de « tous ces phénomènes [qui] sont à la fois juridiques, économiques, religieux, et même esthétiques, morphologiques, etc. ». Et que c’était « en considérant le tout ensemble » qu’il avait pu « percevoir l’essentiel, le mouvement du tout, l’aspect vivant, l’instant fugitif où la société prend, où les hommes prennent conscience sentimentale d’eux-mêmes et de leur situation vis-à-vis d’autrui » (p. 275). Mauss déduisait deux avantages de cette posture – un de généralité (saisir un phénomène dans son universalité, sans se limiter à sa coloration locale) et un autre de réalité : « On arrive ainsi à voir les choses sociales elles-mêmes, dans le concret, comme elles sont. Dans les sociétés, on saisit plus que des idées et des règles, on saisit des hommes, des groupes et des comportements » (p. 276 ; nous soulignons).
Pourquoi ce rappel ? Car l’impensé des représentations savantes que nous venons de commenter est l’homme qui négocie. Il n’apparaît nulle part ; il n’a pas été convié à la table des chercheurs…
Les historiens, poursuivait Mauss, reprochent aux sociologues leur surplus d’abstractions. Il faut donc faire comme eux : observer ce qui est donné. « Or, le donné, c’est Rome, c’est Athènes, c’est le français moyen, c’est le Mélanésien de telle ou telle île, et non pas la prière et le droit en soi ». Suivons Mauss sur ce chemin : le donné, pour qui étudie la négociation collective, c’est Alma-Lac-St-Jean, c’est Bombardier, c’est le VP RH de Bell Canada et la négociatrice CSN se rendant au siège social de Toyota Canada…
Il faut donc porter le regard sur ces « êtres complets et complexes » que sont les négociateurs d’entreprise, et les observer au travail.
2. RÉGULATION CONJOINTE ET TRAVAIL DE NÉGOCIATION
En définissant ce qu’est le syndicalisme par l’examen de ce qu’il fait – co-produire des règles et les co-appliquer –, Flanders confirme que cette régulation conjointe est une activité – au sens premier du terme : une puissance d’agir, une volonté de faire – et elle est réciproque : c’est une action « pour, avec, contre autrui, dans des situations de corrélation avec autrui », de sorte que chaque négociateur « exerce des effets sur autrui et subit ses effets » (Simmel, 1999 : 43).
Mais de ce travail conjoint, Flanders n’en dit mot. Il faut donc prolonger l’analyse et ajouter aux démarches analytique, qualificative et prescriptive de la négociation collective une autre démarche, complémentaire, que nous nommons poïétique – pour insister sur une dimension majeure du travail de négociation : il est exercé par des hommes et des femmes qui s’engagent activement et personnellement. Cette approche met des mots sur un relatif impensé des théories de la négociation collective.
- Une interaction sociale finalisée
Le travail est un rapport entre l’homme et la nature ; l’homme met en mouvement son corps – mains, membres, cerveau – pour donner forme utile à des matériaux ; en modifiant cette nature, il modifie la sienne et accroît ses facultés. On a reconnu là la définition du travail, partielle dit-il, qu’en donna George Friedmann aux premières pages du Traité de sociologie du travail (1970 : 12).
Corporéité, habileté, utilité. Ces termes semblent définir l’activité de négociation collective : elle implique…
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