Prime Covid-19, sentiment de justice et négociation collective

« Le juste (et l’injuste) constitue la grammaire normative fondamentale du travail »  notait Isabelle Ferreras dans son ouvrage Gouverner le capitalisme ? (2012). Autrement dit : du point de vue du salarié, c’est par le prisme du « sentiment de justice » (ou du « sentiment d’injustice ») que sont comprises, analysées et jugées différentes situations de travail – face au client (ou au patient), aux collègues du travail, au management ou face à la direction. Que ce soit à propos des horaires de travail, de la répartition des tâches, de l’accès à une formation ou d’un projet de réorganisation du travail, les relations de travail sont autant d’occasions pour chaque employé, écrit-elle (p. 82), « de confronter, discuter ou réviser – implicitement ou explicitement – ses conceptions sur le juste ». Chacun/e, apprend ainsi à se situer (par rapport à autrui et par rapport au collectif de travail auquel il/elle appartient) selon son sentiment de ce qui est juste / injuste, de ce qu’il faut faire ou ne pas faire, ce qu’il faut dire ou ne pas dire.

C’est à cette aune – les diverses conceptions du juste, leur confrontation au sein des collectifs de travail et à propos de diverses situations de travail, où elles sont mises à l’épreuve – qu’il faut comprendre le ressenti actuel des soignants face à « la prime Covid-19 » du gouvernement et la saisie du Conseil d’Etat par la fédération Santé Sociaux de la CFDT le 30 juin 2020.

Rappelons que le versement de cette prime fut annoncé par le président Macron mi-avril, au moment où la charge pesant sur le personnel soignant du fait de la crise sanitaire en France était la plus forte, et que l’exécutif gouvernemental a décidé ensuite de la différencier : 1500 euros pour les personnels exerçant dans certains départements, 500 euros pour les autres.

La fédération CFDT Santé a donc saisi le Conseil d’État, et demande l’annulation de cette mesure, au motif que cette différenciation, selon que l’on soigne en Haute-Corse ou en Haute-Vienne, porte atteinte au principe d’égalité entre les professionnels de santé. Nul soignant n’a en effet choisi, par calcul, d’exercer dans un département plutôt que dans un autre ; et nul n’a modulé son effort au regard du « R zéro » ou du taux d’occupation des lits en réanimation… Distinguer les allocataires de cette prime selon ce critère bureaucratico-sanitaire semble donc rompre le principe d’égalité salariale.

On peut cependant poser le problème différemment et, dans une posture compréhensive, comprendre l’argumentation des partisans et des opposants de cette différenciation.

Car il existe plusieurs conceptions du juste, et toutes sont légitimes. Trois frères et sœurs se disputant à propos de la répartition de biens hérités peuvent défendre chacun une option différente de partage car adossée à une conception singulière du juste. L’aîné peut en promouvoir une conception statutaire : est juste ce qui respecte le statut (l’ordre de naissance dans la fratrie) ou la tradition (l’aîné, parce qu’il est l’aîné, choisit en premier). C’est une justice de comparaison, qui se fonde sur des critères « objectifs » (ici, l’ordre de naissance).

La cadette peut défendre une conception contractualiste : est juste, pour elle, un règlement de la dispute adopté à l’issue d’une délibération collective, où chacun/e a pu s’exprimer, où des arguments ont été échangés et qu’il y a eu consensus pour retenir certains critères de partage. C’est une justice de procédure : est juste ce qui a été décidé à l’issue d’une démarche elle-même juste.

La benjamine voit les choses différemment ; elle milite pour une répartition égalitaire des biens, sans distinction de statut et en objectivant le montant des dotations. C’est une justice de finalité, orientée vers le bien-être de chacun ; les différences sont transcendées, au profit de l’harmonie dans la communauté.

Jean Kellerhals et Noëlle Languin (Juste, injuste ? Sentiments de justice dans la vie quotidienne, Payot, 2008), à qui nous empruntons cet exemple, portent ainsi au jour trois sentiments de justice, vécus par les individus : le bien (viser l’épanouissement des individus), la volonté (respecter l’accord que concluent des individus libres et d’égale dignité), et le mérite (prendre en compte ce que sont et ce que font les individus, sans les assigner à un destin, ou sans les asservir à une procédure ou à une finalité transcendante).

Rapporté au cas des soignants et à la « prime «Covid-19 », ce raisonnement éclaire leur refus d’une différenciation, et étaye la contestation de la CFDT.

Le sentiment d’une justice fondée sur le bien-être de tous ceux et de toutes celles qui ont combattu le coronavirus invalide en effet une différenciation de la prime. Tous les combattants, exprime en substance ce sentiment, parce qu’ils étaient tous « au front », doivent être récompensés – puisque ce qui importe est le fait qu’ils ont tous traversé l’épreuve avec courage et abnégation.

Le sentiment d’une justice fondée sur la volonté de « faire face », ensemble, dans les services de soin, en s’organisant pour que la coopération y soit maximale et le service rendu pareillement, est en difficulté dès lors qu’il y a hiérarchisation des efforts puisque cette coopération n’était possible que s’il y avait volonté de tous de coopérer. Il doit y avoir, par conséquent, égalité de traitement si ce sont les comportements des individus qui sont observés – ce dont ils sont capables – et non les résultats statistiques de prise en charge des patients – puisque les soignants ne sont pas responsables de l’organisation sanitaire, mais en sont eux-mêmes une composante, qui plus est subordonnée.

Enfin, le sentiment d’une justice fondée sur le mérite des individus, qui récompense celles et ceux qui se sont illustrés dans les batailles locales contre le coronavirus, vu du point de vue de celles et ceux qui ont effectivement mené ces batailles, ne peut estimer légitime un versement différencié de la prime : chacun a l’impression de ne pas s’être soustrait  au risque, qu’il a continué de se rendre chaque matin « au front » et qu’il n’est pas responsable que ce front, ici ou là, ait été plus calme qu’ailleurs…

Vu enfin du point de vue des gestionnaires du ministère de la santé et de l’exécutif gouvernemental, un tout autre sentiment de justice a prévalu. Nommons-le : le sentiment de justice bureaucratique. Ses promoteurs considèrent que ce qui est juste est un critère non lié aux personnes et à leur engagement, mais un critère externe, lié aux configurations sanitaires locales. C’est en quelque sorte une justice de situation : elle estime qu’il faut récompenser les soignants en fonction, non de leur effort volontaire, difficilement mesurable, mais de leur effort nécessaire, attesté par les chiffres de patients réanimés ou guéris / contaminés, etc.

On a donc ici – on schématise à l’excès – des critères divergents de ce qui serait juste d’opérer en termes de récompense des agents « au front ». Pourquoi la grogne s’est installée ? Parce que ces sentiments de justice, s’ils mobilisent tous des universaux – ce qui les rend non-hiérarchisables – sont concurrents dans leur approche : où ils prennent en considération les personnes, où ils prennent en considération les situations.

Le choix d’un gouvernement, et c’est logique, est toujours celui des situations ; c’est l’examen attentif de celles-ci qui détermine les droits de telle personne. Ce qui le conduit à prendre en compte les revenus du conjoint en cas de versement d’une allocation, ou à fixer des plafonds de ressource pour en bénéficier, ou encore à établir un barème national pour déterminer l’autonomie des personnes âgées, de sorte que l’égalité des droits des personnes est atteinte via  le traitement égal des situations dans lesquelles elles sont inscrites.

Ce raisonnement est-il éloigné de la négociation collective ? Seulement en apparence. Car si nous reconstituons l’épisode – la mobilisation de tous les soignants pour absorber la « première vague » virale, puis l’annonce d’une récompense, enfin la différenciation du montant des primes – on remarque que : a) cette prime n’a pas fait l’objet d’une délibération collective, encore moins d’une négociation collective  – mais d’une décision unilatérale ; b) si cela avait été le cas, une grande part de la contestation actuelle de la différenciation des montants n’aurait pas lieu ; ce qui, c) plaide en faveur du mécanisme de la négociation collective en tant que mécanisme décisionnel non-conflictuel.

L’appel au volontariat de plusieurs ARS, les agences régionales de santé, pour venir en appui aux personnels soignants des départements soumis à une forte prise en charge de patients atteints par le Covid-19, a montré que ces personnels, même éloignés de l’hôpital, se sont massivement mobilisés, ignorants qu’une prime leur serait versée (l’annonce n’en a été faite par M. Philippe, Premier ministre, que le 15 avril ; et les décrets d’application, mentionnant les départements classés en zone 1 ou 2, n’ont été dévoilés que le 14 mai), et n’ajustant pas leur contribution au regard de leur éventuelle rétribution. L’exécutif gouvernemental n’a pas choisi d’ouvrir une négociation avec les organisations syndicales de soignants – ce qui eût été pourtant possible, comme il le fait pour la revalorisation du montant de primes existantes –, ni de concertation avec elles, ne serait-ce que pour collecter leur point de vue ; il a opté, comme souvent, pour une politique d’octroi, ce qu’il aime faire, puisqu’il oblige ainsi celui ou celle qui reçoit (la subvention, l’allocation, la prime, etc.) à s’en contenter, sans entrer en transaction avec cet obligé.

Cet octroi produit invariablement, et les exemples sont nombreux, la contestation des montants octroyés, toujours jugés trop faibles. Les soignants qui ont manifestés les mois précédents puis ces dernières semaines s’étaient résolus à ne pas chiffrer leurs revendications (« Du flouze pour nos blouses », etc.) et ont adoptés leur posture usuelle de demandeurs, sans préciser cette demande (« Du fric pour les hôpitaux, du fric pour les soignants ! »). Dans ce cas de figure, classique en France, il  y a alors peu de place pour une décision concertée ou négociée, puisqu’il s’agit, dès l’annonce de la mesure (le président Macron déclarant accorder « une prime exceptionnelle pour pouvoir accompagner financièrement cette reconnaissance [de l’ensemble des personnels soignants] »), d’attendre la révélation du montant pour le contester ensuite, mais sans devoir le barguigner. Le script est connu, et il fait sens pour tous…

Quelles seraient les raisons pratiques qui pousseraient l’exécutif, une prochaine fois, à négocier (avec les organisations syndicales de soignants) plutôt qu’octroyer (directement à ces personnels soignants) ?

Cela évite d’abord les multiples inconvénients d’un État « multicartes », tour à tour Père Noël (au moment de l’annonce publique), puis Père Fouettard (au moment du décret d’application), enfin Père Ubu (quand les personnels se liguent pour réclamer plus, et que l’Etat se raidit, étonné qu’on puisse critiquer sa générosité à plusieurs milliards). Sa propension à octroyer l’oblige à gérer des séquences politiques délicates et, à un moment ou à un autre, à se déjuger (cf. l’épisode actuel du « Ségur de la santé », où l’on s’amuse à comparer les discours d’aujourd’hui quand des milliards sont « mis sur la table », et les discours d’hier, quand ces mêmes milliards étaient refusés…).

Ce premier argument est une déclinaison d’un argument générique : l’imposé se révèle toujours plus coûteux que le négocié, malgré l’apparence – puisque les coûts de transaction dont l’imposeur semble s’exonérer au moment du passage en force sont payés au prix fort quelques mois plus tard (la réforme des retraites, votée au forceps en février 2020, en est un bel exemple).

Négocier est également une manière d’activer une politique publique en définissant celle-ci, petit à petit, dans le cadre de compromis successifs. Chaque groupement présent à la table de négociation, centré sur une problématique impactant ses mandants, peut alors, en écoutant celles des autres, affiner la sienne ; l’addition et la confrontation de ces problématiques spécifiques construisent alors une formule politique, jugée acceptable par tous. Elle est certes éloignée de l’épure étatique d’origine mais la garantie de son efficacité réside, justement, dans cet éloignement…

En s’élaborant  à partir des revendications syndicales, et pas seulement à partir des seules prétentions des directions et des gestionnaires, cette politique publique est en effet plus appropriée aux besoins et nécessités puisqu’elle procède d’ajustements successifs, résultats de cette confrontation entre offres gestionnaires et demandes sociales.

L’open policy making, démarche en vigueur au Royaume-Uni, est fondée sur cette approche renouvelée d’élaboration des politiques publiques : élargissement des personnes consultées et collecte participative des informations, analyse de ces données à l’aide d’outils numériques performants, et élaboration de projets pilotes, expérimentés localement, en impliquant usagers et fonctionnaires « de terrain ».

Les compromis acceptés par les uns et les autres, à chacune de ces étapes, en s’additionnant, finissent par équilibrer les gains et les pertes de tous ceux qui se sont volontairement assis à la table de négociations. Au moment de l’évaluation finale,  avant signature de l’accord collectif, les représentants de chaque groupement peuvent revenir, sans rougir, devant leurs mandants, puisque porteurs chacun d’un solde positif de gains…

Dernier argument (à présenter à M. Jean Castex, le nouveau Premier ministre de la France) : à la table d’une négociation collective s’assemblent des adversaires – des personnes qui s’opposent à d’autres, souhaitant imposer leur volonté –, mais qui doivent, pour résoudre leur différend, muter chacun en partenaire – des personnes avec qui l’on s’associe, car elles détiennent l’accès à des droits ou à des ressources que l’on convoite, ou, comme dans le cas des réformes sociales en France, détiennent et mettent en scène leur pouvoir de nuisance, dès lors qu’elles ont le sentiment d’avoir été oubliées, ignorées ou méprisées… Leur octroyer une prime, c’est les assigner au seul rôle d’adversaire ; discuter avec leurs représentants, s’ajuster à leurs demandes, etc., c’est les traiter en partenaires fiables. Les sentiments de justice qu’animent les uns et les autres ne sont alors plus des sentiments concurrents mais seulement différents et qui, par la magie des compromis pragmatiques, peuvent coexister dans une même action collective tournée vers l’optimisation de l’effort sanitaire et hospitalier.

1 Comment

  1. Une négociation où les IA édictent tous les gains et les pertes de chaque partie prenante débouche donc sur des compromis construits nolens volens autour d’un consensus de la notion du juste.

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