En 2002, je rédigeais un article pour le n° 5 des Cahiers du changement, que publiait alors Jean-Claude de Crescenzo, qui avait fondé l’IRCO, l’Institut de recherche sur le changement dans les organisations. Le titre était délibérément provocateur : Non au dialogue social. Oui à la négociation sociale ! Il débutait et se poursuivait ainsi :
« Si toute négociation est dialogue, tout dialogue n’est pas négociation. Et si l’on veut nommer l’une en évoquant l’autre, on risque d’accroître la confusion.
Il convient donc de différencier dialogue social et négociation sociale : la première expression rend compte d’un état de l’échange social, orienté vers la communication, vers l’entente, sans être principalement motivé par la poursuite d’un quelconque intérêt (des individus discutent entre eux, s’entretiennent (au sens de « converser », « deviser ») ; il s’agit d’un dialogue, de dialogus, entretien, ou de dialogista, quelqu’un d’habile dans la discussion, utilisant son logos.
La seconde expression, « négociation sociale », renvoie à un processus d’échange et de coopération, orienté préférentiellement vers la résolution d’un litige ou la production d’un accord, sur la base d’un compromis d’intérêts. Cette activité ne se dissout pas dans la précédente; ce qu’elle désigne est différent : il s’agit de résoudre un problème décisionnel (c’est-à-dire : d’opérer un choix entre diverses solutions possibles, chacun des protagonistes de cette décision revendiquant une solution possible, jugée conforme à ses intérêts).
Certes, toute négociation relève d’un dialogue ; c’est une relation interlocutive, supposant une compétence communicative de la part de ceux qui s’y engagent. Négociation et dialogue se nouent ainsi, pareillement, au moment où les acteurs, pour parler comme Francis Jacques, « s’instituent en sujets d’une quête qu’ils entendent mener ensemble en affirmant leur vouloir-faire conjoint ».
Mais tout dialogue n’est pas négociation. Les deux activités – et les deux concepts – ne se recouvrent pas. Pas de vision séraphique, donc, ou, à l’inverse, pas de manichéisme. Dans une relation dialogique, la question des intérêts et des revendications de valeur n’est pas (toujours) centrale ; ce qui importe, c’est précisément la locution. Deux personnes qui dialoguent dans la vie courante, souligne Jürgen Habermas, ne sont pas mues par la poursuite d’un quelconque « intérêt » (nuançons : si ce n’est celui de faire perdurer la relation sociale ; d’où la nécessité d’avoir une lecture élargie de la notion d’intérêt). La conversation, bien qu’elle soit un échange de propos, n’est pas un compromis entre deux locuteurs ; nul « sacrifice pour un gain » ne s’y opère, si l’on adopte la définition de l’échange proposée par Georg Simmel.
Les négociateurs, du fait qu’ils défendent les intérêts des groupes qu’ils représentent, sont, eux, pour ainsi dire, en « liberté de parole surveillée » : ils ne peuvent manifester une trop grande compréhension des revendications d’autrui. Car tel est le dilemme du négociateur social : maximiser ses gains, comme le souhaitent ses mandants, qui l’ont mandaté à cet effet (mais prendre le risque de briser la relation avec l’adversaire) ou réduire ses prétentions (mais léser les intérêts de ses mandants).
D’autres différences entre négociation et dialogue s’observent : la première se noue dans un champ de forces et trouve un terme (même provisoire) dans l’arrangement final ; le second est de durée illimitée (si ce n’est sa suspension temporaire, sachant qu’à tous moments on peut en reprendre le cours) ; le dialogue est mise en commun, la négociation est équilibre de concessions. La frontière entre ces deux activités est cependant perméable ; et l’analyste, pour comprendre l’une, peut utilement s’appuyer sur l’étude de l’autre. Mais attention aux mots : ils ne pèsent pas le même poids et l’activité qu’ils désignent ne produit pas les mêmes effets.
À la différence du dialogue, souvent dénué de visée stratégique et structuré autour d’un échange verbal d’idées ou d’expériences dans le but de s’informer ou de se convaincre, la négociation suppose un conflit d’intérêts (ou des objectifs antagoniques, des divergences de points de vue, des oppositions de statuts et de rôles, etc.) et la recherche volontaire d’un accord entre ces parties en conflit.
Dès lors, il faut qu’il y ait reconnaissance de l’identité et de la légitimité de ce conflit (conflictus, choc, combat) pour qu’il y ait place pour sa résolution par la négociation. Celle-ci est surtout la gestion méthodique d’un désaccord. Conflit et négociation sont donc inséparables (ils forment ensemble, pour reprendre le vocabulaire de Georg Simmel, « un rapport formel sociologique ») ; l’art de contraindre et l’art de convaincre, selon les catégories de Raymond Aron, sont consubstantiels. Et c’est à l’intérieur d’un état de paix que l’antagonisme se développe, même si son rétablissement nécessite des techniques particulières (l’art de la négociation).
Il convient donc, parce qu’il est intrinsèque à toute relation sociale, de rendre légitime et efficient ce désaccord : l’existence de logiques plurielles dans l’entreprise et d’une pluralité d’interprétation du monde, ou la confrontation entre valeurs et grandeurs (service public / logique marchande ; usager / client ; civique / industriel, etc.), sont le gage d’une plus grande efficacité organisationnelle. Pour quelles raisons ? Parce que cette confrontation suppose une production et un examen attentif (pour les élaborer, pour les réfuter) d’alternatives et d’arguments ; parce que les informations mises en débat pour éclairer et construire le compromis final devront reposer sur des éléments vraisemblables ; parce que la procédure de délibération fait surgir d’autres choix et solutions (elle ouvre le champ des possibles). Négocier, même dans un cadre de rationalité limitée propre à tout processus de décision (les négociateurs, pour reprendre le trait de Herbert Simon, s’arrêteront à la première solution qu’ils jugent satisfaisante, celle-ci pouvant être non optimale), c’est élargir le spectre des décideurs et des opportunités.
Ainsi la négociation se comprend-elle comme un processus de décision conjointe, ou de co-production de règles. Si dialoguer, c’est échanger (des propos et des tours de parole), négocier, c’est échanger (des arguments et des droits sur des biens) et décider collectivement au sujet d’actions à entreprendre. Donc : gérer et mettre en œuvre ensemble une décision prise à plusieurs, à partir de positions différentes voire antagoniques. Négocier consiste ainsi à s’engager sur un avenir commun, à partir d’une décision commune (l’objet du compromis) résultant d’une interdépendance des parties. Contracter oblige les parties à demeurer (ne fut-ce qu’un moment, celui de son établissement) dans le contrat et à se sentir ainsi liées (ne fut-ce que pendant la durée du contrat). Surtout, c’est dans le cadre de cette interdépendance (entre employeurs et employés, syndicalistes et direction, etc.) que la négociation prend son sens : si ces parties sont en conflit, ce conflit les rassemble et nourrit leur relation. Elles ont à vivre ensemble et c’est ce devenir commun, d’ailleurs, qui les divise, puisqu’il s’agit d’en inventer les formes et les modalités ; celles-ci sont plurielles ; les propositions sont donc concurrentes.
On le voit : dialogue et négociation, sous des dehors voisins, ne désignent pas les mêmes objets, ne supposent pas les mêmes pratiques. D’où l’intérêt, dans le champ des relations sociales, et pour savoir ce dont on parle ou ce qu’on qualifie, de distinguer la négociation du « dialogue », et le contrat du débat. »
En 2020, dix-huit ans après la rédaction de cet article, mon raisonnement est identique ; j’ajoute même : il y a désormais danger à prendre le tout pour la partie – parler de « dialogue social » à la place de la négociation collective – et cette substitution d’une expression par une autre n’est pas anodine. Elle illustre la manière dont elle est, en France, traitée (par les gouvernants et les élites économiques), pratiquée (par les partenaires sociaux), analysée et enseignée (par les universitaires). Ce sera l’objet du prochain article (II. Une logique floue ?). L’article suivant (III. Utiliser tous les registres du dialogue social…) proposera une autre manière de conjoindre dialogue social et négociation collective, non en les confondant mais en les articulant, selon les objectifs recherchés, selon les situations socio-productives. Un dernier article réfléchira aux productions textuelles des diverses modalités du dialogue social (IV. Diagnostic partagé, lettres d’entente et accords collectifs).
Pour une controverse constructive où le dialogue n’est ni séraphique ni traumatique et recherche l’optimum des accords, le contrat de débat doit donc inclure la reconnaissances des enjeux identitaires et utilitaires de chaque partie prenante.
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Il y a dans cet article une element essentiel a mes yeux dans la differention entre dialogue social et negociation
La negociation appelle, comme il est indique, a mettre en oeuvre ensemble les decisions prises
La negociation ne peut pas s affranchir de la responsabilite collective et j ai regrette souvent que la negociation ne soit promue seulement comme une victoire ou un echec et non comme un questionnement sur le sens de la responsabilite
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