« Afin d’aider les entreprises dans la reprise progressive des activités économiques », indique dans un communiqué, publié le 4 mai 2020, le Service public fédéral Emploi, Travail et Concertation sociale de Belgique, « les partenaires sociaux du Conseil supérieur pour la prévention et la protection au travail, en concertation avec la cellule stratégique de la ministre de l’Emploi et des experts du SFP Emploi ont rédigé un Guide générique, pour lequel le ‘Corona-toolbox’, élaboré par l’Economic Risk Management Group a servi de source d’inspiration précieuse. »
Ce Guide générique pour lutter contre la propagation du COVID-19 au travail (lire ici) a été signé par le Service public fédéral Emploi, la Confédération des Syndicats chrétiens (CSC), l’Union des entrepreneurs indépendants (Unizo), l’Union des entreprises à profit social (Unisoc), la Fédération des entreprises de Belgique (FEB), la Mission wallonne des secteurs verts, la Fédération générale des travailleurs belge (FGTB), l’Union des classes moyennes (UCM) et la Centrale générale des syndicats libéraux de Belgique (CGSLB).
Il me semble être un modèle du genre : aucun jargon n’est employé, les phrases sont concrètes ; il s’adresse à tous – certes, prioritairement, aux employeurs (« Fournissez à vos travailleurs des informations accessibles, des instructions claires… », « Apportez un soutien psychosocial à vos travailleurs… » ; « Organisez le travail afin que la distanciation sociale soit respectée… », etc.), mais aux salariés eux-mêmes, qui peuvent le télécharger et appliquer les mesures individuelles préconisées (« N’allez pas dans des pièces où vous ne devez pas être présents… », « Lavez-vous les mains avant et après la pause/le déjeuner », « Celui ou celle qui se sent malade reste à la maison et informe l’employeur… », etc.), et – cela me semble le point important et justifie la large concertation qui a présidé à son élaboration – vérifier que leur employeur les applique…
La démarche d’élaboration concertée de ce Guide générique, déclinable selon les secteurs d’activité et les spécificités des entreprises, se poursuit dans les préconisations elles-mêmes. La première mesure énoncée est celle-ci :
« Exploitez au maximum la concertation sociale dans votre entreprise. Une concertation régulière sur les mesures (à prendre) avec le Conseil d’entreprise, le Comité pour la prévention et la protection au travail, la délégation syndicale et les travailleurs eux-mêmes (via la participation directe), selon leurs pouvoirs respectifs : cela permettra de renforcer le soutien et le suivi des mesures. Demandez l’avis des organes de concertation avant la reprise des activités » (p. 7).
Nos amis d’outre-Quiévrain – ministère et partenaires sociaux – l’avaient affirmé dès le préambule de leur guide :
« La concertation sociale à tous les niveaux joue ici un rôle central et crucial. Les organes de concertation existant dans l’entreprise, tels que le Comité pour la prévention et la protection au travail, la délégation syndicale ou les travailleurs eux-mêmes (s’il n’y a pas de délégation syndicale) devront être impliqués dans le choix et la mise en œuvre de ces mesures. En outre, il conviendra de faire appel à l’expertise disponible en interne et en externe, par exemple celle du conseiller en prévention et des services externes de prévention, en particulier dans les entreprises où l’expertise interne est insuffisante ou limitée. »
On ne peut que souscrire à ces préconisations. Et regretter que semblable paragraphe soit absent de la brochure du ministère du travail français…
Une double question est donc à instruire : pourquoi ce qui est possible en Belgique ne l’est pas en France ? Et pourquoi est-il encore nécessaire, en 2020, de réaffirmer que la concertation « joue un rôle central et crucial » et d’inciter / inviter les employeurs à mobiliser « les organes de concertation existant dans l’entreprise » – comme s’il fallait toujours démontrer les vertus et la nécessité du dialogue social ? Mon premier article publié sur ce weblog (« Étrange pays que le nôtre ! », le 24 avril) relevait cette bizarrerie – sans tenter de l’expliquer. Je tente de répondre à la première question dans un prochain article. Dans celui-ci, je traite la seconde : pourquoi rappeler aux employeurs que la concertation sociale, c’est utile et important ?
Parce qu’ils n’en sont pas persuadés ; parce que cela leur semble une perte de temps ; parce que cela heurte leur conception de l’autorité, etc. Des dizaines d’autres « bonnes raisons » pourraient également être évoquées (ils n’en ont pas l’habitude, ils craignent « de se faire avoir », etc.). Ce dialogue social ne progressera en France que si ces raisons, ces réticences ou ces résistances sont identifiées, puis prises en compte, enfin surmontées. Dans cette démarche de promotion de la « concertation sociale », l’étape pédagogique me semble importante. Autrement dit : expliquer, arguments à l’appui, ses nombreux avantages. Car ils sont peu explicités ; tout se passe comme si le mot « concertation » coulait sous le sens, alors qu’il est autant le problème que sa solution…
Donc : pourquoi syndicalistes et salariés devraient-ils « être impliqués dans le choix et la mise en œuvre des mesures » anti-Covid-19 ? Quiconque a tenté de fonder en raison cette implication s’est heurté au même problème (et cela vaut pour « la concertation », « la participation », « le dialogue social », etc.) : il y a autant d’exemples d’action entrepreneuriale réussie et fondée sur cette « concertation » ou cette « participation » des salariés, que d’action entrepreneuriale éludant ces formes d’association des salariés et également succesful… De sorte que les argumentaires des uns et des autres s’émoussent, les succès de tous accentuant le caractère mantrique de chacun des plaidoyers…
Une autre manière de fonder en raison cette « concertation sociale », sans devoir produire en appui des exemples d’entreprise, toujours entachés d’un soupçon d’idiosyncrasie, est de partir du travail lui-même, en atelier, dans un service, dans une organisation, etc., pour comprendre pourquoi cette concertation est nécessaire ; de se placer du point de vue de celui qui travaille, de celui qui est commandé, pour voir le monde comme il le voit ; enfin de raisonner en problèmes à résoudre, plutôt qu’en réclamations à formuler ou en prétentions à imposer, pour suggérer aux partenaires sociaux une autre manière de coopérer, en confrontant leurs solutions plutôt qu’en s’affrontant.
Partir du travail lui-même, se mettre à la place du salarié, et raisonner en problèmes, c’est ce que proposait Mary Parker Folett. J’ai découvert les écrits de cette « pionnière du management » au début des années 2000, par la lecture d’un ouvrage de Marc Mousli, où il traduisait et commentait des conférences faites par Folett dans les années 1920 aux États-Unis : Diriger au-delà du conflit (2002). Marc Mousli a également publié, en 2005, un article fort documenté sur Folett, Éloge du conflit. Mary Parker Follett et le conflit constructif, publié dans la revue que je venais de fonder, Négociations (lire l’article ici). Je m’appuie ici sur son étude d’octobre 2000, Mary Parker Follett. Pionnière du Management et en cite plusieurs extraits (je vous invite à lire l’étude au complet ici).
« Partir du travail » signifie : examiner comment le travail s’opère, comment les salariés produisent, comment ils résolvent les mille et un problèmes qui surgissent au cours de l’activité de travail. Quand j’étais « jeune chercheur », associé au Glysi, le groupe lyonnais de sociologie industrielle, rattaché au CNRS, au mitan des années 1980, j’avais pour compagnons de bureau Jean Saglio et quelques cloisons plus loin, Philippe Bernoux. Tous deux s’étaient immergés dans la vie usinière pendant six mois, l’un à Berliet, l’autre à la Rhodiaceta. Un formidable ouvrage, écrit avec Dominique Motte, raconte leurs observations : Trois ateliers d’OS (1973). Bernoux, dans les chapitres qu’il a rédigés, met l’accent sur un phénomène intéressant (qu’il conceptualisera plus tard sous l’énoncé d’« appropriation du travail ») : les salariés estiment que sans eux et leur capacité d’initiatives, « l’usine ne tournerait pas ». Cette idée était déjà en germe dans le récit de Daniel Mothé, Jounal d’un ouvrier (1959), un livre que je venais de découvrir, et où l’auteur, responsable CFDT chez Renault, attestait lui aussi, par mille exemples, de cette inventivité de « ceux d’en-bas ». Je lus avec plaisir que Mary Parker Folett l’avait dit en 1941 : « Les ouvriers doivent faire preuve de beaucoup d’initiative, car sinon le travail ne se fait pas. Aucune multiplication des contrôles ne peut compenser l’absence d’initiative. Tout le management n’est pas fait par l’encadrement ; les ouvriers en font une part ».
Le premier argument en faveur d’une « concertation sociale » permanente dans les entreprises par temps de Covid-19 me semble donc être celui-ci : « Ceux d’en-bas » ont une connaissance fine des processus de production et ont appris à ruser avec les contraintes, s’adapter aux aléas, surmonter les obstacles, etc. Mary Parker Folett franchissait un pas supplémentaire dans le raisonnement : ces travailleurs inventifs se comportent, estimait-elle, comme des managers, et il y aurait tort de négliger leur capacité de management. Marc Mousli écrit ceci (p. 49) :
« Elle donnait comme exemple une fameuse expérience de management participatif menée à partir de 1924 dans les ateliers d’entretien du matériel roulant de la compagnie de chemins de fer Baltimore & Ohio, à Glenwood, près de Pittsburg : « On dit que l’organisation, à la Baltimore & Ohio, de réunions bihebdomadaires entre l’encadrement et les ouvriers dans les ateliers, a donné les résultats suivants : une réduction de l’instabilité de la main d’œuvre, des manœuvres de mise en place du matériel plus rapides et plus faciles, un travail plus complet et plus régulier, une réduction des retards moyens par rapport au programme hebdomadaire, une économie sur les matériaux utilisés mensuellement par chaque salarié, et des opérations de réparation facilitées, ainsi qu’une meilleure qualité du travail – le problème d’avoir un flux régulier de matériel approprié a été réglé, et certaines difficultés de l’atelier d’outillage ont été surmontées. Tout cela fait partie de ce qu’on attend du management. Même lorsque les capacités managériales des ouvriers ne sont pas autant sollicitées, ils ont l’occasion d’en faire preuve. Là où le travailleur utilise son jugement dans la programmation du travail, c’est d’une certaine façon du management. Si on lui confie une tâche, en lui permettant de décider comment il l’exécutera, c’est aussi du management. On ne pourrait pas faire tourner une entreprise si les travailleurs ne faisaient pas de management ». On ne pourra faire redémarrer efficacement nos activités productives si nous ne laissons pas les salariés français « faire du management »..
Un deuxième argument en faveur d’un processus continu de concertation sociale dans l’entreprise apparaît dès lors que nous nous mettons « dans la tête » d’un opérateur. Mary Parker Folett écrit ceci (je recopie la traduction de Marc Mousli des pages concernées de Dynamic Administration.The collected papers of Mary Parker Follett, 1941) :
« Ce qui déplaît aux gens, c’est souvent plus l’ordre lui-même que ce qu’on leur ordonne de faire. Les gens n’aiment pas qu’on leur donne un ordre, même si c’est celui de prendre des vacances. J’ai souvent vu des exemples de ce phénomène. » (p. 62).
« Qu’arrive-t-il à un homme, que ressent-il, quand un ordre lui est donné de façon désagréable par un contremaître ou par un chef de service, son supérieur immédiat dans le magasin, la banque ou l’usine ? Il ressent cela comme une atteinte à sa dignité, comme une attaque au plus profond de lui-même. Il perd son sang-froid, ou se renferme, ou se met sur la défensive ; il commence à penser à ses ‘droits’ – une attitude désastreuse pour n’importe lequel d’entre nous. Dans le langage que nous utilisons, le mauvais modèle de comportement est stimulé, le mauvais ‘ressort’; ce qui fait qu’il est alors ‘mû’ pour agir dans un sens qui n’est pas favorable à l’action dans laquelle il est impliqué. Plus vous êtes ‘mené à la baguette’ plus votre façon de penser se modèle sur cette méthode de commandement, et votre rôle dans ce schéma est ordinairement de vous opposer à cet autoritarisme » (p. 57).
Autrement dit : ne pas associer un individu au processus de prise d’une décision qui impacte sa propre action le conduit, lorsque cela se répète, à opposer une plus grande résistance – il devient récalcitrant, pour reprendre le terme de Philip Selznick. Sa capacité d’initiative est ainsi mise au profit de cette « récalcitrance » ; et ses bonnes idées ne servent plus que sa seule colère, et non le bien commun que représente son entreprise…
Un troisième argument en faveur de la concertation permanente dans l’entreprise est relatif aux motifs pour lesquels syndicalistes et dirigeants doivent se rencontrer : pour résoudre des problèmes qui leur sont communs, ou qui impactent les cours de leurs actions collectives respectives. Mary Paker Folett appelait cela « la loi de la situation » – et il serait fécond de (re)diffuser cette expression… Elle écrivait ceci (je cite là encore la traduction de Marc Mousli de l’ouvrage de 1941) :
« Quel est notre problème ? Comment éviter les deux extrêmes : un trop grand autoritarisme, et une absence de commandement ? Ma solution est de dépersonnaliser l’ordre, de réunir tous les gens concernés afin d’étudier le problème, de trouver la loi de la situation et de lui obéir. Tant que nous n’y parviendrons pas, je pense que nous n’aurons pas un management optimal » (p. 58).
« Une personne ne devrait pas donner des ordres à une autre personne, mais toutes deux devraient accepter de prendre leurs ordres de la situation. Si ce qui doit être fait découle simplement de la situation, on n’a plus quelqu’un qui donne des ordres et quelqu’un qui les reçoit. Tous deux font ce qu’exige la situation. Ce qui, à n’en point douter, change légèrement l’ensemble du management de l’entreprise. C’est à mon avis l’une des plus importantes contributions de l’organisation scientifique du travail : elle tend à dépersonnaliser les ordres. On peut même dire que l’essence du management scientifique est la recherche de la loi de la situation » (p. 59).
« Si tous ceux qui sont en position de commander pouvaient dépersonnaliser les ordres, il n’y aurait plus d’une part des comportements autoritaires, et de l’autre ce dangereux laisser-aller induit par la peur d’exercer son autorité. Il est bien sûr nécessaire d’exercer l’autorité, mais toujours celle de la situation. Je ne dis pas que nous avons trouvé le secret d’une existence sans friction, loin de là, mais nous comprenons maintenant ce que nous devons faire de la friction : chercher à la faire travailler pour nous, comme le fait le mécanicien lorsqu’il met la courroie sur la poulie. Il y aura tout autant de place pour les désaccords, et même probablement plus, dans la méthode que je défends. La situation sera souvent appréciée différemment, interprétée différemment. Mais nous saurons comment procéder, nous aurons trouvé une méthode pour traiter le problème » (p. 59).
« J’ai appelé cette méthode la dépersonnalisation des ordres, mais je pense que c’est en fait une façon de repersonnaliser : en tant qu’individus, nous avons des relations entre nous, que nous devons situer dans le contexte global. Nous ne pouvons avoir de relations solides entre nous aussi longtemps que nous les plaçons hors du cadre qui leur donne leur sens et leur valeur. Ce divorce entre les individus et la situation fait beaucoup de mal. Je viens de dire que le management scientifique dépersonnalise. En approfondissant sa philosophie, on s’aperçoit qu’il nous montre des relations personnelles replacées dans un ensemble plus large dont elles font partie intégrante. […] J’ai dit plus haut qu’il fallait substituer l’instruction donnée directement à l’ordre venu de loin. Nous voyons maintenant qu’il y a à cela une raison plus convaincante encore que celle que j’ai déjà donnée. Ce qu’on cherche vraiment, ce n’est pas tant le face-à-face que l’étude en commun du problème, et les mieux placés pour faire ce travail sont l’employé et son supérieur direct ou l’employé et un expert de la question. » (p. 60 ; je souligne).
Examinant les conceptions de Folett du pouvoir, de l’autorité, du rôle du manager, Marc Mousli écrit également ceci :
« Le dirigeant d’entreprise qui réussit, aujourd’hui, est celui qui sait fédérer les intelligences. » notait Mary Parker Follett (1918 : 13). C’est l’un des points sur lesquels Mary Parker Follett est le plus en rupture avec les conceptions traditionnelles du « commandement ». Henri Fayol considérait que « Le chef idéal serait celui qui, possédant toutes les connaissances nécessaires pour résoudre les problèmes administratifs, techniques, commerciaux, financiers et autres qui lui sont soumis, jouirait encore d’une vigueur intellectuelle et d’une puissance de travail suffisantes pour faire face à toutes les charges de relation, de commandement et de contrôle qui pèsent sur la direction » (Fayol, 1999 : 81). Le chef sait tout, est capable de tout voir, de tout faire. Ses forces physiques et le temps dont il dispose étant ce qu’ils sont, il supplée à ses limites en s’entourant d’un état-major qui est « une aide, un renfort, une sorte d’extension de la personnalité du chef » » (Fayol, 1999 : 73) On reconnaît là le prototype de la discutable conception du cabinet ministériel à la française, dont on connaît les effets pervers. » (Je souligne).
Toute autre semble être la conception belge. Il est intéressant, alors que la Covid-19 est universelle, d’observer ainsi des réponses nationales des gouvernements fort différentes pour enrayer sa propagation, assurer la protection des salariés et remettre en mouvement l’activité économique. À l’évidence, il y a là, à l’œuvre dans chacun des pays européens, un effet sociétal – comme disaient Marc Maurice et ses collègues du LEST d’Aix-Marseille dans les années 1980. Je partirai de leur analyse comparative France – Allemagne pour comprendre pourquoi les uns estiment primordial le fait d’« exploiter la concertation sociale » dans l’entreprise et encouragent les employeurs à la pratiquer (Italie, Allemagne, Suède, Belgique, etc.), tandis que d’autres légifèrent par ordonnances et ne disent mot sur cette nécessaire concertation (France).
Je conclus ainsi : qu’aurait dit de tout cela Mary Parker Folett si elle avait été confinée à Paris au printemps 2020 et suivi de près l’actualité sociale partout en Europe ?