À naviguer sans cap, on n’atteint nul port. À propos du rapport « Rendre des heures aux français »…

Le rapport Rendre des heures aux français. 14 mesures pour simplifier la vie des entreprises, signé par cinq parlementaires issus des partis Renaissance, Horizons et Modem (Louis Margueritte, Alexis Izard, Philippe Bolo, Anne-Cécile Violland et Nadège Havet*1) a été remis il y a quelques jours à Bruno Le Maire, ministre de l’économie et Olivia Grégoire, ministre déléguée, chargée des PME (lire ici).

Ce rapport est étrange, à l’instar de son titre (on ignore quelles heures auraient été volées aux Français et qu’il faudrait leur « rendre »… Cette vulgate populiste est malvenue). Étrange, car on ne discerne aucune vision politique d’ensemble : on y touche au Code du travail comme au Code du commerce ; on y parle de seuils comme d’imprimés ; on passe de la Commission nationale de débat public aux tribunaux des Prudhommes, etc. Étrange, car sous couvert d’une nécessaire simplification administrative (que nul d’entre nous ne récuse !), on y mélange causes et conséquences, torchons et serviettes, figues et raisins. Si ces parlementaires abordent de vraies questions (dirait Laurent Fabius), ils apportent de mauvaises réponses. Je les commente ci-dessous, un brin agacé…

Un problème politique (1). « La crise agricole a témoigné combien nos compatriotes ont le sentiment d’avoir face à eux une administration qui cherche à contrôler, réguler et sanctionner, avant d’aider et de soutenir nos entreprises. » Le rapport s’ouvre sur cet étrange jugement. Ceux qui sont donc chargés d’écrire nos lois (et de veiller ensuite à leur application) jugent que l’administration chargée de les faire appliquer et respecter ne devrait pas « contrôler, réguler et sanctionner » ? L’étrange singulier mis à « administration » pose problème : comme s’il s’agissait de les vilipender toutes, malgré leur extrême diversité, à travers la figure d’une hydre tentaculaire (et imaginaire !).

Un problème politique (2). Contrôler, c’est vérifier la conformité d’une action avec sa légalité, sa régularité, sa fonctionnalité, etc. Le rôle d’un contrôleur dans un train est de vérifier les billets. Cela ne l’empêche nullement d’aider les voyageurs … Réguler ? C’est émettre des règles. C’est cela que font au Parlement tous les jours nos cinq députés simplificateurs… Sanctionner ? Mais s’il y a fraude, non-conformité, non respect de la législation, etc., n’est-ce pas logique de punir (sachant que depuis Montesquieu, les députés votent des lois prévoyant des peines proportionnées aux délits commis…) ?

Un problème de crédibilité. « Certains chefs d’entreprises sont sceptiques quant à la capacité de l’État à mettre un coup d’arrêt à l’inflation normative qu’ils subissent depuis les années 2000 ». On les comprend ! Jetons un rapide coup d’œil comparatif à la production législative des quinquennats Hollande et Macron 1. Sous le quinquennat de François Hollande, 292 lois furent votées ; sous le premier quinquennat d’Emmanuel Macron, 251 lois (soit une diminution de 14 %). Mais si le président Hollande  promulgua 269 ordonnances durant la législature 2012-2027, le président Macron en promulgua… 359 ordonnances (soit + 25 %) ! Au total, le quinquennat Macron 1 a produit 610 textes législatifs, le quinquennat Hollande, 561 textes. Les chefs d’entreprise peuvent en effet douter…

Un problème de méthode (1) : « Depuis le début du mois de novembre 2023, les cinq rapporteurs ont effectué 50 déplacements, animé près de 30 réunions publiques partout en France. » On n’en saura pas plus sur la méthodologie de cette enquête. Combien de personnes interrogées ? Quel était leur statut et profession ? Dans quelles régions ? Les rédacteurs sont probablement de bonne foi ; mais pourquoi ne nous donnent-ils pas ces informations ?

Un problème de méthode (2) : n’interroger que des chefs d’entreprise pour, ensuite, proposer des simplifications administratives, c’est comme si nous n’interrogerions que des médaillés olympiques pour redessiner les pistes de ski ; ou les seuls boulangers pour enquêter sur le goût du pain. Il faut, avant de « simplifier » : s’interroger sur la logique administrative qui a prévalu jusqu’alors, ses motifs, d’une part, et son efficience, d’autre part. Donc, a minima : donner la parole aux responsables d’administrations chargés de « contrôler, réguler, sanctionner » ; et tenir compte de leurs avis et propositions !

Un problème de méthode (3) : des syndicalistes ont-ils été interrogés sur la « translation des seuils » et les obligations des employeurs correspondantes ? Des universitaires connaissant cette problématique et ayant publié quelques travaux scientifiques sur les effets de seuils ont-ils été questionnés ? Des usagers, des citoyens, des bénéficiaires, etc., via les organisations les représentant ont-ils été associés à la réflexion ? On se doute de la réponse…

Un problème de mémoire. Il y a un moins de onze ans, le 28 mars 2013, le président Hollande annonçait aux Français un choc de simplification. Le 18 octobre 2021, le site web du gouvernement Philippe actualisait le billet suivant : « Beaucoup a déjà été fait pour faciliter la vie quotidienne des entreprises et des particuliers, bâtir une relation de confiance entre l’administration et ses usagers, et favoriser un gain collectif de temps et d’argent. Avec le “choc de simplification” annoncé par le président de la République, en mars 2013, 170 nouvelles mesures de simplification en faveur du développement économique et de l’emploi, ont été présentées le 3 février 2016. Le 26 octobre 2016, 30 nouvelles mesures sont présentées. » En 2023, dans le rapport Rendre des heures aux français, 14 propositions sont faites. Fin octobre 2013, on en était déjà à 170 + 30 = 200 mesures de simplification. Aujourd’hui : 14 mesures proposées. Ne joue-t-on pas ici petit bras ?

Un problème de justice sociale (1) : « Translater » la création d’un CSE, doté d’une personnalité juridique, au seuil de 250 salariés, est-ce une mesure de « simplification » ou une déconstruction masquée du dialogue social institutionnel ? Un CSE est une instance de représentation des salariés. Le dialogue social n’est pas un coût, une charge, une perte de temps ou un embrouillamini bureaucratique : c’est un organe de protection des droits des salariés et d’association de ces derniers aux décisions sociales et économiques les concernant. Supprimer cette possibilité dans les entreprises de moins de 250 salariés n’allégera pas le travail administratif de la direction. Pas plus que porter à cinq minutes maximum les prochaines interventions à la tribune de l’Assemblée nationale des cinq députés auteurs du rapport ne fera reculer l’absentéisme parlementaire ou limitera le nombre des lois et ordonnances…

Un problème de justice sociale (2)  « Les réunions menées sur le terrain font apparaître une attente forte du tissu entrepreneurial qu’il conviendra de ne pas décevoir » indique le rapport p. 7. Convenir aux uns, mais disconvenir aux autres ? On le sait depuis Cicéron : « L’essence de la justice est d’abord de ne nuire à personne ; en second lieu, de veiller à l’utilité publique. » (Traité des devoirs, I, 10) Pourquoi faut-il ne pas décevoir les employeurs mais décevoir leurs salariés et les priver de certains droits en « translatant » certaines obligations vers le seuil de niveau supérieur ?

Un problème de justice sociale (3) : Le rapport indique : « Les remontées du terrain nous confirment à quel point les attentes des chefs d’entreprises sont importantes ». Mais qui, en France, n’est pas en attente d’une simplification de cette « paperasserie administrative » que critique (à juste titre) le rapport ? Les attentes des salariés en matière de dialogue social sont également « importantes » si l’on en juge le sondage Cevipof de 2022 : seuls 25 % des salariés interrogés estimaient  que « le dialogue social existe et est efficace » dans leur entreprise…  À quand un rapport de ces cinq députés dont l’avant-propos débuterait par cette phrase : « Les remontées du terrain nous confirment à quel point les attentes des salariés et des élus du personnel  en matière de dialogue social sont importantes » ?

  1. Avant d’être élus députés, Louis Margueritte était cadre dans la fonction publique ; Alexis Izard : chargé de mission à BPI-France ; Philippe Bolo : ingénieur agronome ; Anne-Cécile Violland : psychologue clinicienne ; Nadège Havet : manager à Pôle Emploi. ↩︎

2 Comments

  1. Voilà une analyse fort pertinente pour un texte fourre-tout où la « simplification administrative » a bon dos. Il se présente comme une série de mesures techniques alors qu’une bonne part relève d’un choix politique influencé par les avis des seuls consultés. Absence de diagnostic réel, buts indéfinis, stratégie du coup inexistante, normal qu’il ne reste au bout qu’un patchwork de mesures sans cohérence. Quant à l’évaluation de leur impact probable (objectifs visés et méthode de contrôle), rien. Pathétique.

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  2. Bonjour

    Merci pour votre texte. J’ajouterai à la lecture d’une publication récente de la DARES sur le bilan du cycle électoral 2017-2020 que la question de la lourdeur de la représentation du personnel pour les petites entreprises relève en grande partie du préjugé pour ne pas dire davantage : plus de 80% des entreprises de 11-49 salariés n’ont pas de représentants du personnel …. par carence total de candidats ! Quand à celles de 50 à 299 salariés, elles sont plus de 50% dans le même cas. Ces chiffres progressent significativement par rapport au cycle précédent. Ce que recommande ce rapport parlementaire se produit hélas déjà à bas bruit.

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