Disputatio (II). Lettre aux auteurs de « L’Etat et le dialogue social »

(Suite du billet Disputatio I : mes commentaires relatifs à l’ouvrage L’État et le dialogue social, de Martial Foucault, directeur du Cevipof et Guy Groux, directeur honoraire de recherches au Cevipof, paru ce printemps aux Presses de Sciences Po. )

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Dialogue social ?

« Dialogue social » : ne faut-il pas se débarrasser définitivement de cette notion ? C’est le titre d’un article que j’ai publié dans Droit & Société en 2021 (lire ici). Car cette notion – elle n’est guère un concept, encore moins opératoire ! – nous embrouille plus qu’elle nous est utile. Fonder une thèse, comme vous le faites dans votre ouvrage, sur sa modernité et sa capacité à dessiner, rien de moins,  qu’« un nouveau compromis historique entre partenaires sociaux et l’État », dont vous discernez les prémisses dans divers textes juridiques, ce dernier étant lui-même porteur d’un projet de « démocratie sociale », me semble hasardeux.

Je crois, en toute humilité, que nous avons, nous, universitaires, en matière de concepts, un devoir de précision et un pouvoir de déconstruction ; ces deux démarches sont complémentaires. La première vise à réduire, autant que de possible, le flou notionnel, quand des idées et des activités sont prétendues équivalentes ou prises en substitution l’une de l’autre. La seconde démarche porte au jour les stratégies langagières des acteurs sociaux dès lors qu’ils utilisent un certain vocabulaire, ce dernier considéré comme un utile instrument dans leurs joutes sociales.

Ce double travail, définitionnel et déconstructif, est d’autant plus nécessaire que le concept de « dialogue social » est un concept controversé, au sens que donnait Walter Gallie à cette notion au mitan des années 1950 et au regard de l’implication pratique qui en résulte : il semble y avoir accord unanime sur ce que ce terme peut signifier, mais il règne un large désaccord quant à sa déclinaison pratique…

Précision conceptuelle et déconstruction notionnelle vont de pair puisque l’ambiguïté d’une notion – et le « dialogue social » n’y échappe pas ! – est souvent le résultat d’un travail idéologique invisibilisé conduit par différents opérateurs sociopolitiques, praticiens ou universitaires, visant à rendre évident et accepté un certain récit politique, au détriment d’un autre récit politique, concurrent ou alternatif. D’où l’intérêt d’un travail de déconstruction relatif au « dialogue social » car cette expression, franco-française, n’est pas neutre ; et le récit politique qui tend à s’imposer aujourd’hui autour de cette notion occulte un autre récit politique, plus ancien mais tout aussi légitime : celui de la négociation collective. Vous avez raison de noter cette supplantation. Mais vous y voyez un trait d’avenir et l’occasion de moderniser le champ des relations professionnelles françaises ; j’y vois un malheur de plus, au moment où nous devrions nous efforcer, collectivement, de poursuivre la tâche que nous assignait Jean-Denis Combrexelle dans son rapport de 2015 (lire ici), avec juste raison : faire la pédagogie de la négociation collective. Permettez-moi ici de plaider une nouvelle fois en ce sens.

L’insistance, dans votre ouvrage, à rappeler, par exemple pages 96-97, que « le dialogue social ne se réduit pas à la sphère de la négociation collective et institutionnelle » ou que, même page, la négociation collective, loin d’être l’élément central des relations collectives de travail, affirmé tant par le législateur que les théoriciens, n’est plus, dites-vous, « qu’un élément d’un ensemble plus vaste », votre insistance, donc, me semble inutilement contribuer au succès du récit politique alternatif que porte cette notion de « dialogue social ».

Elle émerge au début des années 1980, dans un contexte européen, quand il fallut, pour redynamiser une Union européenne fragilisée par les années Thatcher et l’imposition à ses partenaires d’Europe du TINA, There is no alternative, jugement apposé sur toutes les initiatives publiques s’écartant du dogme néo-libéral et technocratique, remobiliser les partenaires sociaux en Europe sur des objectifs de réformes sociales porteuses de progrès social. Les dirigeants européens d’alors, dont le ministre Claude Cheysson, quand la France présida en 1984 le Conseil européen, eurent l’idée d’ériger un « dialogue social européen », calqué sur le « dialogue civil » en vigueur à cette époque, soit un dialogue structuré entre la Commission européenne et les organisations, associations, et institutions de la société civile.

Ces mêmes dirigeants européens eurent le souci d’associer à cette réflexion sur les actions à engager en matière d’emploi et de qualité de vie au travail les organisations patronales et syndicales. Le « dialogue de Val Duchesse », du nom de ce prieuré de la banlieue bruxelloise où ils se réunirent, fit se rencontrer, en 1985 et autour de Jacques Delors, alors président de la Commission européenne, les syndicalistes de la Confédération européenne des syndicats (CES), les employeurs du Centre européen des entreprises à participation publique (CEEP) et ceux de l’Union des confédérations de l’industrie et des employeurs d’Europe (UNICE). S’ensuivront, au rythme, lent, des échéances électorales dans les principaux pays de l’Union européenne et les opportunités politiques qui leur sont liées, diverses directives européennes fondées ou non sur des avis communs des partenaires sociaux. Claude Didry, dans un article publié dans L’Année sociologique en 2009, L’émergence du dialogue social en Europe, a retracé la genèse et les potentialités de ce processus (lire ici).

L’expression « dialogue social » séduisit alors nombre de responsables politiques, syndicaux et patronaux. Elle avait le mérite d’ouvrir l’espace des rencontres entre employeurs et représentants des salariés en n’obligeant pas les premiers à s’engager dans des processus de co-décision avec les seconds. La définition par l’OIT de ce « dialogue social » rend compte de ce processus sociopolitique de création d’un espace de rencontres multiformes.

Je la cite ici en entier car elle met en relief l’hétérogénéité des activités sociales qu’elle regroupe sous ce vocable : « Le dialogue social est défini par l’OIT comme incluant tous les types de négociation, de consultation ou simplement d’échange d’informations entre ou parmi les représentants du gouvernement, les employeurs et les travailleurs sur des questions d’intérêt commun ayant trait à la politique économique et sociale. Le dialogue social prend de nombreuses formes différentes. Il peut prendre la forme d’un processus tripartite, avec le gouvernement comme partie officielle au dialogue, ou de relations bipartites, entre des représentants des travailleurs et la direction au niveau de l’entreprise (ou les syndicats et les organisations d’employeurs à des niveaux supérieurs). Le dialogue social peut être informel ou institutionnalisé, et est souvent un mélange des deux formes. Il peut s’instaurer au niveau national, régional, international, transfrontalier ou local. Il peut impliquer les partenaires sociaux de différents secteurs économiques, au sein d’un même secteur ou d’une même entreprise ou d’un même groupe d’entreprises. »

Nous aurions tort, en tant qu’universitaires, de ne pas remarquer que « dialoguer » n’est pas négocier. Et si toute négociation suppose un dialogue – c’est-à-dire : une discussion, ou une conversation –, tout dialogue, loin s’en faut, n’est pas une négociation ! Ces activités se situent sur deux registres différents : l’une, le dialogue, permet à des individus de converser, discuter, échanger des informations, etc., sans finalités autres que le bonheur de la rencontre et l’échange d’expériences et d’opinions ; l’autre, la négociation collective, est un processus finalisé : décider conjointement d’un scénario d’action, à partir de positions divergents et d’intérêts opposés.

On comprend que le patronat européen réuni dans l’UNICE (devenu aujourd’hui BusinessEurop) et participant alors aux ateliers de Jacques Delors a joué le jeu et accepté ce format d’association aux décisions. Leur souhait de ne pas être contraints par des engagements contractuels et ne pas s’enfermer dans un agenda social se concluant par une législation privée – ce que produit une négociation collective – a conduit, dès la fin des années 1980, au retrait de la CES de ce « dialogue », les responsables syndicaux européens ne souhaitant pas se limiter à des « discussions » ne débouchant pas sur des engagements « à faire »…

Considérer, comme vous le faites dans votre ouvrage, que « le dialogue social se veut beaucoup plus polymorphe que les négociations collective d’hier », qu’il serait composé de « dispositifs » jouant « toujours un rôle essentiel », etc., mais sans pour autant décrire dans le détail ces dispositifs – leur finalité, leurs modalités, leur fonctionnement, etc. – est surprenant.

Vous citez, mais partiellement, la définition d’Antoine Bevort et d’Annette Jobert du « dialogue social » dans leur ouvrage de 2011 (« La notion désigne la grande variété des dispositifs au sein desquels se confrontent les salariés et les employeurs : dispositifs d’information, de consultation, de participation, de représentation, de concertation, de négociation collective, organisés par le droit. »). Les deux auteurs ajoutent cependant que cette notion « se rapporte également à des dispositifs plus ouverts et moins institutionnalisés », et qu’elle « renvoie enfin aux interactions entre les acteurs qui se nouent concrètement au sein de ces dispositifs. ». Bevort et Jobert, certes, ne le disent pas sous cette forme mais on devine leur intention : signaler à leur lectrice qu’une même notion, émergente – ils plaçaient en 2011 ce « dialogue social » en septième et dernière position de leur liste de thématiques nouvelles… – s’offre à des lectures et des usages différents. L’expression regroupe, chez ces deux auteurs, 1) des dispositifs formels et légaux, 2) des dispositifs « plus ouverts » et 3) une pratique d’interactions sociales. Parler de « dialogue social » suppose donc que l’analyste qui use de ce terme désigne le registre où il se situe : des dispositifs codifiés et normatifs, des dispositifs informels et/ou incitatifs, ou des interactions sociales ?

Car les usages sociopolitiques de la notion, imprécise, de « dialogue social » ne peuvent être ignorés. Il est significatif que ce « dialogue social » ne fait l’objet que d’un seul article du Code du travail (l’article 1, qui indique que le gouvernement ne peut légiférer sur le thème du travail et des relations de travail sans avoir, au préalable, laissé les partenaires sociaux tenter de s’accorder) ; qu’il figure dans le titre  de la brochure du ministère du Travail de 2018 à destination des employeurs exclusivement consacrée aux nouvelles modalités de la négociation collective, consécutives aux ordonnances de 2017 ; que la loi Travail d’août 2016, intitulée Loi relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels reprend l’essentiel des arguments et des recommandations du rapport de Jean-Denis Combrexelle, septembre 2015, dont le titre était… La négociation collective, le travail et l’emploi ; que l’enquête annuelle de la Dares (échantillon de 14 000 entreprises) se nomme Enquête Acemo sur le dialogue social en entreprise mais n’y figure que des questions consacrées aux pratiques effectives de négociation collective, etc.

Les deux phénomènes sont donc pris l’un pour l’autre. Pour quelles raisons ? Par commodité de langage ? Probablement. Par souci de simplifier le vocabulaire ? Peut-être. Mais aussi, osons le dire, par volonté politique de certains acteurs sociaux et universitaires de substituer une notion, claire mais dont la pratique qu’elle connote soulève nombre de réticences (la négociation collective, c’est-à-dire : une co-décision prise par l’employeur et les représentants des salariés), par une autre notion, imprécise mais consensuelle, que personne ne peut valablement dénigrer (qui peut être contre « le dialogue » ?) mais qui occulte la diversité des dispositifs de relations sociales… Le problème du flou artistique de l’expression « dialogue social » est qu’elle est par nature, du fait des mots courants qu’elle contient, ouverte à de multiples définitions et interprétations. J’ai tenté, dans un billet de blog récent (lire ici) de les identifier et les classer selon quelques critères. J’entrevois plusieurs lectures de ce « dialogue social » et il importe, à mes yeux, d’être lucide sur ces interprétations, sur les forces qui les promeuvent et sur les difficultés que cela génère.

L’expression « dialogue social », sans autre complément de détermination, présente en effet deux problèmes majeurs : 1) elle ne permet pas de différencier d’un côté, les dispositifs d’expression des salariés et d’aide à la décision de l’employeur, de l’autre côté, les dispositifs de décision conjointe ; et 2), elle ne permet pas de différencier ce qui relève d’un éventuel arrangement, qui peut être durable, ou d’un ajustement, circonstancié, entre les partenaires sociaux, et ce qui relève d’un véritable compromis. Cumulés, ces deux problèmes me semblent invalider tout usage non raisonné de l’expression « dialogue social ». Et votre ouvrage tombe dans ce travers. Je m’explique.

« Il s’agit aussi et surtout », écrivez-vous p. 97, « d’interroger ce qui agit en amont ou autour des procédures et des accords », au lieu  de se contenter d’étudier, je vous cite encore, les « seules procédures de négociation » ou « le contenu des accords collectifs et les modalités de leur application ». Je m’interroge, je vous l’avoue, sur la consistance et la pertinence de cet « amont ou autour des procédures » de mise en accord, alors même que notre savoir collectif sur la pratique sociale en France de la négociation collective est lacunaire… Certes, vous tentez de définir cet « amont » prometteur en indiquant à la lectrice qu’il s’agit des « ressources formelles ou informelles mobilisées par les acteurs pour trouver les réponses et les régulations les plus appropriées face à telle demande des salariés ou face à telle pression venue de l’environnement de l’entreprise ». Je peine à comprendre ce à quoi vous faites allusion.

Car il manque à cette lectrice, a minima : des exemples précis de ces « ressources » que mobiliseraient « les acteurs » ; une qualification de ces derniers – s’agit-il des délégués syndicaux, des élus au CSE, des militants, des managers de proximité, des responsables RH, de membres de Codir ? ; une description fine de l’usage stratégique par ces derniers de ces « ressources » dans la perspective de l’ouverture d’une séquence de négociation collective (puisqu’il s’agit d’une procédure « amont ») ou lors du processus de négociation lui-même (puisque ces procédures qu’on peine à identifier se situeraient « autour » d’elle) ; enfin une exemplification de ce que vous entendez par l’expression « trouver les réponses et les régulations appropriées ».

Votre ouvrage multiplie ce type d’assertions, souvent non explicitées ou exemplifiées. C’est grand dommage ! Ainsi des deux assertions suivantes, en liminaire puis en conclusion de l’ouvrage : « Depuis, le dialogue social s’est enrichi de nouvelles modalités toujours plus informelles ou de nouvelles formes de démocratie sociale dans l’entreprise » (p.6-7). « Depuis deux décennies, le dialogue social a donné lieu à de multiples textes de loi et ses rapports au droit se sont intensifiés. » (p. 96) Je suis curieux de connaître, très concrètement, ces « modalités informelles de dialogue social » que vous semblez identifier dans les entreprises françaises ces dernières années – alors même que l’enquête annuelle du Cevipof sur « l’état du dialogue social » que vous pilotez tous deux ne semble guère corroborer cette inventivité… De même, il aurait été judicieux d’étayer l’idée d’une efflorescence législative relative au « dialogue social » puisque la totalité des lois auxquelles vous faites référence concernent exclusivement… la négociation collective !

(Suite dans le prochain billet, noté (III))

1 Comment

  1. Sur les ressources formelles et informelles des ressources dans le cadre de la négociation collective j’entame dans le cadre de mon doctorat une recherche sur la négociation collective: mécanisme de robustesse dans les grandes entreprises à Madagascar. Je m’intéresse en tant qu’économiste institutionnaliste à tous ces facteurs culturels qui influent sur la négociation collective dans le contexte malgache: j’ai identifié le rapport aux temps, le consensus dans la prise de décision,… Très riche cette disputacio sur le dialogue social

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