J’ouvre ici un dossier sur le « dialogue social ». Les guillemets que je mets volontairement à ce terme signifient que je souhaite interroger l’heuristique de cette notion, tant il me semble nécessaire de l’utiliser à bon escient et sans équivoque.
Le titre un peu étrange de ce dossier (« De quoi “dialogue social” est-il le nom ? ») renvoie à deux problèmes, commentés si dessous : 1) la généralisation de ce terme dans le vocabulaire public mais sans qu’il soit a minima défini et que soit désigné les diverses activités sociales qu’il regroupe ; et 2) le fait qu’il soit désormais utilisé en substitution d’un autre, dont il n’est pas l’équivalent, celui de « négociation collective ». Or, si l’on peut mesurer celle-ci (via le nombre d’accords signés, dans quel type d’entreprises, sur quels thématiques, etc.), on ne peut guère mesurer celui-là, si ce n’est en interrogeant des salariés et des dirigeants sur leur perception de ce dialogue social, mais sans jamais pouvoir objectiver ce dernier…
D’où le plan de ce dossier thématique, avec des articles publiés par paire d’ici début juin : d’abord l’examen des problèmes 1 et 2 – la présence massive de ce vocable dans le discours public depuis les années 2000 ; puis l’examen des conceptions plurielles de ce terme dans les milieux politiques et académiques ; ensuite l’examen de ce que nous disent de ce « dialogue social » les sondages et les baromètres censés le mesurer et une liste de raisons pour lesquelles ce terme a autant de succès en France ; enfin des articles sur les pratiques de « facilitation » de ce dialogue social, des éléments de comparaison avec d’autres pays européens et une réflexion sur les indicateurs de mesure de la qualité de ce « dialogue social ».
L’objectif de ce dossier est d’ouvrir et nourrir un débat collectif sur ce terme de « dialogue social » : en quoi est-il aidant ou, au contraire, embarrassant, etc. ? J’invite les lecteurs de ce weblog à participer à ce débat en utilisant le bouton « Un commentaire » en haut de chacun des articles…
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Quand on prononce les mots « dialogue social », pour louanger ses vertus ou regretter son absence, de quoi parle-t-on, et que comprend l’auditoire quand cette expression est utilisée ?
Il existe deux manières, complémentaires, de répondre à cette question : l’analyste met sur le marché des idées sa définition personnelle ; ou il juxtapose les définitions déjà présentes sur ce marché et leurs usages sociaux, politiques et académiques et tente de tirer de cette compilation quelques leçons. Ces derniers mois, j’ai plutôt adopté la première posture. J’ai ainsi proposé une définition du « dialogue social » dans un chapitre de l’ouvrage de Frédéric Géa et Anne Stouvenout, Le Dialogue social : l’avènement d’un modèle ? (2021 ; lire ici). Je reviendrais à ce sujet dans un prochain billet.
J’ai surtout tenté d’alerter, dans ce même chapitre et dans un autre article (Faut-il se débarrasser du dialogue social ?) paru dans la revue Droit & société (lire ici) sur les dangers pratiques et académiques d’un usage inapproprié de cette expression quand elle est utilisée pour parler de négociation collective ou quand, à l’inverse, elle sert à ne pas en parler…
Il me semble fécond de nourrir et poursuivre ce débat en adoptant maintenant la seconde posture. L’idée est de cartographier les usages et les acceptions de cette expression, et en tentant, en sociologue, de comprendre les logiques sociales, savantes et politiques, qui président à ces usages et acceptions. Quel est l’enjeu ? Il est d’abord pragmatique : ce qui se mesure s’améliore ; mais comment mesurer quelque chose de non défini ?
Depuis les observations, dans les années 1930, d’Elton Mayo et de Chester Barnard, nombreuses ont été les tentatives des chercheurs, en Europe et Outre-Atlantique, pour prouver l’efficacité de relations de travail fonctionnelles au regard de la performance économique des firmes, la réactivité des organisations de travail et le bien-être des salariés au travail. Le « dialogue social », entendu ici dans son acception la plus large – tout ce qui concerne les relations, formelles et informelles, entre l’employeur, qu’il soit privé ou public, et les représentants des agents ou des salariés – est devenu une notion « fourre-tout », faute d’avoir été problématisée et conceptualisée. S’ensuivent des malentendus (on parle de « dialogue social » pour désigner des activités sociales fort différentes), des frustrations (dialoguer n’est pas négocier ; et si l’on peut compter un nombre annuel d’accords collectifs signés dans les entreprises, que peut-on compter pour mesurer ce « dialogue social » ?) et des erreurs (quand on assimile le tout à l’une de ses parties, ou quand on confond, plus ou moins volontairement, « relations collectives de travail » et « dialogue social »).
« Dialogue social » est un concept controversé (une dizaine de définitions peuvent être recensées ; et beaucoup sont antinomiques !) et à faible heuristique (il ne permet pas de spécifier des pratiques sociales spécifiques puisque toutes, quelles qu’elles soient, sont désignées comme en relevant…). L’expression est cependant utilisée de partout, dans la littérature académique comme dans le discours politique ou la pratique journalistique ; elle figure dans le titre de récents ouvrages universitaires ; il semble impossible de revenir en arrière. Il nous faut donc conceptualiser ce « dialogue social » – pour ne pas ajouter du malheur au monde (comme le disait Albert Camus à propos des choses mal nommées). Ce qui signifie deux tâches :
- adopter une définition-socle qui fasse consensus, que l’on soit responsable politique, syndicaliste, patron, expert, praticien, chercheur, consultant, etc. ;
- et laisser les communautés académiques disciplinaires « travailler » ensuite à leur guise le concept de « dialogue social », tout en veillant à maintenir à son sujet une dynamique interdisciplinaire.
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Que sait-on, en 2023, à propos du concept de « dialogue social » ? À la fois peu et beaucoup de choses… L’expression est devenue si banale dans les discours que l’on peut inférer de cette banalisation quelques leçons. Distinguons dès lors : ce que l’on sait à son propos ; ce que l’on constate, en Europe et ailleurs, à ce sujet ; ce qu’on peut déplorer quand on le voit ainsi banalisé ; ce que l’on peut expliquer à propos de son « succès » ; ce qu’on ne peut pas expliquer ; ce que l’on ignore encore ; et enfin : ce qu’il faudrait faire pour résoudre les nombreux problèmes que son usage débridé occasionnent…
Ce que l’on sait à son propos…
Un. « L’expression est devenue omniprésente, sans jamais être avoir été définie ». Ce jugement de Sylvie Laulom (2016), juriste, résume le paradoxe : tout le monde parle du « dialogue social » – abondamment ! – mais personne n’indique à son auditoire ce qu’il entend exactement par là…
Deux. L’expression est présente dans le code du travail français, mais à deux seuls endroits : dans le titre du chapitre préliminaire de la partie législative, où figurent les articles L1 à L3 (mais où ne sont présentes que les expressions négociation collective et relations collectives de travail !) ; et dans l’intitulé du chapitre I du Titre I du Livre II (« La négociation collective », articles L2211-1 à L2283-2), mais qui ne comprend… aucun article !
Trois. « Dialogue social est une expression apparue en 1984 dans le discours de la Commission européenne et dans un contexte précis : la présidence, par la France, pour six mois, du Conseil de l’Union européenne, et la volonté de François Mitterand et son gouvernement de relancer le processus de construction européenne, endigué par l’offensive de Margaret Thatcher. L’objectif, déclare Claude Cheysson le 18 janvier 1984, devant le Parlement européen, est de « rechercher, avec les partenaires sociaux, les moyens de renforcer le dialogue social au niveau européen », en associant plus étroitement le patronat européen, via l’Union des industries des pays de la Communauté européenne – UNICE (devenue depuis BusinessEurop en 2007), et la Confédération des syndicats européens – CES – aux travaux et décisions de la Commission européenne. L’expression est forgée sur le modèle du « dialogue civil », en usage à l’époque pour associer, dans une même visée, divers groupements européens de défense et de promotion des droits humains, de l’égalité homme-femme, des consommateurs, de la participation citoyenne à la vie politique, etc.
Les fiches thématiques de l’Union européenne donnent la réponse : « En vertu de l’article 151 du traité FUE (Traité dit de Lisbonne, 2007), l’Union européenne et les États membres ont pour objectif commun de promouvoir le dialogue entre les employeurs et les travailleurs. » La fiche indique ensuite qu’en 1986 « l’Acte unique européen créait la base juridique de l’élargissement du dialogue social à l’ensemble de la Communauté. Le dialogue social européen a commencé à prendre forme, avec l’instauration d’un comité de pilotage, devenu en 1992 le comité du dialogue social (CDS), principal organe du dialogue social bipartite au niveau européen. (…) Il permet aux partenaires sociaux (représentants des employeurs et des travailleurs) de contribuer activement, par des accords, à la définition de la politique européenne dans le domaine social et de l’emploi. (…) Conformément [au] traité FUE, laCommission doit consulter les partenaires sociaux avant d’entreprendre toute action dans le domaine de la politique sociale. » (lire ici)
Quatre. Il semble que fait néanmoins consensus en France (en tous cas : elle est souvent utilisée…) la définition de l’OIT. Rappelons-la dans son entier :
« Le dialogue social inclut tous types de négociation, de consultation ou simplement d’échange d’informations entre les représentants des gouvernements, des employeurs et des travailleurs selon des modalités diverses sur des questions relatives à la politique économique et sociale présentant un intérêt commun. Il peut prendre la forme d’un processus tripartite auquel le gouvernement participe officiellement ou de relations bipartites entre les travailleurs et les chefs d’entreprise (ou les syndicats et les organisations d’employeurs) où le gouvernement peut intervenir indirectement. Les processus de dialogue social peuvent être formels ou institutionnels ou associer, ce qui est souvent le cas, ces deux caractéristiques. Il peut se dérouler au niveau national, régional ou se dérouler au niveau de l’entreprise. Il peut être interprofessionnel, sectoriel, ou les deux à la fois. L’objectif principal du dialogue social en tant que tel est d’encourager la formation d’un consensus entre les principaux acteurs du monde du travail ainsi que leur participation démocratique. Les structures et les processus d’un dialogue social fécond sont susceptibles de résoudre des questions économiques et sociales importantes, de promouvoir la bonne gouvernance, de favoriser la paix et la stabilité sociale et de stimuler l’économie. » (lire ici)
Ce que l’on constate…
Cinq. L’expression « dialogue social » est souvent confondue, d’une part avec les relations sociales ou les relations collectives de travail et, d’autre part, avec les instances de représentation du personnel ou, plus étrange encore, avec l’institution du syndicalisme.
L’éditorial de la Nouvelle revue du travail, n° 8, 2016 (lire ici), pour présenter son dossier « Quel dialogue social ? », notait ainsi « la consécration progressive, mais chaotique, de la notion de “dialogue social” comme forme légitime des relations sociales en France ».
Ce même éditorial, après avoir balayé les questions de l’évolution de la législation du travail et de la représentativité syndicale, puis déploré une « négociation administrée » et « une instrumentalisation de la négociation collective au profit de logiques managériales » et dénoncé », s’inquiète que « l’horizon d’un “dialogue social” devenu “plus efficace” » soit « mis au service de la compétitivité des entreprises », affirme que « les normes juridiques existantes (…) peuvent servir de points d’appui aux salariés pour contrer des formes institutionnalisées de répression syndicale et de tentatives de contournement des règles juridiques ».
« Dialogue social » semble ainsi désigner un domaine entier de la vie sociale : le travail et l’action collective organisée que ce phénomène suppose. Un étrange effet de synecdoque joue ici à plein puisque divers éléments épars, concrets et autonomes de la relation de travail sont ici reliés à une figure abstraite censée les subsumer tous.
De même, les acteurs de ce « dialogue social » semblent pluriels. Certains se limitent strictement aux organisations syndicales, patronales et aux institutions publiques ; d’autres incluent la ligne managériale ; d’autres encore estiment que les salariés sont la (véritable) cible de ce « dialogue social » ; et encore d’autres y incluent diverses parties prenantes, telles les ONG et les associations de défense, les consultants, etc.
Notons cependant la présence de quelques « gaulois récalcitrants » – qu’il faut ici saluer pour leur persévérance à ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Parmi eux : les statisticiens et chercheurs de la DARES, un département du ministère français du Travail. À propos du lancement de l’enquête REPONSE 2023, ils écrivent ceci, sans nulle ambiguïté : « L’enquête permet d’analyser les liens entre politiques de gestion des ressources humaines, modes d’organisation du travail, stratégies économiques et performances des entreprises, autour du thème des relations sociales. Elle permet de décrire le fonctionnement et l’articulation des institutions représentatives du personnel au sein des établissements et d’évaluer les rôles respectifs que les acteurs de la relation de travail leur attribuent dans la pratique. » Tout est dit, et précisément dit, sans nul besoin de parler de « dialogue social »…
Remarque, au passage : la difficile articulation conceptuelle de « dialogue social » et de « négociation collective ». « Collective bargaining is an important form of social dialogue » indique la convention n° 154, intitulée Promoting collective bargaining de l’OIT. Il existe plusieurs manières de traduire « a form of », selon le sens qu’on veut donner à cette phrase. Par exemple : « La négociation collective est une forme de dialogue social » (sous entendu : elle appartient à la grande famille « dialogue social » mais elle coexiste avec d’autres formes de dialogue…). Ou : « La négociation collective est une sorte de dialogue social » (sous entendu : elle est presque comme un dialogue, mais d’autres choses la caractérisent…). Ou encore : « La négociation collective est une composante du dialogue social » (sous-entendu : c’est l’une des activités qui le composent, mais il y en a d’autres…).
Comment démêler cet imbroglio ?
(Suite de l’article dans le billet suivant…)