« Dicunt enim et non faciunt » (Matthieu, 23,3) – Ils disent de le faire, et pourtant ils ne le font pas. Si, dans un futur proche, un historien des questions sociales étudie l’épisode de cette réforme 2023 des retraites en le rapprochant des pratiques et des statistiques de la négociation collective dans la France contemporaine, nul doute qu’il constatera, verbatim et traces documentaires à l’appui, un écart certain entre ce qui est dit (par le gouvernement) et ce qui est fait (par ce même gouvernement). Nos gouvernants encouragent ainsi le dialogue social dans les entreprises mais se refusent à toute négociation des mesures qu’ils envisagent en matière de retraite des salariés.
Le dossier de presse du ministère du travail à propos du thème 3 (« La démocratie sociale ») des « Assises du travail », en cours de traitement, indique – avec raison ! – que « l’appréhension du dialogue social au sein de la société doit être positive en valorisant notamment son impact au vu du contenu des accords négociés » (lire ici). Pourquoi cette positivité du dialogue social s’arrêterait cependant aux seules entreprises (ou aux branches professionnelles) et ne concernerait pas l’action gouvernementale ? Et pourquoi la nécessité de valoriser l’impact de ce dialogue social ne s’imposerait pas à la puissance publique ?
On peine à comprendre la posture de nos gouvernants actuels. Comment peuvent-ils, dans un même souffle, reconnaître quelques vertus à l’accord négocié et refuser d’emprunter ce chemin pour réformer notre système de retraites ? J’ai tenté, dans un récent billet de blog (lire ici), de comprendre les raisons de la crispation en cours : pas d’apprentissage collectif au sein des élites technocratiques ; pas de sensibilisation de ces mêmes élites au dialogue social au cours de leur formation initiale, en grande école ou en école d’ingénieurs ; croyance, par ces élites, qu’elles sont l’incarnation de l’intérêt général, etc.
Mais le problème posé par l’attitude gouvernementale de ces dernières semaines est surtout celui du message subliminal adressé aux employeurs et aux salariés. Et ce message est de nature à hypothéquer l’avenir de la négociation collective en France contemporaine. La manière dont M. Macron, Mme Borne et M. Dussopt ont décidé d’imposer au pays une réforme, mal pensée et mal ficelée, de notre système de retraites, aura en effet un impact certain sur la pratique, ces prochains mois, de la négociation collective en France dans les entreprises, grandes, moyennes et petites, dans les hôpitaux et les collectivités locales. Le message, explicite ou implicite, qu’auront véhiculé ces derniers mois les députés de la majorité présidentielle et nos gouvernants auprès des salariés et des employeurs français est un clair message d’invalidation du dialogue social et de défiance envers la négociation collective. Comment pourront-ils convaincre des employeurs réticents d’opter pour des pratiques de compromis quand eux-mêmes les récusent haut et fort, ne cessant d’affirmer leur « détermination » et leur refus de prendre en compte les objections, nombreuses et argumentées, de leurs opposants ? Nos efforts collectifs, depuis plus de vingt ans, pour promouvoir ce mécanisme moderne et efficace de co-régulation sociale dans la branche professionnelle et dans l’entreprise semblent ainsi brisés net par cette absurde conjonction actuelle de radicalités, d’amateurisme et de passage en force.
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Vendredi 17 février, Assemblée nationale. Jérôme Guedj, député PS, interpelle le ministre du Travail, M. Olivier Dussopt, à propos du nombre de bénéficiaires d’une retraite à 1200 euros. Il lui demande de quelle administration provient les chiffres qu’il a donnés la veille (40 000 nouveaux retraités concernés chaque année). Olivier Dussopt lui répond en deux temps. D’abord : « Vous perdez les pédales depuis quelques jours (…) Vous ne savez pas comment vous refaire la cerise ». Et ensuite : « Je n’ai pas à rendre compte ni des canaux ni sur la manière dont je fais mes prévisions ». La veille, jeudi 16 février, le ministre du Travail avait dû s’excuser publiquement pour avoir rempli une grille de mots-croisés pendant que les députés s’exprimaient pour défendre leurs amendements. « J’ai fait une bêtise (…) Je me suis fait rattraper par la patrouille. On ne m’y reprendra pas » indiqua-t-il dans un tweet. Le lendemain minuit, à la clôture forcée des débats, le ministre du Travail « s’égosille » dans le micro (dixit le journal Le Monde), et s’adresse ainsi aux députés LFI quittant l’hémicycle et entonnant devant lui le chant des Gilets jaunes : « Personne n’a craqué ! Personne n’a craqué ! Et nous sommes là devant vous, pour la réforme ! »
On comprend qu’Olivier Dussopt perde son calme, mis sous pression car devenu la cible d’inadmissibles attaques ad hominem et surtout défenseur d’une loi qu’il sait injuste et mal embouchée. On le lui pardonne. Ce qui pose ici problème est néanmoins le sous-texte que comprennent tous ceux qui ont visionné ces images ou lus ces déclarations : qu’il est normal de répondre aux insultes par d’autres insultes, normal de se conduire aussi vulgairement que ses opposants, normal de se comporter comme un gamin en cour d’école.
Imaginons une séance de négociation collective, disons : la neuvième depuis trois mois, dans une grande entreprise, à propos d’emplois menacés et de gains de productivité à regagner. Imaginons un délégué syndical, intrigué par le chiffre de 40 % de perte de productivité en un an que vient d’annoncer le directeur général, lui demandant comment ce chiffre a été calculé et quel service l’a établi. Imaginons que le directeur industriel réponde ceci : « Je n’ai pas à rendre compte ni des canaux ni sur la manière dont je fais mes calculs ». On imagine sans peine la colère du délégué syndical, la gêne du DG et la surprise du DRH…
Imaginons maintenant que lors de la réunion suivante de négociation, le délégué syndical qui, entre temps, a tenté de vérifier ce chiffre de 40 % en enquêtant auprès du service Méthode, interpelle à nouveau le DI à propos de ces 40 %. Imaginons que ce directeur lui réponde ceci : « Vous perdez les pédales depuis quelques jours (…) Vous ne savez pas comment vous refaire la cerise ».
Nous serions outrés et nous estimerions que ce directeur aurait bien besoin de participer à une « formation commune aux techniques de négociation collective fondées sur la résolution de problèmes », telles que je les anime ici ou là, depuis plusieurs années.
En transposant l’épisode honteux du débat à l’Assemblée à une situation possible dans une entreprise, que veux-je montrer ici ?
Qu’il y a un devoir d’exemplarité de nos gouvernants. Montrer l’exemple en appliquant dans sa propre action de manager ce qu’on recommande à autrui de faire est un principe éprouvé. Le site web de la Cegos, un des premiers cabinets à avoir importé en France les techniques nord-américaines de management, indique ceci dans une page consacrée à l’exemplarité (lire ici) : « Être exemplaire, c’est pouvoir montrer à travers ses propres comportements ce qui est attendu et le chemin à suivre (…) Lorsqu’il incarne dans ses comportements quotidiens les valeurs et les qualités auxquelles il tient, [le manager] amène tous ses collaborateurs à les reproduire. »
Que ces gouvernants doivent être mus par la seule éthique de responsabilité. Autrement dit : qu’ils portent pleinement attention aux moyens mobilisés pour atteindre l’objectif, en termes d’efficacité comme au regard des conséquences du déploiement de ces moyens. Le sociologue Max Weber, concepteur de cette dualité éthique de conviction / éthique de responsabilité, parlait parfois, pour nommer la seconde, « d’éthique du succès » et « d’éthique de l’adaptation au possible ». C’est dire combien l’éthique de responsabilité est soucieuse d’efficacité : elle sait donc être pragmatique, nouer des compromis, et ajuster les moyens et les fins aux aléas auxquels se heurte toute action humaine.
Tout porte à croire que nos ministres actuels sont animés par une seule éthique de conviction, insouciante des conséquences et sourde aux objections d’autrui. Nulle surprise qu’elle s’accompagne de la justification d’une action violente du pouvoir politique, ceux qui l’exercent étant persuadés qu’ils incarnent l’intérêt général et qu’ils ont le droit d’imposer aux citoyens des réformes drastiques au nom d’idéaux qu’ils défissent eux-mêmes et qu’ils présentent faussement sous le sceau de l’ardente nécessité.
Que ces gouvernants ont un devoir moral de respect des personnes et des convictions de ces derniers. La manière dont M. Macron, au cours de son marathon au Salon de l’agriculture samedi 25 février, a répondu à ses (rares) contradicteurs, méprisante et inutilement agressive, illustre, jusqu’à la nausée, une conception anachronique de l’exercice du pouvoir. Un manager est respecté, nous ont appris les théoriciens du management, dès lors qu’il traite avec respect ses subordonnés. Sinon il l’apprend à ses dépens : méprise, et tu seras méprisé ; sois méfiant, et l’on se méfiera de toi ; humilie, et tu seras tôt ou tard humilié. Là aussi, le message subliminal adressé aux employeurs par nos élites dirigeantes est corrosif ; il sera d’autant plus écouté par les moins éclairés d’entre eux qu’il encourage leur conception rétrograde du management des hommes et des organisations.
Que la légitimité institutionnelle de ces gouvernants n’est pas rivale d’une légitimité sociale portée par les contre-pouvoirs qu’abrite toute démocratie. La réaction de M. Macron au Salon de l’agriculture face à un militant écologiste (« Je suis élu par le peuple français, vous êtes élu par qui ? ») est symptomatique d’une lecture également anachronique de l’espace politique au XXIème siècle. M. Macron, au premier tour des élections de 2022 n’a réuni sur son nom que 19 % des inscrits (soit 9,7 millions de voix). Les candidats de l’actuelle NUPES ont totalisé, eux, 11,1 millions de voix, soit 22 % des inscrits. Le « peuple » est donc divers dans ses choix politiques ; et c’est de cette diversité dont se nourrit l’espace démocratique. Réfuter la légitimité sociale des syndicats au nom de la seule « légitimité procédurale » (comme Pierre Rosanvallon nomme la légitimité de M. Macron ; voir ici son entretien au journal Le Monde), est aussi néfaste qu’hasardeux ; car ces deux légitimités sont nécessaires, et la seconde a grand besoin de la première pour que puissent être enrichis et validés les choix politiques.
Que les procédures de dialogue social dans les espaces productifs ne peuvent et ne doivent pas emprunter aux gesticulations en cours actuellement dans l’espace politique. Préservons nos entreprises des pratiques observées à l’Assemblée nationale. Respect et écoute des personnes, priorité aux meilleurs arguments, usage des méthodes participatives pour identifier les problèmes à régler et élaborer des solutions appropriées, délibération collective sur les choix et les priorités, recours aux experts et recueil des bonnes pratiques, etc. : longue est la liste des principes modernes de management et de prise de décision collective dans les organisations productives. L’avenir de la négociation collective en France se joue peut-être dans les prochaines semaines. La feuille de route des partenaires sociaux est donc claire : faire vivre un dialogue social exemplaire dans les entreprises, petites et grandes, sur de multiples sujets – dont l’urgente transition écologique ! – et montrer à nos gouvernants, ministre du Travail en tête, l’actualité d’une régulation sociale conjointe mature et innovante.