Quatrième journée de mobilisation, ce jeudi 16 février 2023. Tout laisse penser que le million de manifestants sera à nouveau atteint ce soir. Mais Mme Borne, M. Veran et M. Dussopt confirmeront encore une fois « la détermination » du gouvernement de faire adopter son projet de loi. Pourtant, chaque jour, de nouvelles tribunes d’experts et d’universitaires pointent les incohérences de ce dernier, ses points aveugles et les inégalités qu’il va générer. À l’Assemblée, toutes les outrances ont désormais libre cours. Et forte est la probabilité que le pire est devant nous…
Est-ce ainsi que les réformes se font – dans la douleur, l’injustice et les vociférations ? Nous nous sommes habitués, depuis quelques décennies, à faire coïncider réformes et manifestations de rue, au point que nous ne pouvons imaginer qu’il en aille autrement. Rien ne nous y oblige : nos gouvernants ne sont pas contraints de réformer contre la majorité des citoyens, et nulle force, hors leur sentiment de justice, ne contraint les gouvernés à s’opposer par principe à toute réforme. Tentation autoritaire des uns et refus protestataire des autres appartiennent à des séries sociales différentes ; et leur conjonction, comme c’est le cas aujourd’hui (et comme cela le fut en 2019 et en 1995), est un phénomène à expliquer dans sa singularité ; ce n’est pas une constante sociale.
Quelles conditions faut-il réunir pour qu’il y ait une « réforme des retraites » digne de ce nom et que celle-ci soit jugée acceptable par les salariés ? Les précédents billets de ce mini-dossier – l’entretien de 2004 avec Michel Rocard (I et II), les propos « à chaud » de 2021 de Jean-Edouard Grésy et Yves Halifa (III), et la tribune récente d’Olivier Mériaux (IV) – ont fourni d’utiles conseils. Je commente ici quelques autres conditions de succès, peu abordées et qui me semblent utilement compléter les analyses de mes collègues.
La première condition de succès est relative à la conception même d’une réforme : elle doit viser l’amélioration du sort du plus grand nombre, sans dégrader pour autant le sort de quelques uns. Qu’est-ce, en effet, que réformer ? « Organiser, modifier quelque chose (un état de fait, un système, une institution) en transformant les règles existantes afin d’améliorer ses structures et son fonctionnement » indique la notice du CNRTL-CNRS (je souligne). À cette aune, la « réforme des retraites », telle que défendue actuellement par le gouvernement de Mme Borne peut difficilement être qualifiée de « réforme » : elle détériore les conditions de vie d’un nombre significatif de salariés dits (depuis la pandémie de Covid-19) « de seconde ligne », obligés de travailler plus longtemps et de cotiser plus de 43 ans ; elle ne corrige guère les inégalités sociales au travail et face à la séniorité, voire les accentue ; la hausse prévue des pensions ne concernerai finalement que les carrières complètes, excluant du dispositif de nombreuses salariées ; et la méthode employée se dérobe aux règles usuelles du réformisme et de la démocratie sociale.
Que manque-t-il pour une réforme sociale d’ampleur si sont recherchées justesse de sa conception et justice de son objectif ? D’abord, une bonne dose d’humilité des réformateurs – ne serait-ce que ne pas accuser leurs prédécesseurs d’avoir manqué de courage…. – et le souci de ces derniers de procéder de façon incrémentale, sans vouloir tout changer (puisque cela conduit à coup sûr à ne rien changer !). On ne change pas plus la société par décret, comme l’écrivait Michel Crozier en 1979 dans son livre éponyme, qu’on ne réforme en 2023 un système de retraites à coups de 47-1 ou de 49-3. Crozier écrivait alors ceci, et je suis frappé par l’actualité de son propos : « Détruire fascine. On rêve de prendre les citadelles et de raser les donjons. Du passé, on prétend encore joyeusement faire table rase. Ce sont là des stratégies barbares, parfaitement inadaptées à cette matière infiniment délicate qu’est l’homme. Révolutionnaires et technocrates partagent au fond ce modèle de raisonnement primitif, fondé sur le chantage et la répression. » « La réforme ou la faillite ! » de Gabriel Attal » et « Le droit de grève n’est pas un droit de blocage » d’Aurore Bergé illustrent, un petit demi-siècle plus tard, la constance de nos gouvernants. Ont-ils cependant lu Crozier ?
Même problème de conception quand on étudie les argumentaires des promoteurs de cette réforme face à ceux des opposants. On assiste à un affrontement de deux rationalités – l’une conséquentialiste, l’autre axiologique – là où il aurait été judicieux de les rendre complémentaires. La première rationalité, qui anime l’action du gouvernement, considère la réforme des retraites du strict point de vue de son utilité et de sa nécessité (ajuster les droits sociaux aux évolutions démographiques ; éviter des déficits récurrents). Face à elle, en contestant sa validité, une autre rationalité anime des centaines de milliers de manifestants depuis le 19 janvier. Ils considèrent cette réforme du point de vue de sa brutalité et de sa justice – ou plutôt de son injustice, eu égard aux inégalités qu’elle va générer. Ce type de conflit de rationalités (utilité vs. justice), somme toute assez classique, se résout par une mise en compatibilité de ces deux systèmes normatifs à travers une série de décisions compromissoires empruntant alternativement à l’un et à l’autre de ces registres. De sorte que chacun peut considérer que les options qu’il a défendu structurent pour une part l’accord final, dès lors forcément complexe, auquel sont parvenus, après moult efforts, les représentants de chaque camp. Et la réforme est acceptée car jugée acceptable…
Mais il n’y eut point de négociation, encore moins collective, et tout se limita à des phases, bilatérales et multilatérales, de concertation – le mot fut à dessein prononcé plusieurs fois – de manière à rappeler aux responsables syndicaux et patronaux le degré d’ouverture exact (c’est-à-dire : faible) de l’espace transactionnel. Deux légitimités sont aujourd’hui face à face : celle de la société civile, forte de sa diversité et de sa tranquille assurance, et celle du gouvernement, affirmant que cette mesure de report de l’âge de départ en retraite figurant dans le programme du candidat à sa réélection, il y aurait déni de légitimité institutionnelle à vouloir s’y opposer. Là aussi, dans la vie ordinaire des organisations, ces querelles de légitimité se résolvent par d’habiles compromis valoriels, notamment en recherchant une macro-légitimité commune, celle-ci permettant aux deux légitimités en rivalité d’apparaître comme des déclinaisons possibles d’un même problème normatif (par exemple : celui de l’équilibre financier à venir d’un système de retraites par répartition où la singularité des parcours individuels serait respectée). Aujourd’hui, dans cette France de février 2023, cette solution compromissoire, pourtant esquissée en 2018-2019 du temps de la mission Delavoye sur les retraites, a disparu des préoccupations de chaque camp. L’heure est à la seule disqualification de l’adversaire.
Or, il ne peut y avoir de réforme socialement acceptée que si chaque camp, vis-à-vis de ses mandants et des mandants de l’autre camp, agit de façon éthiquement et politiquement responsable. Est ici dommageable la décision du Président de la république de juger moralement l’action des oppositions, syndicales et parlementaires (qui n’auraient « nulle boussole » et se seraient « perdues »), après qu’il eût sermonné les dirigeants syndicaux et leur enjoint d’être « responsables » et de « ne pas bloquer le pays ». Ces petites phrases assassines, dont sont friands les journalistes, n’ont jamais nourri le débat démocratique ; elles visent à seulement l’enflammer ; et toujours les raccourcis de la pensée devancent de peu les pensées raccourcies…
La gauche parlementaire et les responsables syndicaux ont leur part de responsabilité. L’outrance érigée en beaux-arts et la désinvolture des députés LFI dans l’hémicycle sont des indicateurs de cette fatigue démocratique dont il nous faut redouter l’issue possible dans l’élection d’une Marine le Pen comme cheffe d’Etat. Mais les oppositions ne gouvernent pas ; elles n’ont pas accès aux ressources dont disposent les ministres et les administrations centrales. Il revient donc au Président de la république, à la Première ministre et au ministre du Travail d’agir avec justesse et discernement. Le premier avait promis le soir de sa réélection « l’invention collective d’une méthode refondée pour cinq années de mieux » ; la deuxième s’était réjouie, lors de son discours de politique générale, de devoir « agir autrement » et « bâtir ensemble des compromis » du fait de l’absence d’une majorité absolue ; et le troisième a la réputation d’être un ministre compétent. Le trio réunissait donc toutes les qualités pour réussir une réforme des retraites inscrite à l’agenda… dès 2018. Cinq ans plus tard, le chaos règne à l’Assemblée nationale et un million de manifestants clament dans la rue leur opposition au texte de loi. Il y a toujours loin des intentions aux actes…
Cette réforme au forceps est surtout le nom d’un processus de décision publique fondé sur l’entre-soi, la pensée unique et l’oubli des citoyens. Il n’y eut pas, pour la rédaction de ce texte, une quelconque once d’open policy à l’anglo-saxonne. Les principes de cette démarche de construction des politiques publiques sont pourtant salutaires : consulter (les usagers) ; analyser (les données ainsi recueillies, via des experts, et des allers-retours auprès des usagers) ; puis implanter ces politiques, selon une méthodologie dite « agile » (associant usagers et concepteurs). Parmi les conseils donnés aux fonctionnaires pratiquant ces « politiques ouvertes » au Royaume-Uni : « Comprendre les besoins réels des usagers », « Impliquer le public », « Tester et utiliser des preuves pour améliorer au fur et à mesure votre politique », « Utiliser les données pour apprendre, mettre à l’épreuve et réussir ». Et si on s’en inspirait ?
Laurent Berger, avec d’autres mots, dans un entretien donné le 14 février pour l’Infolettre de la CFDT, pointait la même déficience, que nos collègues du Royaume-Uni, du temps de Tony Blair et Gordon Brown, ont tenté de surmonter : « Les pouvoirs publics ne captent plus les réalités de travail pour ensuite construire les politiques sociales. ». Celles-ci sont ainsi élaborées hors-sol, dans l’entre-soi et la non-consultation des publics auxquels elles sont pourtant destinées…
Sont aussi en cause, à écouter les propos des rares ministres autorisés à parler, un défaut d’apprentissage et les effets pervers d’une formation atrophiée de nos élites politiques. Tout indique que chaque gouvernement, du Premier ministre à son ministre du travail, concocte sa « réforme » en n’étudiant pas en détail celles de ses prédécesseurs – leurs succès comme leurs échecs. Existe-il des séminaires d’étude programmés au nouvel Institut national du service public, qui a remplacé l’ENA, dont l’énoncé serait, par exemple, « Les raisons de l’échec de la réforme Juppé de 1995 » ou « Vingt ans de dialogue social dans la fonction publique : bilan critique » ? On se doute de la réponse…
Les ministres, hauts-fonctionnaires et conseillers ministériels en charge de cette « réforme » 2023 des retraites ont-ils bénéficié, au cours de leur formation initiale et lors de séminaires d’actualisation de leurs compétences, d’analyses approfondies, qualitatives autant que quantitatives, sur le système français de négociation collective, ses atouts, ses acteurs et ses dysfonctionnements ? On se doute que la réponse est également négative. Le ministre du Travail lui-même n’est pas un spécialiste de la question dont traite le projet de loi qu’il défend. Il s’est surtout spécialisé, durant ses dix ans de mandat de député d’Ardèche, sur l’action publique territoriale, les compétences et le financement des collectivités locales. Et il a fallu attendre son remplacement, à l’été 2021, par Amélie de Montchalin pour qu’aboutisse enfin le processus d’élaboration de l’ordonnance instituant la négociation collective dans les trois fonctions publiques. Sa manière de répondre à contretemps et de façon sibylline aux questions des députés montre que son cabinet navigue à vue et qu’aucune démarche d’open policy ne vient soutenir ou enrichir ce projet de loi…
Même courbe insuffisante d’apprentissage chez Gabriel Attal, actuel ministre des comptes publics. Préposé aux discours dans le cabinet de Marisol Touraine dès sa sortie de Science Po Paris, jusqu’en 2017 où il est élu député En Marche, puis nommé secrétaire d’état à la jeunesse en 2018 et porte-parole du gouvernement en 2020, ce jeune dirigeant ne semble connaître des contraintes du travail salarié que celles qu’il a vécues en cabinet ministériel. Est-ce suffisant pour juger avec juste mesure et agir de façon vertueuse ?
Ce passage en force est aussi l’expression d’un mépris social qu’on croyait à tort appartenir au passé. Pas un jour ne se passe sans que, sous couvert de « pédagogie », leçon nous soit faite, et rabâchée. Cette suffisance des gouvernants, président de la République en tête, est anachronique ; elle ignore le pays réel et l’action responsable des élus locaux, des entrepreneurs, des militants syndicaux et des responsables associatifs, engagés dans la transition écologique, le dialogue social et les innovations techniques. Un anachronisme de plus…
Terminons ce mini-dossier consacré à « l’art de réformer » par un trait d’humour. Peut-être faut-il actualiser L’Art d’avoir toujours raison d’Arthur Shopenhauer à partir des propos de Mme Borne et MM. Macron et Dussopt, et y ajouter un trente-neuvième stratagème détaillant comment « défendre ses propres positions, même si sur le moment [chacun] les considère lui-même comme fausses ou douteuses »…