(I) L’art de réformer. Regards sur le cas français

(Nous sommes en juin 2004. Je viens de fonder, avec quelques collègues belges, suisses, français et québécois, la revue Négociations. L’objectif était de structurer une communauté académique naissante et d’affirmer haut et fort, comme l’indiquait l’éditorial du premier numéro, qu’il fallait désormais « prendre au sérieux la négociation » et la considérer, non comme un point d’arrivée – et découvrir que des choses se négociaient en permanence dans les organisations… – mais comme le point de départ de nos analyses. Donc ouvrir la « boîte noire » de cette activité sociale, en comprendre les fonctions et les productions.

J’eus en ce début d’année 2004 la possibilité, par l’entremise de l’un des animateurs des clubs Convaincre, d’interviewer Michel Rocard. Il était alors député socialiste européen et présidait la commission Culture du Parlement européen. Deux ans plus tard, en 2006 paraissait un petit opus, paru aux éditions Autrement, « Peut-on réformer la France ? », où il dialoguait, arguments à l’appui, avec un commissaire européen, Frits Bolkestein.

En juin 2004, cela faisait treize ans qu’il n’était plus Premier ministre, évincé par François Mitterand. Mais restaient intacts les souvenirs des réformes qu’il avait conduit. Ce jour-là, il nous reçu tout sourire dans son bureau du 266 boulevard St-Germain. L’entretien devait durer une demi-heure ; Annie Giraud-Heraut et moi-même y restâmes une heure trente ; nous l’écoutâmes, fascinés. Il nous raconta sa méthode, prit de nombreux exemples, et en tira de salutaires leçons. Cet entretien a été publié dans la revue Négociations, n° 3-1, 2005, p. 113-126, sous le titre « L’Art de négocier, l’art de réformer. Regards sur le cas français et quelques expériences gouvernementales. » (Pour une lecture complète, lire ici).

Je laisse le lecteur/la lectrice comparer, en cette troisième journée de mobilisation contre la « réforme », injuste et brutale, des retraites, « la méthode Rocard » que ce dernier défend ci-dessous, anecdotes comprises, et les manières de faire de nos gouvernants actuels…).

(…) La mise en contexte étant faite, le décor campé, les logiques des acteurs rappelées, quid de l’analyse des négociations qu’un tel système peut produire ?

Michel Rocard : Il en résulte des lois, ou plutôt des règles, pour la négociation sociale. Je les énonce sous la forme d’observations. Je commencerai par la plus technique : en face de tout individu institutionnel qui doit ouvrir une négociation – cette phase concerne soit un patron important, soit un ministre important, soit le Premier ministre, si la négociation dont on parle se déroule au plan interprofessionnel –, les interlocuteurs sont multiples, divisés, ils se méfient les uns des autres, ils se connaissent mal, et surtout ils sont concurrents. Juxtaposées dans une même enceinte, les diverses organisations concernées par le même problème sont en en effet en concurrence permanente. Il est dans cette situation – et je ne fais de procès d’intention à personne – techniquement impossible à un dirigeant syndical ou à un dirigeant patronal, si l’enjeu est une bagarre avec la CGPME, ou l’inverse, mais c’est surtout vrai pour les dirigeants syndicaux ouvriers, de répondre aux patrons ou au ministre négociateur en faisant une proposition de concession pour arracher ce qu’il revendique. Pourquoi ? Parce que toute proposition de concession est susceptible d’être combattue, de se voir opposer des propositions alternatives. Et comme il est exclu qu’on négocie en une seule fois, dès la sortie de la réunion, les autres organisations vont lancer des propositions concurrentes, soit pour casser la proposition initiale parce qu’ils la trouvent trop dangereuse, soit, s’ils sont prêts à accepter cette proposition, pour surenchérir, de manière à tirer une partie du prestige d’avoir conduit les négociations…

Ces organisations ne peuvent donc prendre le risque d’annoncer chacune devant les autres les concessions qu’elles pourraient envisager sous condition d’évaluer une concession réciproque : la surenchère jouerait immédiatement et serait publiquement exploitée. Le système médiatique exige cependant de telles grand-messes syndicales ; faute desquelles, il incrimine brutalement l’absence de dialogue social… Celles-ci ne servent à rien d’autre qu’à permettre à chaque dirigeant de répéter devant la télévision ce qu’il vient de dire en conférence, et qui est pratiquement toujours l’exposé de positions rigides, sans ouverture aux souplesses nécessaires à la négociation. Ces cérémonies sont donc largement nocives…

Curieusement, j’ai découvert cela avec le plus inattendu des ministères, celui de l’Agriculture. Quand j’ai négocié pour l’enseignement agricole, en 1984, j’avais quatorze partenaires : les six centrales ouvrières, les quatre ou cinq organisations spécifiques agricoles, les deux ou trois fédérations syndicales autonomes créées dans l’enseignement technique agricole, privé ou public, plus l’épiscopat. Les recevoir ensemble était naturellement idiot, je l’ai compris très vite. J’ai posé le principe d’une négociation par écrit, chacun recevant une version complète des projets de loi en préparation après chaque modification acceptée d’un commun accord. Cela a duré quatorze mois. Il y a eu douze versions des textes, et pas une seule fuite…

Ce problème est aussi celui de tout ministre de la Santé. La CSMF, la Confédération des Syndicats Médicaux Français, n’a jamais été capable, ou n’a jamais eu la liberté – enfin, la confiance nécessaire – pour s’engager sur des compromis possibles, faire des sacrifices en faisant respecter cette position dans ses rangs. Elle n’a jamais été capable de trancher les arbitrages secondaires lors des conflits d’intérêt entre professionnels. Le traitement de l’Assurance Maladie se fait donc profession par profession. Il y en a, je crois, soixante et onze. Ce qui suppose que la négociation peut éventuellement réussir si elle se déroule pendant quinze ans…

Dans l’Éducation Nationale, c’est encore pire, du fait, cette fois, de la division syndicale et de l’existence de syndicats corporatistes. Même s’ils appartiennent à la même fédération, les deux syndicats enseignants SNES et SNES-Sup sont rarement sur une même position, parce que les intérêts corporatistes sont souvent antagoniques. La France n’est pas irréformable, mais il faut au moins savoir cela !

Alors comment fait-on ? L’indispensable, c’est la discrétion et la multiplication du bilatéral discret ; c’est-à-dire : négocier lors de conversations bilatérales, avec la somme des interlocuteurs ayant du poids sur le sujet. Donc, le patron, le ministre ou le Premier ministre doivent conduire des négociations tenues secrètes pour l’essentiel, conclues par des relevés de décisions, ou des relevés de propositions acceptées, avec tout ce que cela comporte de travail nécessaire pour les rendre petit à petit convergentes.

C’est le meilleur moyen de limiter les concessions, mieux que le face-à-face avec un front syndical rassemblé, porteur d’une symbolique contestataire unie. Dans le paysage syndical actuel, c’est la bonne méthode ; c’est la seule qui permette de prendre en compte, sans se mettre violemment à dos les syndicats, les fréquents mouvements de grèves spontanées ou les coordinations. J’ai réussi, avec des procédures similaires, à réformer les services de mon ministère. C’est aussi comme cela que j’ai travaillé à Matignon lorsque j’étais Premier -ministre.

Alors, dans de telles conditions, comment réformer ? Et quelle place doit y tenir la négociation ?

Michel Rocard : Il existe une énorme différence entre la proclamation d’un résultat – une décision de réforme – par un appareil de l’État, sous la forme d’une loi ou d’un décret, ou par une signature contractuelle. Le contrat est capable d’être beaucoup plus spécifique par rapport aux données, et elles-mêmes sont spécifiques aux problèmes qu’il faut traiter ; le contrat ne prétend pas régenter l’ensemble des problèmes d’un secteur pour l’éternité et pour la France entière… La loi, elle, a inévitablement une portée générale, et donc s’éloigne des précisions souhaitables. Prenons l’exemple du service minimum dans les transports publics. Les conditions techniques dans lesquelles cela peut s’appliquer sont tellement différentes selon les grands services publics que l’idée de passer par la loi est une idée condamnée d’avance. Par effet de système. Certes, je suis ici en train de théoriser mon anti-jacobinisme ; mais je prétends répondre à des faits d’exigence. Rappelez- vous : Christian Blanc a démissionné en catastrophe de la RATP, le métro parisien, parce qu’il n’était pas suivi par le Premier ministre, Pierre Bérégovoy, sur des dispositions de ce genre ; elles auraient été pourtant contractuelles et auraient concerné la seule RATP ! On est aujourd’hui au même point. Pourquoi ? Parce que presque tous les dirigeants politiques ont toujours voulu régler cela par la loi. Et la loi n’est pas ici l’outil le plus qualifié…

Je vais vous raconter une histoire. J’ai eu, comme Premier ministre, à traiter un certain nombre de petites choses : un déficit du budget de l’État – que j’ai largement réduit, d’ailleurs –, un excès de charges fiscales – j’ai fait baisser les impôts ; je suis un des rares premiers ministres à l’avoir fait… tout en améliorant l’équilibre général des comptes. Mais, j’avais également des inquiétudes de long terme, notamment celle que j’appelais, dans mon langage – et beaucoup de gens ont repris cette terminologie – la probable « sidérurgie postale ». Nous avions en effet un ministère des Postes et des Télécommunications, un ministère énorme, une véritable administration composée de cinq cent mille fonctionnaires, trois cent mille dans les Postes, deux cent mille dans les Télécoms. Ce ministère était admirablement conduit sur le plan technique par de merveilleux ingénieurs qui utilisaient les découvertes techniques les plus récentes pour accroître considérablement la productivité, au point de rendre possible une réduction de plus de la moitié du personnel sur un espace de dix à vingt ans…

Mais il s’agissait d’une administration, et qui n’avait aucun contact avec l’extérieur, aucune vocation à faire des actes de commerce, sûrement pas celle d’acheter des concurrents et guère davantage à exporter son savoir-faire ! On s’acheminait donc vers une “sidérurgie postale”… Paul Quilès était le ministre des Postes et des Télécommunications ; il n’était pas mon ami – nous sommes, disons, en méfiance relative –, mais il était intelligent, et il avait le sens de l’État. Il me décrit cette menace et ajoute : « Je crois que nous n’échapperons pas à transformer ces administrations en sociétés anonymes à capital public, ou, tout au moins, en EPIC, Établissement public, industriel et commercial. Cela, pour nous permettre d’agir sur les marchés, exporter nos techniques – c’est déjà un moyen de gagner de l’argent et de faire travailler nos gars – racheter d’autres entreprises postales en difficulté – c’est un autre moyen de gagner de l’argent et c’est une gloire pour la France. Mais pour faire cela, il faut changer de statut ». Je lui dis : « Paul, c’est magnifique ! Je suis heureux que tu sois arrivé à ces conclusions. Je me dis cela depuis longtemps, mais je ne suis pas à ta place. Bravo ! » Et j’ajoute : « Cela va râler, cela va faire des histoires, ici ou là. Je peux lâcher quand même quelques centaines de millions de crédits budgétaires pour financer des primes d’assiduité, de balai ou de panier, parce qu’il faudra bien calmer un atelier, ici ou là, qui menace de faire grève…» Au total, cela nous a coûté huit cents millions… Bon, cela part comme cela. Et c’est immédiatement l’inflammation ! Comme les journaux sont informés, le Président de la république me fait remarquer un matin, dans une de nos séances hebdomadaires : « Pourquoi touchez-vous à cela ? Vous n’allez pas y arriver. C’est une situation explosive. Ils sont cinq cent mille. Ils vont mettre la France en arrêt général. Ne touchez pas à cela, Monsieur le Premier ministre ! » Je le regarde d’un air inquiet, et je lui dis : « Mais vous savez de quoi nous sommes menacés. » « Oui, je sais, Monsieur le Premier ministre, me répond-il, mais il y a le temps ». En effet, même un mandat présidentiel a sa brièveté ; on peut toujours le refiler au successeur… Le numéro deux du gouvernement, Lionel Jospin, fait savoir de son côté qu’il désapprouve profondément toute mesure en ce sens. La majorité du groupe parlementaire s’émeut ; je reçois un envoyé de la majorité parlementaire : « Michel, me dit-il, tu en fais trop, tu prends des risques. Électoralement, cela ne tiendra pas dans nos circonscriptions. Ne joue pas à cela ! » Paul Quilès revient me voir un jour et me dit : « Michel, je renonce ». Et il énumère le rapport des forces tel qu’il le dessinait. La scène se passe dans le bureau du Premier ministre, autour d’un petit guéridon, face au parc de Matignon, qui est un des plus beaux de Paris. Je lui réponds : « Paul, je te comprends. Et je donnerais tout de suite mon accord si nous étions un gouvernement de la Quatrième république, c’est-à-dire un gouvernement qui risque de tomber dans les trois mois qui viennent. Mais si tout se passe bien, on a encore quatre ans de mandat devant nous. La panique qui s’ensuivra devant les effets de la productivité, avec des licenciements à la clé devenus inévitables, surgira alors dans cette période. A ce moment-là, je raconterai pourquoi nous n’avons rien fait. Il faut donc que tu y ailles, envers et contre tout ». Il a blêmi, et je conviens que ce rappel à la déontologie était un peu blessant. Vous voyez un peu le genre de scène, assis tous les deux autour du guéridon… Mais Quilès a admirablement tenu.

Tout d’abord, il a eu la bonne idée de nommer, pour diriger ce processus, un chargé de mission extérieur à tout cela, venant de la Cour des comptes, et qui se trouvait être le parrain de ma fille, un vieil ami à moi, un ancien Commissaire au plan, Hubert Prévot. Tous deux ont décidé du processus que je vais vous décrire. Le problème était en effet de ne pas mettre le feu à la plaine avec des annonces par trop symboliques, donc de mettre en route la réforme sans que les journaux s’en mêlent. Car c’est la faute qu’a commise Alain Juppé en 1995… »

(Suite dans le prochain billet)

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