Bilan 2021 de la négociation collective. (IV) « C’est un peu inutile de négocier » ou les motifs du refus d’entrer en négociation… 

Comment hausser significativement, d’ici à 2030, le taux d’engagement en négociation des entreprises françaises, actuellement en moyenne de 15 % (mais de 92 % dans les entreprises de plus de 500 salariés) ? Et comment accompagner celles-ci dans leurs efforts et hausser significativement le taux d’aboutissement de leurs négociations (en moyenne de 75 %) ? Pour répondre et dessiner des pistes concrètes d’action (dans le prochain billet…), un dernier travail d’analyse est nécessaire : comment les dirigeant/e/s d’entreprises justifient-ils/elles leur non engagement dans un processus de négociation collective ? Chaque année, via l’enquête ACEMO que diligente la DARES, la question est posée. Il est intéressant de suivre sur quelques années l’évolution des réponses.

Rappelons auparavant, pour mémoire, que 84,7 % des directions d’entreprises interrogées en 2020 dans le cadre de cette enquête ACEMO, toutes tailles d’effectifs confondues, ont déclaré ne pas avoir engagé cette année-là de négociations collectives. Elles étaient 83,3 % l’année précédente, en 2019, et 84,1 % en 2017. Autrement dit : malgré les réformes introduites par les ordonnances de septembre 2017, les pratiques sociales de négociation collective, saisies de façon globale, ne semblent pas s’être radicalement modifiées, malgré les efforts du législateur, des élites politiques et des agents des services régionaux du travail…

Saisies selon l’effectif des entreprises, les chiffres sont (malheureusement) d’une remarquable stabilité : 92,2 % des directions des entreprises de 10 à 49 salariés n’ont pas négocié en 2020 ; elles étaient 91,2 % en 2018. Pour les autres classes d’effectifs, les chiffres sont, respectivement, les suivants : 64,2 % et 64,5 % pour les 50 à 99 salariés ; 42,7 % et 36,6 % pour les 100 à 299 salariés ; 11,1 et 11,1 pour les plus de 300 salariés.

Venons-en maintenant aux motifs de cette non-négociation. La DARES offre la possibilité aux directions d’entreprise de choisir l’un de ces motifs (plusieurs réponses sont cependant possibles) : « Une négociation est prévue l’année prochaine » ; « Un accord d’entreprise est toujours en vigueur » ; « La convention collective de branche est appliquée » ; « Il n’y a pas d’interlocuteurs du côté des salariés » ; et « C’est un peu inutile de négocier ».

Ces items ne pèsent pas le même poids : plus de la moitié des réponses concernent l’application d’une CCN (54,1 % des directions d’entreprise déclarent ce motif de non-négociation), et seulement une réponse sur dix mentionne le fait qu’une négociation sera engagée l’année suivante…

Ce qui surprend, à la lecture des chiffres sur trois années – 2017, 2018 et 2020 ; il n’y a pas eu d’enquête de ce type pour 2019 –, c’est, là encore, la très grande stabilité des réponses, quel que soit le motif, la taille de l’entreprise ou son secteur d’activité.

Il y a cependant quelques écarts significatifs et y porter le regard permet de mieux comprendre les comportements de ces directions d’entreprises face à la négociation collective et d’imaginer les grandes lignes d’une action correctrice de promotion.

Si les motifs « Sentiment d’inutilité » et « Absence d’interlocuteurs salariés » sont cochés, en moyenne, par environ 20 % des directions d’entreprises, la répartition des réponses en fonction de la taille des entreprises fait apparaître deux constats : le jugement d’inutilité de la négociation collective décroit selon les effectifs de l’entreprise, et l’absence d’interlocuteurs n’apparaît plus en 2020 comme un motif de non-négociation. Dans ce dernier cas, et sous réserve que la fréquence de ce motif soit aussi faible l’an prochain, le fait de pouvoir désormais contracter avec des élus du CSE semble réduire la fréquence de l’invocation par les directions du motif d’absence d’interlocuteurs. On aurait ainsi la confirmation que la fin du monopole de négociation octroyé aux délégués syndicaux peut hausser la propension à négocier des directions dans des entreprises démunies de ces délégués syndicaux…

Pour le premier motif – le sentiment d’inutilité de la négociation collective –, la plus grande fréquence de cet item chez les directions de petites entreprises laisse penser que le dispositif formalisé actuel de cette négociation est peut-être un frein à sa généralisation dans ce type d’entreprises. Et que la faible fréquence de cet item chez les dirigeants de grandes entreprises (seulement 8,2 % des répondants le cochent) signifie qu’ils ont, tout à la fois (et toutes choses étant égales par ailleurs) « appris à » (négocier et jongler avec les obligations et les opportunités) et « compris que » (négocier pouvait leur être utile).

Ce qui conduit à s’interroger sur les contenus et les formats de cette « pédagogie de la négociation » dont parlait Jean-Denis Combrexelle dans son rapport de 2015, aux fins de convaincre ces 20 % de dirigeants d’entreprises de moins de 50 salariés de l’extrême utilité de la négociation collective dès qu’il s’agit d’approprier les solutions aux problèmes socio-productifs en alliant qualité de vie au travail des salariés et performance économique.

La comparaison, pour le motif « Application de la convention collective », entre les entreprises de moins de 100 salariés et celles de plus de 300 salariés fait en effet apparaître un rapport patronal différencié à la négociation collective : dans le premier cas, elle est d’abord saisie comme une réglementation, à appliquer, pour définir les droits et les devoirs des salariés ; dans le second cas, elle semble plutôt perçue comme une régulation, à maintenir, avec ce que cela suppose de réglages et d’ajustements aux situations socio-productives. On comprend que l’aspect réglementaire de la négociation soit premier dans les petites entreprises, car évitant aux dirigeants de ces entreprises la charge du travail de régulation conjointe.

Cela laisse cependant pendante la question de la résolution collective des problèmes socio-productifs dans ce type d’entreprises. On a l’habitude de dire qu’elle y réelle mais qu’elle passe par différents mécanismes informels, en tous cas moins formels qu’un processus de négociation collective. Là aussi, comme pour le point précédent, il serait utile de porter le regard sur cette « application de la CCN » dans les entreprises de moins de 100 salariés, compte tenu de la pauvreté des règles présentes dans ces conventions nationales et de leur incapacité, car trop générales, à répondre de façon pragmatique aux divers problèmes que rencontrent les dirigeants de ces petites entreprises dans leur gestion au quotidien.

Enfin, l’importance de l’item « Autres raisons » (dont la fréquence dépasse souvent les 10 %, voire atteint les 12-13 %) et, surtout, la différence, significative, entre les répondants de petites et de grandes entreprises, conduit à s’interroger sur le contenu exact de ces « autres raisons »… Des exemples devraient être fournis par la DARES, tant la compréhension fine des refus de négocier de la part des dirigeants d’entreprise, saisis dans leur diversité, pourrait permettre au législateur de mieux approprier la réponse juridique à ce problème politique…

L’observation des données statistiques concernant les secteurs professionnels apporte deux autres éléments intéressants : la variété des usages et des perceptions de la négociation collective, et la générativité des pratiques de négociation.

Le premier constat, connu et récurrent – on négocie beaucoup plus dans l’industrie (23 % d’entreprises de l’échantillon ACEMO y déclarent en 2020 avoir négocié) ou les transports (21 %) que dans la construction (8 %) ou l’hôtellerie-restauration (4 %) – conduit à imaginer une politique publique « sectorisée » de promotion de la négociation collective, avec des mesures spécifiques et volontaristes en direction des branches professionnelles concernées.

Le second constat permet d’évaluer, sur une séquence de quelques années, les possibles résultats positifs d’une politique publique sectorisée et volontariste. Les chiffres, depuis 2017, montrent en effet que plus est important le taux d’entreprises négociatrices dans un secteur professionnel, et moins y est présent le sentiment d’inutilité de la négociation collective. Autrement dit : plus on y négocie, et moins on pense que c’est inutile…

Un dernier billet sur ce dossier « Bilan 2021 de la négociation collective en France » proposera  au débat quelques pistes d’action sur sa promotion nécessaire…

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