(I) À propos de la sortie de l’ouvrage « Une sociologie pour l’action. Itinéraire et héritages de Jean-Daniel Reynaud »

Sous le pseudonyme de Lise Conté, des collègues de l’UMR Lise CNAM-CNRS n° 3320 – Isabelle Berrebi-Hoffmann, Catherine Bourgeois, Anne Gillet, Michel Lallement et Chantal Nicole-Drancourt – viennent de publier aux Presses des Mines un ouvrage d’hommages à Jean-Daniel Reynaud, issu d’une journée d’études tenue au Cnam-Paris en mai 2019.

Pour le commander chez l’éditeur (20 euros): cliquer ici

Pour lire un extrait : cliquer ici

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Je reproduis ci-dessous, avec l’aimable autorisation des auteurs, un extrait de l’hommage d’Alain Touraine à Jean-Daniel Reynaud.

Je partage l’analyse de Touraine : si d’aventure, après 1945, la France était devenue un pays social-démocrate, à l’instar des pays d’Europe du Nord, avec une propension pragmatique au compromis et une pratique décomplexée de la négociation collective, Jean-Daniel Reynaud aurait occupé « une position centrale » dans la vie intellectuelle de ce pays… Il n’en fut rien, et prospérèrent d’autres théorisations, plus en congruence avec l’époque et ses idéologies.

Celle de Jean-Daniel Reynaud – la théorie de la régulation sociale, comme on finit par la nommer au début des années 2000 – demeura dans l’ombre, malgré son heuristique et la puissance de ses concepts. Son principal objet de recherche – la négociation collective – ne fut guère un sujet de permanente actualité (et ne l’est pas plus devenu aujourd’hui…) ; ce sujet attirait peu de jeunes chercheurs, et ne préoccupait vraiment qu’un petit cénacle, habile à discuter, lors de colloques peu médiatisés, de « l’articulation des niveaux de négociation » et du devenir « du système français de relations professionnelles ». Mais sans grande prise, il faut l’avouer, sur le réel des relations sociales, et trop peu présent dans les institutions politiques pour y imposer d’autres orientations…

Ce que dit ci-après Touraine à propos du refus de Jean-Daniel Reynaud de « penser la société industrielle » et de sa préférence à penser plutôt les règles et la régulation sociale n’est pas seulement l’illustration de la pluralité des problématiques possibles pour comprendre le monde contemporain. Cela met en valeur l’heuristique de l’approche défendue par Jean-Daniel Reynaud : étudier la négociation collective dans un pays comme la France, écrasée de bureaucratie et dépourvue d’une culture du compromis, c’est étudier comment ce mécanisme original de résolution pratique des conflits – par la recherche conjointe de scénarios de résolution, satisfaisant les besoins et motivations de toutes les parties, à partir de leurs différences et de leur opposition – crée sans cesse du vivre-ensemble, discrètement, certes, mais de façon bien plus efficace que les rodomontades politiques…

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Quelques souvenirs, avant de laisser place à Alain Touraine. Je quitte l’usine fin 1984. Je rédige un mémoire universitaire me permettant, en l’absence d’un baccalauréat, de m’inscrire à l’université. Lors de la soutenance, l’été 1986, le jury fut aimable : il me permit de candidater directement à ce qui s’appelait alors un DEA. L’année suivante, je m’inscris en thèse, à Lyon 2, sous la direction de Catherine Paradeise. J’étais pressé, je hâtais donc le pas. La thèse est soutenue fin 1989 ; elle deviendra par la suite mon premier livre, publié aux éditions du CNRS, La boîte, le singe et le compagnon. Syndicalisme et entreprise. Jean-Daniel Reynaud y est souvent cité. La bibliographie indique trois références :

  • Conflits et régulation sociale. Esquisse d’une théorie de la régulation conjointe, article paru en 1979 dans la Revue française de sociologie. (lire ici). Il y écrit cette phrase, qui me tint de boussole : « Pour faire image, le paradigme de la régulation sociale n’est pas à chercher dans la secte religieuse, mais dans la convention collective de travail ». Et, quelques lignes plus loin, ce propos, que je fis mien lors de la rédaction de mon Petit traité du compromis (lire ici) : « Insistons sur un point (car le terme de compromis peut induire en erreur) : le compromis en question n’est pas une moyenne entre des opinions ou des positions, ou un point intermédiaire, c’est une régulation, c’est-à-dires des règles générales, acceptables de part et d’autre, et constituant un ensemble raisonnablement cohérent »…
  • Sociologie des conflits du travail, publié en 1982 aux PUF, collection « Que sais-je ? » (lire ici)  Je parcours souvent ce petit livre ; c’est un livre lumineux. Le propos y est pédagogique. Utile est la distinction entre « négociation contractuelle » et « négociation permanente ». La seconde est de tradition en France, et le conflit social y est comme intégré ; la première est prépondérante en Grande-Bretagne et aux États-Unis ; le conflit social y est une éventualité…
  • Les Règles du jeu. L’action collective et la régulation sociale, publié en 1989, chez Armand Colin (lire ici). Même usage débridé de ma part : quel que soit le sujet que je veux traiter, Reynaud me souffle quelques idées. Mon savoir sur la négociation collective, à l’origine un savoir pratique, est rapidement devenu un savoir académique. Les écrits de Jean-Daniel Reynaud m’ont permis de comprendre d’une autre façon mes années d’usine et de militant syndical. L’idée centrale que je découvris chez Reynaud continue de structurer mes travaux : ce que produit une négociation collective, ce sont des règles. Étudier les conditions concrètes de production de ces règles communes dans l’entreprise, c’est donc comprendre l’originalité de ce mécanisme de co-décision, peu étudié et valorisé dans notre pays, mais voué à un bel avenir…

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 « Nous étions partis sous la direction de Georges Friedmann, qui avait une vision psycho-sociologique » témoigne Alain Touraine, page 19 sq dans l’ouvrage Une sociologie pour l’action. « On retrouvait avec lui des gens qui s’étaient intéressés au syndicalisme d’action directe, syndicalisme révolutionnaire disaient certains, anarcho-syndicalisme disaient d’autres. Nous avons créé deux groupes autour de Georges Friedmann. Le premier groupe avec Edgar Morin et Roland Barthes s’est révélé assez en avance sur la réalité. Il s’occupait des problèmes de culture et a influencé ensuite les gens qui parlait de la nouvelle société. Il y a eu un second groupe de gens qui n’avaient pas de passé et qui se sont mis à inventer une analyse de la société industrielle.

J’ai vécu cette période avec deux personnes. Le premier, celui qui a été le plus au cœur des choses, c’est Michel Crozier qui s’est concentré sur l’entreprise. En face, moi, je représentais la conscience de classe ouvrière, thème qui était étranger à la pensée marxiste puisqu’il n’y a eu qu’un marxiste qui s’est intéressé à la conscience de classe ouvrière, assez tardivement, enfin avec une grande qualité intellectuelle et ensuite des gens qui n’avait aucun rapport avec la pensée marxiste. Jean-Daniel Reynaud a voulu étudier le troisième élément constitutif de la société industrielle qui était la négociation sociale. On lisait plutôt des auteurs américains que des auteurs européens à cette époque-là. Mais la France était un pays passionnant puisque c’était le seul pays qui n’avait pas, et qui a toujours refusé, de créer une social-démocratie par sa tradition étatiste et communiste. J’ai toujours eu le sentiment qu’idéologiquement Jean-Daniel Reynaud était assez proche de Michel Crozier. Mais, à mon avis, il ne l’était pas du tout sur certains points. Jean-Daniel Reynaud a parfaitement compris ce qui manquait à la société industrielle française : des syndicats. Il n’y avait pas de syndicats en France de 1936 à 1983, seulement le parti communiste. Il a refusé, c’est mon interprétation, de penser la société industrielle. Industrielle ou pas industrielle, pour lui, cela était secondaire. Il s’est intéressé en particulier aux règles du jeu, à la régulation, etc. C’est un vocabulaire qui n’était ni celui de Michel Crozier ni celui de Pierre Bourdieu ni le mien.

Qu’a fait Jean-Daniel Reynaud ? Il est passé, si je puis dire, de Sociologie du travail à la Revue française de sociologie, c’est à dire à la sociologie générale, non à une sociologie de l’action mais à une sociologie des institutions. Il était avant tout un défenseur des syndicats, les syndicats étant une institution privée de force puisque la France donnait toujours la priorité à l’État, aux lois sociales. Il s’est demandé comment on peut fabriquer une société avec des patrons et des ouvriers qui négocient. C’était après 68, mais c’était déjà trop tard. Pour que la négociation fonctionne, il aurait fallu un gouvernement français qui s’y intéresse. Or c’était le dernier des soucis de François Mitterrand comme de Jacques Chirac qui ont gouverné la France dans un vide total dont nous voyons aujourd’hui les conséquences. Je voudrais donc dire que le choix fait par Jean-Daniel Reynaud a été de se déplacer de la sociologie du travail vers une sociologie qui lui a permis d’embrasser un point de vue plus général.

Jean-Daniel Reynaud a été interrompu par des problèmes de maladie. Il a toujours essayé de proposermalgré cela, ce que personne n’avait fait en France, une image opérationnelle d’une société qui n’a jamais pu être en France une société industrielle. La France a toujours refusé l’industrialisation En 1914 l’Allemagne est déjà pratiquement à la hauteur de l’Angleterre et la France a déjà 40% de retard dans la part de l’industrie dans le PIB national. Jean-Daniel Reynaud a voulu produire une sociologie classique d’une société qui était entrain de mourir, mais qui a été notre vie à tous pendant trente ans ou quarante ans. On comprend de ce point de vue son refus complet de ma conception, de ce que j’appelais sociologie de l’action. On comprend aussi la réception beaucoup plus faible de sa sociologie en comparaison de celle de Michel Crozier. Il n’y a pas eu en France de création de système de relations sociales de travail. Les partis politiques commandaient. Jean-Daniel Reynaud a eu néanmoins l’immense mérite de dire : vous ne serez pas une société industrielle tant que vous ne saurez pas gérer les rapports de travail entre patrons et ouvriers. Il a passé sa vie à défendre une dimension fondamentale dont personne ne voulait, ni les ouvriers ni les patrons. Michel Crozier, lui, avait évolué intellectuellement vers un autre champ. Il s’est demandé ce qu’est une entreprise, a regardé les organisations… C’est un autre champ de références intellectuelles. Si j’évoque tout cela, c’est pour dire que ce que nous pensons doit être réexaminé vingt ans, cinquante ans, cent ans plus tard… De Durkheim, il ne reste par exemple pas grand-chose. Si la France avait encore été industrielle quelques temps, Jean-Daniel Reynaud aurait occupé aujourd’hui une place différente. Si nous avions été l’Allemagne ou l’Angleterre, un pays social-démocrate, je pense que de toute notre génération, l’homme qui aurait eu la position centrale aurait été Jean-Daniel. Reynaud… »

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Un prochain billet – (II) Accord et la négociation collective. À propos de la sortie de l’ouvrage « Une sociologie pour l’action. Itinéraire et héritages de Jean-Daniel Reynaud »– tentera de répondre, à partir d’un texte de 2003 de Reynaud, à deux questions majeures : « Qu’est-ce qu’une négociation collective ? » Et « Qu’est-ce qu’un accord collectif ? »…

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