« On peut appeler négociation entre deux parties toute situation où l’une et l’autre mettent en œuvre leur pouvoir respectif pour influencer une décision ».
Ainsi débute « Réflexion II. La négociation, l’accord, le dispositif », l’une des contributions de Jean-Daniel Reynaud à l’ouvrage collectif La théorie de la régulation sociale de Jean-Daniel Reynaud. Débats et prolongements, coordonné par Gilbert de Terssac et publié en 2003. Reynaud y approfondit sa pensée de la négociation collective. Je tente ici d’en restituer l’essentiel, en y mêlant mes propres réflexions.
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Qu’est-ce qu’une négociation collective, et dans quelles situations sociales cette activité est-elle déployée ?
Est une situation de négociation toute situation sociale où des parties tentent d’influencer une décision, que celle-ci soit prise par l’une de ces parties ou prise conjointement. Pour ce faire sont mobilisés des pouvoirs : pouvoir de contraindre l’autre à accepter une solution x plutôt qu’y ; pouvoir d’exclure de la discussion certaines options ; pouvoir d’influencer un type de formule d’accord et de règlement du litige ; pouvoir de facilitation, en rendant possible la mise en œuvre d’une solution, etc.
À la table de négociation, ces pouvoirs sont en rivalité, et chacun tente de modifier le cours d’action de son interlocuteur, et l’orienter vers celle qui lui apparaît proche de ses propres intérêts et motivations. Parler de concurrence de ces pouvoirs, c’est reconnaître que cette capacité d’influencer l’action de son interlocuteur est variable, dépendante des ressources de chacun et de sa faculté à les combiner de façon efficiente. C’est aussi reconnaître qu’un processus de négociation collective n’est pas le simple enregistrement d’un rapport de forces, avec une partie dominante et une partie dominée, mais plutôt la mise en scène et la mise à l’épreuve de ce rapport de forces.
Mise en scène, car un processus de négociation collective comporte des moments de théâtralisation, avec ce que cela suppose de jeux de rôles, de dramatisation, d’improvisation et d’incertitude quant à son bon déroulement. Mise à l’épreuve, car rien n’y est jamais écrit, ni la fin de l’épisode, ni la dominance d’une des parties (la plus faible, en apparence, si elle s’est correctement préparée et a su combiner astucieusement ressources et volonté, sera en fait la plus forte et pourra influencer la décision commune…).
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Cette définition de la négociation n’est-elle pas trop large, englobant des situations sociales où les acteurs sociaux eux-mêmes ne sont pas conscients qu’ils négocient – ils déclarent simplement, par exemple, s’ajuster – ou, à l’inverse, pensent négocier mais se contentent d’accommoder leurs cours d’action ? Distinguons deux formes polaires de coordination des actions sociales : le pur marché ; la pure autorité. Dans le premier cas, une offre encontre une demande ; les individus se coordonnent autour d’un prix et, une fois l’échange opéré, cette coordination disparaît, au profit d’une autre rencontre aussi fortuite et temporaire que la précédente. Dans le second cas, la coordination des actions s’opère sous la contrainte d’un tiers autoritaire, qui impose l’objectif et le protocole d’action. La relation n’est plus éphémère, comme sur le marché, mais elle est déséquilibrée. Entre ces deux extrêmes se tient la négociation.
Cette négociation (par exemple : une négociation collective sur l’égalité entre les femmes et les hommes) peut tendre vers le premier pôle, celui du marché ; elle produira un contrat écrit et paraphé, où figurent les engagements de chacune des parties et les clauses qu’elles ont définies – tout comme un contrat commercial. Elle peut tendre vers le second pôle, celui de l’autorité ; elle produit un texte d’accord en conformité, reproduisant les clauses proposées dans la loi…
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Le champ couvert par le négocié est donc large. Est-ce aussi le cas de la négociation collective ? Jean-Daniel Reynaud ne le dit pas sous cette forme mais on peut l’écrire ainsi : si toute négociation collective est, par définition, une régulation sociale conjointe – voire son archétype –, toute régulation conjointe n’est pas une négociation collective.
Dans son sens élargi, l’expression « régulation conjointe », dans la théorie de Jean-Daniel Reynaud, signifie trois choses : un, la présence de deux producteurs de règles – en l’occurrence, des directions d’entreprise et des représentants des salariés ; deux, une concurrence entre ces régulateurs, chaque camp essayant d’orienter en sa faveur le corpus des règles du travail et des relations de travail ; et trois, un accord ponctuel et révisable, sur certaines de ces règles, les deux protagonistes estimant nécessaire de s’accorder sur celles-ci, pour des raisons liées à leurs intérêts respectifs.
Cette mise en accord peut s’opérer via un processus de négociation collective, mais pas seulement : une concertation à propos d’un projet de l’employeur, débouchant sur un avis conforme du CSE, après délibération de ses membres, est une forme de régulation conjointe ; la résolution d’un litige opposant salariés et managers dans un atelier ou un service par l’entremise conjointe du délégué syndical et d’un cadre supérieur est une autre forme de régulation conjointe.
Il y a négociation collective quand trois conditions sont réunies : un, un désaccord sur la règle exacte à adopter, dans une situation socio-productive où la règle usuelle est insuffisante ou inadaptée ; deux, le caractère explicite de la discussion sur ces règles, avec production d’arguments et de contre-arguments ; trois, la recherche explicite d’un accord, avec le déploiement des techniques usuelles de mise en accord (échange de préférences, concessions, compensation et dépassement du problème par le choix d’autres options).
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Il y a donc négociation collective quand est engagé un travail de négociation (voir mon récent article à ce sujet dans Relations industrielles / Industrial Relations ; lire ici) et qu’il y a co-construction d’une solution – autrement dit : élaboration d’une règle nouvelle, à partir des prétentions de chacun. C’est là que la question du pouvoir des parties éclaire ce mécanisme original de mise en accord : il ne s’agit pas d’un processus harmonieux ni d’une recherche de consensus. Il y a heurt d’intérêts et confrontation de points de vue. Pour autant, une négociation collective n’est pas un sport de combat, et la mise au tapis de l’autre n’est pas l’issue normale du jeu. Les protagonistes sont conscients que chacun détient l’accès à des ressources ou des informations que l’autre a besoin ; et les échanges et discussions à la table de négociation s‘appuient sur leurs décisions passées et préparent leurs décisions futures.
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Le concept de « négociation », estimait Jean-Daniel Reynaud dans son commentaire de 2003, possède ainsi une utilité de méthode : il oblige l’analyste à rechercher les relations de pouvoir, les jeux complexes d’arbitrage entre options, les rapprochements ponctuels, les échanges de rationalité, les renoncements, etc. Et, ajoutait-il, ce concept rappelle que le résultat de ces jeux, échanges et rapprochements est l’établissement d’une règle. Quelle est l’utilité de méthode de saisir ainsi l’objectif d’une négociation collective ?
Cela permet à l’analyste de se dégager d’une lecture « marchande » de la négociation collective : les négociateurs d’entreprise – directeurs, délégués syndicaux ou élus du personnel – sont ainsi moins des contractants que des private legislators – pour reprendre le trait d’Allan Flanders (lire ici). En établissant un corpus de règles négociées, ils deviennent, de fait, des législateurs ; et les règles qu’ils édictent, codifiées dans l’accord collectif, s’imposent à tous, syndiqués ou non, à l’instar des lois et des décrets pris par la puissance publique.
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Reynaud insiste sur ce point : l’accord collectif est moins un contrat qu’un dispositif. Il fixe, dit-il, « les termes auxquels la négociation est arrivée ». Il ajoute : l’issue d’une négociation collective est moins un accord de volontés que la création d’un dispositif. Pourquoi le dénommer ainsi ?
Parce qu’un dispositif, réponde Jean-Daniel Reynaud, a une autre consistance qu’un accord : il inclut, en amont, une préparation, et en aval, des prolongements. Négocier un accord de GPEC ou de GCPP (gestion des compétence et des parcours professionnels) suppose des méthodes précises d’analyse des postes et des fonctions, de décomposition des compétences en divers facteurs, de pondération de ces facteurs, et, surtout, d’examen concret des situations réelles, etc. De même, en aval, le suivi de l’accord collectif au sein d’un comité des signataires, l’analyse des effets de l’accord au bout de quelques mois, etc., suppose que l’accord collectif soit « équipé » et ne soit pas qu’un seul accord, instantané, de volontés : il doit « vivre », durablement, et donc évoluer en fonction de la situation socio-productive.
S’ensuivent des négociations continuées, qu’elles soient de révision des règles initiales ou de création de règles nouvelles. De sorte que la négociation d’entreprise est, par définition, une négociation singulière, appropriée à des situations locales elles-mêmes singulières. La régulation sociale conjointe qui en découle est tout sauf une démarche linéaire et cohérente ; la rationalisation qu’elle instaure – c’est-à-dire : les règles négociées qui orientent l’action socio-productive – est une rationalisation idiosyncrasique, et porte trace des négociations antérieures et celles-ci la spécifie.
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Dans Une sociologie pour l’action. Itinéraire et héritages de Jean-Daniel Reynaud, qui vient de paraître aux Presses des mines (lire ici), le lecteur / la lectrice trouvera d’utiles informations pour mieux comprendre la singularité et la pertinence de Jean-Daniel Reynaud dans notre effort collectif pour penser la négociation collective dans la France contemporaine – et en promouvoir une pratique lucide et expérimentale.