II. Loyauté, bonne foi et négociation collective. Regards sur “the duty to bargain in good faith”…

Outre-Atlantique, l’approche du législateur, contrairement au nôtre (qui se contente de parler de « loyauté », sans jamais la définir, et le fait de façon assez sommaire…) est différente : les codes du travail étatsunien, canadien et québécois parlent plutôt de negotiation in good faith, ou de faithfull negotiation – « une négociation de bonne foi ». Que faut-il entendre par là, et quelles leçons pouvons-nous en retirer pour le cas français ?

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Le Code civil du Québec, comme le Code du travail québécois, indiquent, je cite le premier texte (article n° 1375), « que la bonne foi doit gouverner la conduite des parties », et pour le second texte (article n° 53), que « les négociations doivent commencer et se poursuivre avec diligence et bonne foi ».

A priori, rien de bien nouveau, puisque l’article 1104 de notre propre Code civil français stipule, comme en écho : « Les contrats doivent être négociés, formés et exécutés de bonne foi », que l’article 1112 de ce même Code civil précise : « L’initiative, le déroulement et la rupture des négociations précontractuelles (…) doivent impérativement satisfaire aux exigences de la bonne foi », et que suite à la loi de modernisation sociale du 17 janvier 2002 a été introduit un nouvel article, L. 1222-1, dans le Code du travail, qui rappelle que : « Le contrat de travail est exécuté de bonne foi ».

Sauf que, à y regarder de plus près, la « bonne foi » nord-américaine semble plus large que la seule « loyauté » française ; et cette expression, dans les textes nord-américains, est relative au processus de négociation collective, de son déclenchement (l’entrée en négociation) à sa clôture (la signature de l’accord collectif), alors que « négocier de façon loyale », dans le cas français, est relatif au seul engagement initial dans une négociation…

La « bonne foi » nord-américaine s’intéresse à ce qui se passe continûment à la table de négociation ; la « loyauté » française enjambe ce processus. Ce qui me conduit à affirmer, comme le font les collègues juristes québécois (lire ici), qu’au Québec il existe un droit de la négociation collective, et en France, un droit de la convention collective. L’un encadre les pratiques de négociation, l’autre définit formellement le contrat qu’elles génèrent. Depuis la loi Travail d’août 2016, le Code du travail abrite de multiples articles parlant du préambule de l’accord, de la commission de suivi, du dépôt de l’accord collectif, etc., mais aucun à propos de la recherche de solutions, de l’effort des uns et des autres pour parvenir à un accord ; ce dont s’occupent pourtant les législateurs nord-américains…

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L’article 50 du Code canadien du travail donne ainsi trois critères d’une « bonne foi » en négociation :

« Une fois l’avis de négociation collective donné aux termes de la présente partie, les règles suivantes s’appliquent :

a) sans retard et, en tout état de cause, dans les vingt jours qui suivent ou dans le délai éventuellement convenu par les parties, l’agent négociateur et l’employeur doivent :

  • se rencontrer et entamer des négociations collectives de bonne foi ou charger leurs représentants autorisés de le faire en leur nom;
  • faire tout effort raisonnable pour conclure une convention collective.

b) tant que les conditions des alinéas 89(1)a) à d) n’ont pas été remplies, l’employeur ne peut modifier ni les taux des salaires ni les autres conditions d’emploi, ni les droits ou avantages des employés de l’unité de négociation ou de l’agent négociateur, sans le consentement de ce dernier. »

Si l’on retrouve ici les deux conditions du Code français (mais inscrites plus récemment dans la loi) – se rencontrer et négocier sans retard –, une autre condition, présente outre-Atlantique, fait défaut dans notre pays : « faire tout effort raisonnable pour conclure une convention collective ».

Le maître-mot de cet article 50, vu de France, est bien celui-ci : conclure l’accord. Cette « bonne foi », à la différence de la « loyauté » française, se réfère explicitement à l’objectif : faire accord. Le renversement nord-américain, comparé au droit français, est ici éclairant : négocier de façon déloyale en France,  pour l’employeur, c’est ne pas répondre au syndicat, ou négocier de façon séparée (voir les décisions de la Cour de cassation à ce sujet) ; là-bas, négocier de mauvaise foi, c’est, pour l’une ou l’autre des deux parties, ne pas faire les efforts raisonnables pour aboutir à un accord.

Examinons plus en détail ce concept de « bonne foi ». Jean-Pierre Villaggi, professeur de droit à l’université de Montréal, dans un article paru en 1996 dans la Revue de Droit de l’Université de Sherbrooke (« La convention collective et l’obligation de négocier de bonne foi »; lire ici) indiquait plusieurs éléments-clés de cette obligation :

  • Elle peut être définie comme la recherche, par les deux parties, de solutions dans une volonté positive d’entente ;
  • Elle n’empêche pas qu’il y ait de la part d’une des deux parties du marchandage, de l’exagération ou une dissimulation tactique ; mais elle exclut la pseudo-négociation.  

Villaggi cite, comme illustration du premier point, les commentaires des juristes québécois Robert Gagnon, Louis Lebel et Pierre Verge, dans leur ouvrage Droit du travail (1991) à propos de la décision Nunez contre Lloyd’s Electronics Limitée prononcée en 1978 par le Tribunal du travail du Canada :

« L’obligation imposée aux deux parties, l’employeur et l’association accréditée, de négocier de bonne foi implique un comportement de nature à engager une discussion (ou négociation positive) « en vue de conclure une convention collective de travail », une recherche apparente de solutions bilatérales et synallagmatiques, une attitude démontrant un effort véritable et réel d’entente.»

Un peu plus loin dans l’article, Villagi précise ceci, à propos d’un arrêt du Conseil canadien des relations de travail de novembre 1993 qui introduit cette nuance :

« L’obligation d’entamer des négociations de bonne foi doit s’apprécier en fonction d’une norme subjective. Par ailleurs, l’obligation décrite au sous-alinéa 50a) (ii) (l’obligation de faire tout effort pour conclure une convention collective) doit s’apprécier en fonction d’une norme objective. Cette norme objective permet alors au décideur de prendre en considération les normes et pratiques comparables dans un secteur d’activités. Cette seconde partie de l’obligation empêche en pratique une partie de se dérober en plaidant qu’elle tente de conclure une entente, alors “qu’objectivement ses propositions sont tellement éloignées des normes acceptées dans le secteur d’activités qu’elles doivent être tenues pour déraisonnables”. Dans cet esprit, adopter une position inflexible que l’on sait totalement inacceptable pour l’autre partie ne peut consister à “faire tout effort raisonnable pour conclure une convention collective”. »

Autrement dit : une fois que les deux parties ont, d’un commun accord, décidé subjectivement, pour des raisons qui leur sont propres, de s’engager dans un processus de négociation, alors des obligations pèsent sur elles et chacune doit faire objectivement des efforts pour aboutir à une signature…

Ainsi objectivée, cette « bonne foi » peut alors s’observer ou se mesurer. L’article 8d du National Labor Relations Act étatsunien (lire ici), adopté en 1935, institue une « obligation de négociation collective » dont il détaille à grands traits les modalités (se rencontrer rapidement, discuter de bonne foi des conditions d’emploi et des questions afférentes, mettre en œuvre l’accord conclu, etc.), en précisant que cela ne signifie pas l’approbation de la proposition de l’autre partie, ou de devoir lui concéder :

Une page dédiée du site web du National Labor Relations Board précise cet article 8d et décrit les principales conditions et modalités de cette « obligation de négocier de bonne foi » (The duty to bargain in good faith) : participer activement aux délibérations, démontrant ainsi l’intention de rechercher un accord ; avoir l’esprit ouvert, désirer cet accord et accomplir des efforts sincères pour bâtir un terrain d’entente, etc. (lire ici) :

“The duty to bargain in good faith is an obligation to participate actively in the deliberations so as to indicate a present intention to find a basis for agreement. This implies both an open mind and a sincere desire to reach an agreement as well as a sincere effort to reach a common ground. (…) There are objective criteria that the NLRB will review to determine if the parties are honoring their obligation to bargain in good faith, such as whether the party is willing to meet at reasonable times and intervals and whether the party is represented by someone who has the authority to make decisions at the table”

Le NLRB indique qu’il s’est doté de « critères objectifs » pour déterminer si les parties ont honoré ou non cette obligation de négocier de bonne foi. Cette liste est présentée sur une longue page dédiée (“Bargaining in good faith with employees’ union representative (Section 8(d) & 8(a)(5))” ; lire ici) ; on y trouve pas moins de 35 « interdictions » (« you may not ») et 12 « autorisations » (« you may »)… Exemple : 

***

Négocier de bonne foi, fournir des efforts pour conclure : faut-il pour autant se soumettre aux exigences de l’autre ? Est-ce cela, la bonne foi ? Pas du tout.

D’abord, s’il y a obligation de moyen (« rechercher un accord en recherchant un terrain commun », si l’on traduit mot à mot la section 8d…), il n’y a pas obligation de conclure et de concéder à tous prix. La jurisprudence canadienne, à cet égard est intéressante : on y oppose une négociation dite « serrée » (hard negotiation), où l’employeur ne concède que très peu, mais qui ne contrevient pas aux principes de la bonne foi, d’une négociation dite « de façade » (surface bargaining) où l’employeur fait semblant de négocier, ce qui illustre sa « bad faith ». Dans le premier cas, même s’il ne lâche rien, il a l’intention de conclure et signer un accord ; dans le second cas, il n’a nulle envie de conclure…

Ce qui importe est donc l’intention du négociateur, et non sa manière de négocier. D’où cette notion de « foi », qui peut être bonne ou mauvaise. Quand le négociateur agit de « bonne foi », il agit en vertu d’une croyance qui justifie cette action à ses yeux. Si celle-ci s’avère, ensuite, une « mauvaise » action, qu’il ne souhaitait pas engager, ce négociateur peut prouver sa « bonne foi », c’est-à-dire montrer, preuves à l’appui, qu’il ignorait que l’action engagée ne serait pas, dans les faits, une action juste.

Le concept de « bonne foi » est donc assez flou ; et les juristes nord-américains préfèrent lister quatre obligations liées à cette bonne foi : obligation d’information, obligation de confidentialité, obligation de coopération et obligation de loyauté.

La loyauté en négociation, en Amérique du Nord, est ainsi une des composantes de la « bonne foi » ; et elle ne remplace pas l’obligation de coopération, qui me semble être le socle normatif de cette faithful négotiation nord-américaine. Ne devrions-nous pas, en France, avancer dans cette direction ? Le prochain billet (III) plaide en ce sens…

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