Le 30 juin 2020, il y presque un an, je publiais sur ce blog un billet, intitulé « Geste barrière au dialogue social en entreprise ». Que dira le Conseil d’État à propos de l’article 9 de l’ordonnance du 22 avril ? (lire ici), suite au recours alors entrepris par deux confédérations syndicales (Force Ouvrière et Solidaires) et un organisme professionnel (le SAF, syndicat des avocats de France) devant le Conseil d’État pour contester la validité de l’article 9 de l’ordonnance du 22 avril 2020 et de son décret d’application, en date du 2 mai, qui raccourcissait à huit jours (au lieu d’un mois usuellement) les délais de consultation et d’information par l’employeur des élus du personnel siégeant dans le CSE d’une entreprise.
Mercredi 19 mai, le Conseil d’État a annulé l’article 9 de l’ordonnance du 22 avril 2020 et son décret d’application. L’article du journal Le Monde, daté du 22 mai (lire ici) et qui rapporte sa décision, indique que « le Conseil d’État ne s’est pas exprimé sur le bien-fondé ou non de raccourcir ces délais mais sur les conditions dans lesquelles ces mesures ont été prises. Elles l’ont été dans le cadre de la loi du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19, qui autorisait l’exécutif à légiférer par ordonnances dans différents domaines qui relèvent normalement de la loi. Or, relève le Conseil d’État, “aucune de ces dispositions n’habilitait le gouvernement à réduire les délais d’information et de consultation des [CSE], ni les délais applicables au déroulement des expertises décidées dans le cadre de ces procédures par les comités”. Les dispositions incriminées “méconnaissent le champ de l’habilitation donnée” à l’exécutif, estime la plus haute juridiction administrative. »
« Selon le secrétaire général de FO, Yves Veyrier », ajoute ce même article, “cela démontre que les pouvoirs publics feraient mieux d’écouter ce que disent les syndicats et de ne pas surfer sur un affichage de dialogue social”. Le dialogue social est bien plus efficace que le passage en force”, poursuit-il. C’était profondément scandaleux que le gouvernement profite de l’état d’urgence et de l’impossibilité pour le mouvement social de réagir pour réduire nos droits”, considère également Elie Lambert, secrétaire national de Solidaires.
Pour le SAF, “ce n’est pas un problème de forme. “Si un gouvernement s’autorise à aller au-delà de la loi d’habilitation, c’est une violation de la séparation des pouvoirs, affirme Hervé Tourniquet. Certes, la loi d’habilitation a été votée dans la précipitation mais l’exécutif pouvait mettre ce qu’il voulait dedans. Qu’au moins, il respecte les quelques limites qui demeurent encore !” Au ministère du travail, on rappelle que “cette mesure avait été prise pour faciliter le dialogue social dans le contexte de crise dans une période de confinement strict et sans possibilité de réunion en présentiel”. Il s’agissait d’une mesure dérogatoire exceptionnelle prise dans le contexte de l’urgence sanitaire qui, par ailleurs, n’avait pas été reconduite par la suite“, ajoute-t-on. »
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Dans mon billet du 30 juin 2020, j’écrivais ceci :
« Il y a contradiction manifeste entre les macro-décisions gouvernementales, prises par ordonnances, donc sans débats parlementaires, et la nature même du système de relations professionnelles, dont la première vertu, comme le notait Jean-Daniel Reynaud dans une analyse européenne de différents systèmes nationaux, faite en 1979, est de décentraliser les micro-décisions d’organisation du travail, de condition de travail et de rémunération.
Cet interventionnisme étatique débridé est de nature, me semble-t-il, à détricoter ce qui a été accompli depuis une vingtaine d’années en matière de promotion de négociation collective, ruinant ainsi, par quelques gestes irréfléchis, les efforts de tous, partenaires sociaux, administrateurs du travail en région, et universitaires, pour inscrire cette pratique au cœur des décisions d’organisation des entreprises.
La fin du mandat présidentiel restera marquée par l’épisode, aggravant un peu plus la méfiance d’une large part de la société civile envers la société des politiques et, j’ose l’écrire, décrédibilisant la parole publique en matière de promotion du dialogue social et de la négociation collective.
(…) Dans tous les pays occidentaux, l’intervention de l’État dans la détermination des conditions d’emploi et de travail est récurrente. La plupart de ces pays veille cependant à ne pas empiéter sur l’autonomie des négociations collectives. En France, l’État est interventionniste par tradition et par conviction ; ce qui le pousse, quel que soit le gouvernement en place, de droite ou de gauche (ou et de droite et de gauche…) a intervenir bien au-delà de ses prérogatives régaliennes. Le jacobinisme, une invention française par définition, est un héritage dont chaque citoyen et chaque décideur, public ou privé, peine à s’extraire. Il est adossé à un ensemble de principes qui fondent l’action publique : la protection des plus faibles, par une politique généreuse d’octroi ; la réduction des inégalités sociales, par un impôt de redistribution ; une réglementation du travail protectrice des salariés exposés, etc. Et tout cela régi par un ensemble de lois sociales, souvent emblématiques, votées à l’occasion d’évènements politiques d’ampleur.
Le problème est que cette intervention étatique est, en France, tout à la fois, une intervention de substitution (la régulation légale venant pallier le déficit de régulation contractuelle et la centration de celle-ci sur les seuls insiders), une intervention de stimulation (par exemple, pour étendre le champ du contractuel, en imposant des thématiques nouvelles de négociation, ou en obligeant les directions d’entreprise à bénéficier de dérogations si celles-ci sont négociées et transcrites dans des accords collectifs), et une intervention d’encadrement (en réformant, régulièrement, les dispositions légales, au gré des programmes politiques et des nécessités du moment) – je reprends là la typologie de Jean-Daniel Reynaud, tentant de rendre compte de la diversité des actions publiques étatiques en Europe à la fin des années 1970. L’État français me semble cumuler ces trois rôles…
De sorte qu’il est, simultanément, celui qui aide (financièrement), celui qui incite (juridiquement) et celui qui contrôle (politiquement). D’où, inévitablement, des heurts entre ces rôles, pas toujours congruents ; d’où une politique de gribouille, peu lisible et, partant, peu crédible. Des thèmes de négociation sont ainsi imposés aux partenaires sociaux, mais sans leur donner les moyens, informationnels et pédagogiques, de les traiter avec efficacité ; des instances sont instituées (les CSE, comités sociaux-économiques ; les ODDS, observateurs départementaux du dialogue social), sans une politique d’apprentissage et d’accompagnement ; des outils juridiques sont proposés aux partenaires sociaux, tels les APC, les accords de performance collective, mais leur déploiement et leur justification sont laissés à la seule discrétion des employeurs, etc.
Tout cela est un peu brouillon. Ici, l’État incite mais ne contrôle guère ; là, il incite mais il le fait de telle façon que les partenaires sociaux attendent qu’il apparaisse en pleine lumière, ce qu’il fait toujours… L’incohérence de cette action publique provient de la rencontre, heurtée, entre une approche politique centralisée des relations sociales et une activité pratique décentralisée de régulation conjointe (dans la branche et dans l’entreprise). L’une est générale et abstraite, l’autre est spécifique et concrète. Raccourcir à huit jours le délai de consultation du CSE à propos des décisions de l’employeur relatives au redémarrage de l’activité productive, qu’il s’agisse d’un CSE dans une multinationale de chimie ou dans une PME de 60 salariés, et que l’on soit à Dunkerque ou à Biarritz, est aussi étrange que de l’avoir initialement fixé à un ou deux mois, partout, et pour tous les secteurs…
Plus grave : l’endossement par l’État de l’un ou de l’autre de ces trois rôles apparaît aujourd’hui aléatoire – en tous cas imprévisible. Quand sera-t-il généreux ? Quand redeviendra-t-il le « pourfendeur des budgets » ? Quand dotera-t-il les instances qu’il crée (CSE, ODDS, etc.) de moyens humains et de ressources informationnelles ? Quand se substituera-t-il à des partenaires sociaux défaillants, et quand il s’en gardera ?
Le problème est donc moins le délai lui-même que la liberté laissée à la délégation syndicale de co-instruire le dossier du redémarrage de l’entreprise. Que veut dans ce cas « le législateur » : que l’entreprise redémarre, coûte que coûte, et selon le seul projet de l’employeur, ou que l’entreprise redémarre avec durabilité et efficacité, et cela passe alors par de l’intelligence collective et une mobilisation de toutes les énergies ? Dans le premier cas, l’avis du CSE n’est qu’une formalité bureaucratique de plus (et il y a bon sens à raccourcir ce délai de consultation !), dans le second, ce qui est visé est l’enrichissement du projet de l’employeur, via une délibération collective entre élus, management et direction, et la responsabilisation des instances représentatives du personnel. »
Je concluais alors mon billet en indiquant que l’article 9 de l’ordonnance du 22 mai 2020 me semblait « constituer une faute juridique et une erreur politique ». Pour la première, écrivais-je, il y a « manquement à la règle que l’État a lui-même érigée, par exemple en acceptant le fait, cf. la loi Larcher de 2007, que lorsque est envisagée une réforme du droit du travail soit lancée une concertation obligatoire des partenaires sociaux et que possibilité leur soit donnée d’une négociation préalable entre eux. ». Pour la seconde, poursuivais-je : « En manquant de jugement et d’appréciation, le gouvernement a adressé aux partenaires sociaux, en particulier aux syndicalistes et aux élus des CSE, un mauvais signal : celui d’une défiance envers leur capacité à remettre, avec célérité et efficacité, en mouvement leur entreprise et adapter intelligemment son organisation. Et en renvoyant devant un tribunal la contestation syndicale du projet patronal de redémarrage de l’entreprise concernée (cf. l’argumentaire de M. Yves Struillou devant le Conseil d’État, comme le rapporte la presse de ce jour), le législateur prive la représentation syndicale d’un débat argumenté avec sa direction : le juge statuera, mais longtemps après l’évènement, et dans les seuls termes qui lui sont autorisés : en termes de droit – ce qui n’est pas le sujet en débat ; ce dernier relève de l’économie politique. »
J’ajoutais enfin : «Raccourcir un délai de consultation et permettre à l’avis du CSE d’être produit après la décision de l’employeur et sa mise en œuvre, c’est, il faut le dire, se tromper deux fois : la première, en vidant de toute utilité l’avis d’une instance du personnel – puisqu’il peut être remis après que la décision a été prise et soit devenue effective, ce qui revient à invalider l’intérêt même de solliciter un avis ; et la seconde fois, en pensant cet avis du CSE comme un frein possible à l’action entrepreneuriale, ou l’occasion d’un jeu mortifère entre une direction et des élus / délégués syndicaux, ces derniers jouant la montre et préférant, contre tout bon sens, mettre en péril leur outil de travail plutôt que le pérenniser par quelques observations tirées de leur expérience productive quotidienne. »
Le Conseil d’État a donc dit le droit, et ce rappel est heureux. Certes, il ne s’est pas prononcé sur le fond – la réduction des délais – mais sur la forme : la loi d’habilitation ne pouvait concerner ce type de dispositions. Convenons que c’est une manière élégante de rappeler au gouvernement que la crise et l’urgence sanitaire de l’an dernier ne l’autorisait nullement à légiférer de façon bouillonne à propos des procédures de consultation et d’information des instances élus du personnel.
La défense du ministère du travail – « une mesure dérogatoire exceptionnelle prise dans le contexte de l’urgence sanitaire qui, par ailleurs, n’avait pas été reconduite par la suite » – montre que la ministre actuelle, Mme Elizabeth Borne, reconnaît implicitement que sa prédécesseure, Mme Muriel Pénicaud, et le Premier ministre d’alors, M. Édouard Philippe, ont réagi de façon inappropriée, en légiférant brutalement (par ordonnance) et à propos d’un domaine (le droit du travail) qui devrait être le moins souvent possible remodelé par l’État, sans que les partenaires sociaux ne soient les premiers à le lui demander.
La décision du Conseil d’État est rétroactive ; il est donc possible de contester devant une juridiction les décisions des directions d’entreprises prises en vertu de cet article 9 aujourd’hui annulé. Le journal Le Monde s’interroge : « Des recours en cascades sont-ils à attendre ? » « C’est peu probable », répond-il, en reprenant l’argument du secrétaire général du syndicat Solidaires : peu de dirigeants d’entreprises ont exigé de leur CSE qu’il se prononce en 8 jours, eux-mêmes n’étant pas capables, en un laps de temps aussi court, de bâtir un projet de redémarrage d’activité pertinent… Ce fut donc une disposition « pour rien », avec le risque – Force ouvrière n’excluant pas que ses équipes, localement, intentent des recours en annulation de mesures prises au nom de cette ordonnance du 22 mai – que des contentieux encombrent les juridictions, au moment où, précisément, le dialogue social doit donner sa pleine puissance pour que les entreprises renouent avec leur dynamisme, après des mois de ralentissement dus à la crise sanitaire…
Résumons ainsi l’épisode : interventionnisme excessif de l’État, méfiance envers les partenaires sociaux dans l’entreprise et politique brouillonne du législateur.