« Dialogue social » est, simultanément un concept, une activité et un dispositif. Il faut donc préciser, avant d’argumenter à son sujet, à quel niveau de signification l’on se situe et, pour chacun, interroger la pertinence de cette notion.
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« Dialogue social » est d’abord un concept, soit une représentation mentale, abstraite et générale, d’une chose, d’un phénomène, nous permettant, comme le dit Emmanuel Kant, de faire « surgir dans le divers de l’intuition une unité synthétique ». Autrement dit : de réunir sous un même énoncé une diversité de faits, de formes ou de phénomènes, « selon une règle d’après laquelle une telle intuition peut en chaque occasion être présentée ». On parlera donc de « dialogue social » dès lors que sont présentes dans les situations observées des formes diverses de discussion et de mise en accord entre des individus aux intérêts réputés différents voire opposés.
En tant que concept, « dialogue social » désigne une modalité des rapports sociaux au travail (ou de travail). « Rapports sociaux au travail » est lui-même un concept rendant compte d’un ensemble d’interactions sociales dans l’entreprise, entre collègues de travail, avec la hiérarchie, avec la direction et avec d’autres parties prenantes, internes et externes. Dans cet ensemble d’interactions, « dialogue social » désigne le rapport formel entre directions et représentants des salariés et, par extension, le rapport, formel et informel, entre salariés et directions. Il correspond, peu ou prou, à l’expression, classique en sociologie des relations professionnelles, de « relations collectives de travail ».
Le concept d’instance de représentation du personnel s’inscrit dans ce même espace sémantique puisqu’il désigne, et les individus qui représentent ces salariés, et l’espace où s’organisent ces relations avec les directions.
Souvent employés de manière interchangeable, ces trois concepts sont spécifiques. Ne pas les distinguer dessert l’analyste et les acteurs ou les décideurs : le premier (relations collectives) désigne un rapport global entre des groupes d’individus dans l’entreprise ; le deuxième (dialogue social) un rapport spécifique entre les représentants de ces groupements ; le dernier (instances de représentation) désigne le lieu de ce rapport spécifique.
« Dialogue social », par opposition au concept d’unilatéralisme, décrit le fait de ne pas décider seul d’une action impactant, directement ou indirectement, le cours de l’action des salariés (ou des agents publics). Il y a alors « décision associée », ou « participative », et non « décision unilatérale ». « Dialogue social » désigne ainsi, dans le discours contemporain, une façon générique de piloter les organisations de travail en rassemblant, sous une même bannière, des items jusqu’alors dissociés, tels « la résolution conjointe de problèmes », « la gestion des ressources humaines », « la gestion des emplois et des compétences », « la qualité de vie au travail », etc.
Un tel concept unificateur est donc (nécessairement) imprécis. Mais il tire sa force de cette imprécision : car ses usagers peuvent user du syntagme sans devoir préciser ce dont ils parlent vraiment… La notice du CNRTL à propos du seul mot dialogue illustre cette « pertinence par imprécision » du « dialogue social » : « Le plus souvent dans le vocab. syndical ou politique. Conversation, discussion, négociation menée avec la volonté commune d’aboutir à une solution acceptable par les deux parties en présence. »
Si « dialoguer » est à la fois « converser », « discuter » et « négocier » entre « deux parties », et cela pour aboutir à « une solution acceptable » pour chacune, alors se comprend mieux le succès de l’expression et l’intérêt de cette imprécision : en évoquant des activités sociales différentes mais unifiées sous un même vocable – « tous types de négociation, de consultation et d’échange d’informations » écrit par exemple l’OIT – la formule permet aux acteurs sociaux de « se parler sans s’opposer ».
L’ambiguïté du concept de « dialogue social » est donc stratégique, et son usage récurrent en France devient compréhensible : en évitant aux acteurs sociaux de préciser ce dont ils parlent – leur capacité à anticiper, ou à contracter, ou à co-décider – il leur permet de poursuivre leur coopération sans devoir la formaliser ou la catégoriser.
Pour ces raisons, il n’existe, dans le stock des 140 000 accords d’entreprise de la base Légifrance, que très peu d’accords collectifs d’entreprise qui, comme l’accord « relatif au droit syndical et à l’amélioration du dialogue social à la RATP », du 23 octobre 2001, osent définir avec précision ce que sont une concertation et une négociation, et les modalités de passage de l’une à l’autre.
L’absence de flou définitionnel, dans ce cas, oblige les partenaires sociaux à se doter d’une procédure d’objectivation de leurs intentions et, une fois codifiée, à la respecter. Parler chacun de « dialogue social » sans préciser la nature du dispositif auquel il est fait référence – est-il expressif, capacitaire, participatif ? Vise-t-il à contractualiser ou à co-déterminer ? Etc. – est moins contraignant…
« Dialogue social » est ainsi un concept plastique : le phénomène qu’il désigne est indéfiniment déformable et peut prendre des formes multiples, selon la volonté des individus qui le mobilisent. Est-ce alors utile de le clarifier ? Oui, et pour une bonne raison : si « dialogue social » est un concept qui résume un ensemble pluriel, hétérogène, d’activités sociales, son usage intempestif peut nuire au déploiement de certaines de ces activités…
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« Dialogue » est ainsi une activité sociale, soit, si l’on suit Max Weber, une action qui, « d’après son sens visé par l’agent ou les agents, se rapporte au comportement d’autrui, par rapport auquel s’oriente son déroulement ». Autrement dit, quand syndicalistes et directions « dialoguent » dans l’entreprise, chacune des deux parties oriente son action en fonction du vouloir de l’autre. On peut donc comprendre cette activité dialogique en saisissant par interprétation les raisons pour lesquelles ses protagonistes l’exercent. En les interrogeant sur les motifs qui les conduisent à agir de cette façon, et non d’une autre, l’analyste pourra donc formuler des hypothèses causales et vérifier celles-ci, par l’étude des régularités statistiques, par des techniques d’inférence logique, de comparaison des phénomènes ou d’interprétation empathique, les motifs de ces actions finalisées et orientées.
Interroger les motifs pour lesquels des directions d ‘entreprise informent les salariés, les consultent sur différents projets, se concertent avec leurs représentants et signent avec ces derniers des accords collectifs, renseignent ainsi sur le sens que chaque partie attribue à ce « dialogue social ».
Trois finalités – économique, relationnelle et institutionnelle – sont repérables (même si les protagonistes prennent soin de les articuler). La première attribue au dialogue social un rôle dans l’effort productif et sa rationalisation : « Le dialogue social est un élément de la performance économique de l’entreprise » (dépliant Dialogue social du ministère du Travail). « Le dialogue social est un levier de performance économique » (Jean-Christophe Sciberras, 2019 ; lire ici) « Le dialogue social, facteur de performance de l’entreprise » (Hubert Landier, 2015 ; lire ici). « Un dialogue social au service de la stratégie d’entreprise doit permettre à l’entreprise de rester compétitive » (Cercle Humania et Wevestone, 2016 ; lire ici).
La deuxième finalité, relationnelle, du « dialogue social » lui attribue un rôle de cohésion et de pacification des relations de travail : « [Il] a pour but d’éviter dans la mesure du possible des conflits et d’améliorer la compréhension mutuelle, la collaboration et la cohésion sociale » (Axel Rückert, Vous avez dit dialogue social ?, 2018). « Le dialogue social fait de la négociation un élément d’équilibre des pouvoirs (…) En entreprise, le dialogue social a pour ambition de permettre une meilleure cohésion et de développer un sentiment d’appartenance en remettant le salarié au cœur du débat. Concrètement, il permet une résolution efficace des problématiques économiques et sociales majeures en entreprise. » (CFTC, 2021 ; lire ici). « La principale mission du dialogue social en entreprise est de favoriser la mise en place de consensus entre les différentes parties qui participent au débat. Au cœur de la loi Rebsamen de 2015, le dialogue social a pour ambition de permettre une meilleure cohésion au sein des entreprises et de développer les sentiments d’appartenance et de loyauté en remettant le salarié au cœur du débat. » (site web Droit Travail France.fr ; lire ici). « Une rénovation plus large de notre modèle social pour adapter les droits des salariés à leurs attentes et leurs besoins. » (Discours de Muriel Pénicaud, ministre du Travail, 6 juin 2017 ; lire ici).
La troisième finalité mise en avant par les acteurs sociaux, plus institutionnelle, tente une articulation entre différents motifs : « L’objectif principal du dialogue social est la recherche du consensus et la participation démocratique des différentes parties prenantes du monde du travail. Les institutions et les processus d’un dialogue social réussi offrent la possibilité de résoudre les questions sociales et économiques majeures, d’encourager une bonne gouvernance, de promouvoir la paix industrielle et la stabilité sociale, et d’accroître le progrès économique.»(OIT, lire ici)
Ces activités de « dialogue social » sont cependant peu répertoriées. Seule la définition de l’OIT (lire ici) les cite :
« Tel que défini par l’OIT, le dialogue social inclut tous types de négociation, de consultation ou simplement d’échange d’informations entre les représentants des gouvernements, des employeurs et des travailleurs selon des modalités diverses, sur des questions relatives à la politique économique et sociale présentant un intérêt commun. Il peut prendre la forme d’un processus tripartite auquel le gouvernement participe officiellement ou de relations bipartites entre les travailleurs et les chefs d’entreprise (ou les syndicats et les organisations d’employeurs), où le gouvernement peut éventuellement intervenir indirectement. Les processus de dialogue social peuvent être informels ou institutionnalisés ou associer – ce qui est souvent le cas – ces deux caractéristiques. Il peut se dérouler au niveau national, régional ou au niveau de l’entreprise. Il peut être interprofessionnel, sectoriel ou les deux à la fois. »
Nous consacrerons le prochain billet, le (VI), à cette question des activités du « dialogue social ».
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Le dernier niveau de saisie du « dialogue social » concerne son effectivité pratique et sa codification légale. La notion de « dispositif » illustre cette fonctionnalité.
Car les activités que résume l’expression « dialogue social » sont toutes assorties de procédures, de processus et de dispositifs, légaux ou usuels, qu’il importe d’intégrer à l’analyse et à l’effort de conceptualisation. Car elles sont, à la fois, la condition permissive de ce « dialogue » dans l’entreprise, et la possibilité de le rendre plus efficient.
Par « dispositifs » désignons les différents moyens, espaces, instances, etc., par lesquels ces multiples activités s’accomplissent. Distinguons : les dispositifs de dialogue professionnel (espaces de discussion ; groupes d’expression directe ; assemblées d’information, etc.) ; les dispositifs d’appui à la décision de l’employeur (consultation officielle du CSE ; consultation des collectifs de travail, enligne ou en direct, etc.) et les dispositifs de décision conjointe (réunions de négociation collective ; gestion paritaire de programmes ; administrateurs salariés, etc.).
Là aussi, nous reviendrons dans le prochain billet sur ces trois types de dispositifs de « dialogue social ». Les nommer et les distinguer permet de repenser leur déploiement et leur efficacité.