« Dialogue social » : quel est le problème ? Ils sont nombreux ; et cela n’aide pas le législateur qui, introduisant en 2008 en droit du travail cette curieuse expression, s’embrouille dès qu’il la mobilise ; cela n’aide pas non plus les syndicalistes et les employeurs qui, en l’absence d’une définition partagée, suivent chacun leur interprétation ; ni les universitaires qui, devant un tel fatras, sont peu nombreux à tenter de clarifier le concept et ses usages sociaux ; ni les avocats ou les consultants, réduits à épouser le discours de leurs clients et ainsi entretenir l’imprécision…
- « Dialogue social » n’est pas une catégorie juridique
Si le code du travail le mentionne, c’est dans un titre de chapitre (où figurent les articles L1 à L3, mais où en leur sein ne sont présentes que les seules expressions négociation collective et relations collectives de travail…) et dans le l’intitulé du chapitre 1 du Titre I du Livre II (« La négociation collective »), mais où ne figure étrangement – et cela ne peut être anodin ! – aucun article…
Pourquoi est-ce un problème ? Car ce que nous ne pouvons qualifier juridiquement n’existe pas en droit. On peut obliger un employeur à respecter l’obligation annuelle de négociation, le délai de communication de l’ordre du jour d’un CSE extraordinaire ou fournir à la délégation du personnel « la situation comparée des conditions d’emploi et de formation des femmes et des hommes », on ne saurait devant un tribunal exiger de lui qu’il entretienne dans son entreprise un « dialogue social de qualité »… Catégoriser, c’est classer : dans quelle classe d’actes juridiques fait-on alors figurer ce « dialogue social » ?
- « Dialogue social » est une forme sociale imprécise, autorisant toutes les interprétations
Pourquoi est-ce un problème ? Car cela ne désigne « ni une forme sociale identifiée ni un niveau précis (information, consultation, concertation, négociation) » – le propos est celui de MM. Paul Aurelli et Jean Gautier, rapporteurs d’un avis du CESE, Consolider le dialogue social, en… 2006. Ils concluaient ainsi : « Chacun peut y mettre le contenu qu’il souhaite, avec les questions de méthode et tous les risques de malentendus que cela induit quant au degré d’implication des interlocuteurs dans la décision. »
- « Dialogue social » est un item de communication politique au sein de l’Union européenne, forgé par analogie au « dialogue civil »
Pourquoi est-ce un problème ? Car la seule définition partagée de cette notion émane de l’International Labor Organisation (l’OIT, en français), et qu’elle ne rend compte que d’un « dialogue tripartite » – « entre ou parmi les représentants du gouvernement, les employeurs et les travailleurs sur des questions d’intérêt commun ayant trait à la politique économique et sociale », ce qui rend son usage délicat pour qualifier ce qui se passe dans l’entreprise…
- « Dialogue social » est une notion générique, désignant, selon cette même OIT, « tous les types de négociation, de consultation ou simplement d’échange d’informations »
Pourquoi est-ce un problème ? Car cette définition brouille la distinction entre des activités aux finalités différentes : échanger des informations n’est pas négocier, et être consulté par un employeur n’est pas co-décider avec lui…
- « Dialogue social » est souvent utilisé en substitut de « négociation collective »
Pourquoi est-ce un problème ? Car parler de « dialogue social » obscurcit le débat sur les freins à une pratique décomplexée de la négociation collective en France contemporaine. Car un accord collectif, à la suite d’une négociation collective, est un contrat et qu’il engage deux volontés, ce que ne saurait faire un « dialogue », celui-ci n’étant, étymologiquement, qu’un entretien entre deux personnes, alternant leurs tours de parole…
- « Dialogue social » traduit une certaine conception des mondes du travail, et celle-ci ne saurait exclure d’autres conceptions possibles, moins iréniques et plus proches de la réalité d’un rapport social de production fondé sur la subordination juridique du salarié
Pourquoi est-ce un problème ? Car les mondes du travail sont des mondes conflictuels ; et que rien n’est plus inutile que le nier. Même si les acteurs sociaux dans l’entreprise – syndicalistes et directions, au premier chef – ont souvent plus d’intérêts à coopérer qu’à se combattre, il n’empêche : leurs intérêts sont différents, souvent opposés. Cela est dû à la nature du rapport social de travail, fondé sur la subordination juridique des salariés et à cette autorité que s’arroge l’employeur, qu’il déduit faussement du fait qu’il est propriétaire des moyens de production. « Relations collectives de travail » a longtemps été l’expression en usage en sociologie du travail et de l’entreprise ; elle avait le mérite de ne pas idéologiser ce rapport social ; ce que s’autorise l’expression « dialogue social »…
- « Dialogue social », dans son acception courante, ne permet pas de mesurer son effectivité et ses effets sur la performance des firmes ou sur la qualité de vue au travail
Pourquoi est-ce un problème ? Car que mesure-t-on si on ne fait pas l’effort de construire ce concept et de définir ce « dialogue social » par ces multiples activités : échanger des informations, s’exprimer et discuter à propos du travail, être consulté, décider en concertation, négocier, gérer à parité des œuvres sociales ou des programmes socio-économiques, etc. Une récente et intéressante étude de la DARES, Dialogue Social et Performance (Tall, 2020 ; lire ici), montre ainsi, pour établir ce lien, qu’il faut construire un indicateur tenant compte des différentes formes de dialogue social, et d’examiner, un à un, par une analyse économétrique, différents facteurs : pratiques de négociation collective, échanges ou discussions, diffusion d’informations aux salariés, dispositifs de consultation des salariés, jugements positifs sur l’utilité des instances représentatives du personnel (IRP), conflictualité et tensions dans l’entreprise. Nous reviendrons, dans les prochains billets, sur ce type d’indicateurs, fort utiles et pertinents, du « dialogue social »…
- « Dialogue social », qui est une activité sociale, est (faussement) assimilé à une « instance » (le CSE, par exemple) ou à une « relation sociale » (le rapport entre employeurs et salariés)
Pourquoi est-ce un problème ? Car il s’agit de réalités distinctes et que de cette confusion ne peut émerger une politique publique claire et efficace. Mal nommer les choses, c’est ajouter du malheur au monde, disait Albert Camus. Quand le législateur parle de « renforcer le dialogue social » et qu’il légifère à propos du CSE (secteur privé) ou des futurs CSA, CST et CSE, comité social d’administration, territorial ou d’établissement (secteur public), il fait se télescoper, sous un même intitulé non-défini (« dialogue social »), l’instance de représentation des intérêts des salariés et l’activité de décision conjointe.
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« Dialogue social » est une expression semblable au scotch sur le doigt du Capitaine Haddock : on en a besoin, mais en l’état, elle est importune. Et si l’on peut recenser au moins huit problèmes à son sujet, comme cela vient d’être fait, la pertinence de cette notion semble faible…
Que faire ? Écarter, définitivement, cette notion ? Difficile : le pli a été pris ; et nous ne sommes pas Yukong et ne savons pas déplacer les montagnes (et il n’est nul besoin de le faire !). Que pouvons-nous, alors ?
Nous en accommoder, et la repenser.
Car elle est investie par les partenaires sociaux et elle oriente leurs actions. Car, re-conceptualisée, elle peut s’avérer utile. Elle peut ainsi, comme d’autres notions floues ou certains concepts controversés, jouer le rôle d’une famille d’activités sociales, comme la notion de « démocratie » abrite une famille de régimes politiques (parlementaire, autoritaire, libérale, etc.) ou celle de « justice », une famille de conceptions du juste et du droit.
Saisie en famille d’activités, l’expression se densifiera. Au lieu d’un improbable et générique « dialogue » (car nul œcuménisme ne préside à son exercice !), on parlera alors, très concrètement, de « discussion-expression », d’« échange d’informations », de « consultation », de « concertation », de « négociation », de « gestion paritaire » et de « co-détermination », et l’on réservera l’expression de « dialogue social » aux seuls titres des articles, ou pour signifier qu’on emploie le nom usuel de la famille d’activités pour ensuite désigner, concrètement, l’une ou l’autre de ces activités. Tel est le projet. Il est explicité dans les deux billets suivants, (V) et (VI).
On pourra ensuite raisonner en ingénierie du dialogue social, pour rationaliser sa dynamique, ce qui fournirait une aide pratique aux acteurs sociaux pour faire fonctionner efficacement ce « dialogue social ». Je détaillerai ce projet dans le billet (VII). Ce dossier se clôturera avec des contributions de quelques chercheurs, juristes, sociologues et gestionnaires.