(II) Éléments d’histoire de la négociation collective en France. Invariants et mutations

« Une atonie des relations sociales, entrecoupées de phases fiévreuses de négociation, au rythme difficilement prévisible et à l’issue incertaine ».

C’est en ces termes que Gérard Adam, Jean-Daniel Reynaud et Jean-Marie Verdier décrivaient, en 1972 (p. 12 de leur ouvrage La négociation collective en France), l’état du système français de relations de travail à l’orée des années 1970.

La situation, certes, avait quelque peu évolué à la fin des années 1960, notamment avec la signature d’accords interprofessionnels (sur la sécurité de l’emploi, en février 1969 ; sur la formation professionnelle, en juillet 1970, etc.), mais les traits structuraux du système français demeuraient prégnants. C’est à cette aune – la dizaine d’années qui précèdent 1982 et le vote des lois Auroux, dont l’obligation annuelle de négocier – que peuvent se mesurer le poids des invariants et le choc des novations.

Commençons par les invariants. Lesquels sont-ils ? Si l’on décrit à gros traits le système français de négociation collective dans les années 1980-1990, on noterait les caractéristiques suivantes :

Un ordre juridique conventionnel peu autonome, actif principalement au niveau de la branche professionnelle, mais se contentant, pour l’essentiel, de préciser la réglementation légale ou, sur des sujets connexes de la vie de travail (jours de congés pour évènements familiaux, montant de quelques primes spécifiques, etc.), de la bonifier. D’où des productions conventionnelles peu originales, avec des minimas salariaux d’un montant inférieur à celui fixé par les textes législatifs.

Une centration de la négociation collective au niveau des branches professionnelles, employeurs et syndicalistes estimant que ce niveau de négociation leur était à chacun plus favorable : il permettait, pour les premiers, de garder le contrôle de l’harmonisation des conditions de la concurrence inter-entreprise (en s’opposant, par exemple, que de nouvelles thématiques y soient traitées, laissant les entreprises adhérentes en définir elles-mêmes les règles ou, à l’inverse, s’emparant d’une thématique susceptible de rompre de fragiles équilibres concurrentiels si elle était laissée à leur libre et seule appréciation), et de modérer le risque de devoir étendre à toute la branche des dispositions plus favorables que celles prévues par la loi et résultant de conflits sociaux victorieux. Ce qui constituait la tactique des seconds, les syndicalistes : utiliser le niveau de la branche professionnelle pour diffuser à un grand nombre d’entreprises les avantages arrachés dans quelques unes, de sorte qu’en bénéficiaient de nombreux salariés, y compris, ou surtout, les salariés d’entreprise sans présence syndicale.

Une négociation interprofessionnelle pensée comme un mécanisme de coproduction de normes, opérée conjointement par l’État (qui dicte les thèmes et le calendrier) et les partenaires sociaux (qui s’exécutent), une démarche active dans les années 1970, portant sur la formation professionnelle, la mensualisation, le chômage partiel, la sécurité de l’emploi ou les conditions de travail. Ce qui accrédite l’idée de loi négociée, la plupart des dispositions de ces accords interprofessionnels étant traduites peu après dans la loi.  

Une négociation collective peu active au niveau de l’entreprise, sauf dans quelques grandes entreprises nationalisées, qui servent de lieu d’expérimentation sociale, ou lors de mouvements sociaux de grande ampleur, telles les grèves générales de mai et juin 1968. Cette inactivité de la négociation d’entreprise résulte d’un jeu social complexe entre employeurs et syndicalistes : les uns refusent d’y négocier par crainte de devoir accorder des avantages salariaux susceptibles d’être étendus aux autres entreprises, surtout en termes de droit syndical, épouvantail que s’agitent les employeurs, craignant, en constatant la création d’une section syndicale dans « leur » entreprise, sa quasi « soviétisation » ; et les autres exigent d’y négocier, estimant que le rapport des forces leur y étant favorable, qu’ils peuvent, à l’issue d’un simple débrayage, faire voter la grève pour plusieurs semaines…

Une conflictualité récurrente, certes en décroissance mais encore très vive (4 millions de JINT, journées individuelles non travaillées, en 1976 ; 3 millions cent mille en 1979 ; deux millions deux en 1982, etc.). La négociation collective d’entreprise est alors, pour l’essentiel, une négociation de protocoles de fin de conflit du travail. S’invente alors la métaphore d’une négociation dite « à chaud », seule susceptible, pensent des syndicalistes, d’arracher quelques avantages, ce que ne ferait pas, croient-ils, une négociation dite « à froid », dont beaucoup récusent l’intérêt ou le bien-fondé. En 1978, le rapport présenté par Jacques Moreau devant le Conseil national de la CFDT, dont l’adoption va consacrer « le recentrage » de la CFDT, indique cependant clairement que « la négociation demeure (…) le débouché naturel de l’action revendicative sur laquelle [la CFDT] s’appuie ».

Une négociation d’entreprise pesée comme une seule négociation d’acquisition, fonctionnant par addition d’avantages et création de droits nouveaux, se conformant ainsi au principe de faveur, codifié par la loi républicaine et qui n’autorisait un écart à la norme légale que si ce dernier était avantageux pour le salarié. Les thèmes relatifs à l’organisation du travail, aux nouvelles technologies, automatisation et informatisation, et à leurs conséquences sur les conditions de travail demeurent des thèmes considérés comme relevant de la seule gestion par l’employeur ; il faudra attendre la décennie suivante – par exemple 1985 et la négociation  de l’accord interprofessionnel sur « la flexibilité », que la CFDT ne signera pas, désavouée par une partie de ses militants – pour que ces thèmes intègrent définitivement les agendas syndicaux.

Un système de négociation collective sans partage clair des attributions et des responsabilités, donc sans véritable articulation entre ces niveaux, interprofessionnel, professionnel et d’entreprise. On pouvait ainsi négocier dans l’entreprise lors d’une journée nationale d’action, profitant de l’appel national pour débrayer et exiger de la direction l’ouverture immédiate d’une négociation autour du cahier local de revendications, ou appuyer, par ce débrayage, la demande syndicale d’ouverture de négociations nationales, dans la branche ou au plan interprofessionnel plus général.

Une conception de l’accord collectif, moins comme un « contrat » que comme un « armistice », toujours renégociable, en fonction de l’évolution des rapports de force. Il traduit la faible capacité d’engagement des syndicalistes et des employeurs, réticents à contracter sur la durée, mais aussi le fait que, comme le notait Jean-Daniel Reynaud en 1978 (p. 151), « les salariés et les syndicalistes n’attachent généralement pas une valeur particulière à la forme de l’accord pour elle-même et à la négociation comme affirmation de leur autonomie et de leur capacité d’influencer les décisions (…). En simplifiant à l’excès, on pourrait dire que c’est la capacité de s’opposer plutôt que celle de contracter qui est revêtue des valeurs, traditionnelles chez les salariés dépendants, de l’autonomie et de la responsabilité ».

Les évolutions, maintenant.  Parmi celles-ci, relevons :

Une autre forme d’articulation entre niveaux de négociation. Certains thèmes sont traités au niveau interprofessionnel, d’autres sont renvoyés au niveau de l’entreprise. De même, s’est affinée une certaine doctrine pour penser cette articulation : l’accord interprofessionnel devient une sorte d’accord-cadre, indiquant des objectifs et une méthode, et renvoyant la négociation des clauses à un accord de branche ; celui-ci, se faisant à son tour accord-cadre, renvoie le détail de ces clauses à des négociations d’entreprise. Celles-ci sont donc à la fois encadrées par ces accords de niveau supérieur, mais aussi libres de produire des clauses spécifiques, appropriées au contextes locaux, et donc susceptibles de ne pas se généraliser.

Une autre forme d’articulation loi / contrat. Même si quelques idéologues, des deux camps, poursuivent leurs diatribes, le débat n’est plus aussi tranché. L’observation montre que si le législateur est toujours tenté de tout réglementer (et les ordonnances d’avril 2020 l’ont encore démontré…), laissant peu de place à l’initiative des acteurs « de terrain », nombre d’innovations sociales se sont d’abord expérimentées sur ce « terrain » avant d’être reprises dans la loi quelques années plus tard. Si le vote de la loi travail de 2016 a suscité de fortes critiques relatives à un supposé chamboulement de la hiérarchie des normes sociales, les observateurs notent, quasi unanimes, que la primauté désormais donnée à l’accord d’entreprise n’a pas provoqué cette destruction attendue du code du travail…

Une autre pratique de la négociation collective et un autre usage de l’accord collectif, aux différents niveaux. Au plan interprofessionnel se signent des accords dont nombre de clauses sont incitatives ou à vocation pédagogique (par exemple, l’ANI de juin 2013 et son objectif « d’augmenter la prise de conscience et la compréhension des enjeux de la qualité de vie au travail », ou encore celui « de fournir aux employeurs et aux salariés et à leurs représentants un cadre qui permette d’identifier les aspects du travail sur lesquels agir », etc. ; lire ici), et des « déclarations communes » sont désormais signées par les organisations patronales et syndicales, sur des sujets donnés (lire ici, celle du printemps 2020). Au niveau des branches se négocient des textes conventionnels qui, « en même temps », « verrouillent » ce qui peut se négocier au niveau de l’entreprise (cf. les ordonnances de 2017), mais laissent libre la volonté des acteurs de l’entreprise de s’extraire parfois des clauses stipulées par l’accord de branche. Enfin, au niveau de l’entreprise, l’habitude se prend, cahin-caha, de contracter, pour ainsi accéder à des aides et subventions – à l’instar du financement par l’État d’une activité partielle de longue durée des salariés, sous la condition qu’un accord collectif ait été signé, stipulant des engagements en termes d’emploi et d’organisation du travail des directions…

Un usage intensif de la notion de « dialogue social » et, par-delà sa large diffusion dans le monde des relations de travail, une (certaine) acceptation sociétale de sa nécessité et de ses « bienfaits ». Certes, l’expression est souvent non définie, et les pratiques parfois divorcées des discours convenus ; mais plus aucun responsable patronal et politique ne pourrait aujourd’hui formuler une analyse et des suggestions d’action sans y inclure l’expression « dialogue social ». Les progrès sont indéniables…

Tel serait, rapidement brossé, un premier tableau d’ensemble. Mais l’essentiel, dit-on, réside dans les détails. Portons un regard plus circonstancié sur plusieurs périodes-clé. Les prochains articles aborderont successivement les périodes 1891-1981, 1982-2000, 2004-2017. Le dernier article sera prospectif.

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