Regard critique sur les statistiques de la négociation collective en France

Si l’on considère le nombre de textes déposés sur la plateforme TéléAccords, quel que soit leur statut (accords, avenants, décisions unilatérales de l’employeur, PV de réunion ou de référendum, etc.), la progression de ces dépôts semble importante entre 2015/16 et 2019 : + 57 % (environ 66 000 textes déposés en 2015/16, et près de 105 000 en 2019). On pourrait là discerner un « effet ordonnances 2017 » puisque l’un des principaux objectifs des cinq ordonnances de septembre 2017 était « d’installer durablement une culture de la négociation et de la concertation » en France.

Si l’on ne prend cependant en compte que les seuls accords ou avenants – les décisions unilatérales des employeurs ne pouvant mesurer l’activité de négociation collective dans l’entreprise ! –, ce pourcentage de progression tombe à 55 % (environ 52 000 accords ou avenants déposés en 2015/16, et 80 780 en 2019).

Si l’on ne prend en compte ensuite que les accords et avenants signés par des délégués syndicaux (pour mieux apprécier les formes classiques de la négociation collective d’entreprise), cette progression du nombre de textes conventionnels tombe à 48 % (environ 30 000 textes signés par des DS en 2015/16 et 44 550 en 2019).

Enfin, si l’on annule « l’effet mise en place des CSE » en retranchant les 7500 textes signés à ce sujet en 2019, on constate que la progression de la production conventionnelle n’est plus que de 27 % (de 30 000 à 37 050 accords).

Si ce chiffre n’est pas à minorer – les réformes introduites par les ordonnances sur le travail de 2017 ont ainsi généré un quart supplémentaire de négociation collective dans les entreprises française –, constatons cependant :

  • Que ce chiffre s’inscrit, sur durée moyenne, dans un trend général d’augmentation du nombre de textes conventionnels depuis 2012 : + 17 %, entre 2016 et 2017 ; + 26 % entre 2017 et 2018 ;
  • Que s’il traduit une hausse certaine des pratiques de négociation collective dans l’entreprise, il révèle également l’étendue du chemin encore à parcourir : 40 000 accords collectifs signés et déposés, c’est environ un tiers (29 %) des entreprises françaises de plus de 10 salariés qui ont été concernées (271 000 établissements, soit, en adoptant une règle de 2 établissements par entreprise pour tenir compte des PME dont l’entreprise se confond avec l’établissement, environ 135 000 entreprises) ; Que le rapport entre ces entreprises signataires d’accord (près de 40 000) et l’ensemble des entreprises, tout secteur confondu et dont l’effectif est en France supérieur à 10 salariés, montre que la négociation collective n’a été de fait engagée que dans 29 % des entreprises françaises (40 000 sur 135 000) – même s’il doit grimper à près de 85 % dans les entreprises dont l’effectif est supérieur à 200 salariés (voir les derniers chiffres Dares ; lire ici).
  • Qu’il s’agit là d’un nombre d’accords, mais aussi d’avenants à des accords déjà contractés, et que, par définition, un « avenant » étant une modification d’un texte conventionnel existant, celle-ci peut être marginale et ne pas exprimer autre chose qu’une adaptation fonctionnelle d’une clause négociée ;
  • Que le rapport entre le nombre d’accords collectifs consacré à la mise en place des CSE (7500), comparativement à celui des créations de CSE par décision unilatérale de l’employeur (chiffre non connu mis se situant quelque part entre 3000 – le nombre annuel de décisions unilatérales en 2017 et 2018 – et 12 300 le chiffre de 2019) ou par un protocole d’accord pré-électoral (cela a concerné 81 000 établissements distincts), même si un accord d’entreprise peut concerner plusieurs établissements distincts, un rapide calcul pondéré (avec l’hypothèse qu’un accord collectif concernerait en moyenne deux établissements distincts), conduit à penser que le réflexe premier des dirigeants d’entreprise françaises, à distance d’autres pays d’Europe, n’est toujours pas celui d’opter pour une négociation collective, le recours à celle-ci (par exemple : pour la mise en place du CSE) plutôt qu’au vote après protocole électoral n’ayant en effet concerné que [7500 x 2 = ] 15 000 entreprises environ, contre [81 000 / 2 =] 40 500 entreprises environ à ne pas y recourir et se liliter à établir un PAP….
  • Que l’évolution des thématiques de négociation collective, mesurée sur durée courte (sur quatre années, de 2015 à 2019), montre une grande stabilité (hors variation pour causes exogènes, telles les incitations gouvernementales sur l’égalité professionnelle femme-homme). Ainsi la part des rémunérations s’étiage à près de 40 % toutes ces années-là en moyenne, celle prise par le temps de travail s’établit autour de 30 % des accords et avenants, et celle concernant la protection sociale et les mutuelles d’entreprise à environ 5 % chaque année (4,7 % en 2019, soit 2270 textes d’accord).
  • Qu’en 2018, 13 940 accords collectifs ont été conclus dans les entreprises de 1 à 10 salariés (contre 9 195 en 2017), dont 10 730 portant uniquement sur le thème de l’épargne salariale, alors qu’on recense 670 000 entreprises de ce type ; ce qui signifie que seules 2 % de celles-ci ont expérimenté en 2019 les joies de la négociation collective…
  • Que la possibilité, depuis les ordonnances sur le travail de septembre 2017, offerte aux élus des CSE ou à des salariés mandatés de négocier et signer des textes contractuels, si elle a pu contribuer à la hausse du nombre des textes produits conventionnellement, n’est pas encore massivement utilisée : 1600 accords signés par des élus en 2017, et certes 6700 en 2019, mais on comptait à la même date environ 220 000 élus… et 260 textes signés en 2019 par des mandatés contre 159 en 2017.

L’exercice auquel je viens de me livrer n’a pas pour objectif de ruiner ou mépriser les efforts des responsables politiques, syndicaux et patronaux qui tentent, depuis des décennies, d’introduire en France une culture durable et décomplexée de la négociation collective. Cet exercice permet plutôt de porter au jour deux urgentes nécessités : un, ne pas se contenter de produire des statistiques, en s’auto-satisfaisant de la progression des chiffres ; et deux, produire des statistiques utiles et intelligibles aux acteurs sociaux et au grand public.

Produire des études qualitatives. Savoir combien d’accords sont négociés, sur quels thèmes et par qui ils ont été signés est un savoir utile. Mais il est incomplet si l’on ignore la manière dont ces accords ont été négociés : sur quelle durée l’ont-ils été, quels furent les points en débat, comment ils ont été tranchés, qui a proposé quoi, concédé quoi, etc. Des études ciblées sur des processus standard et atypiques de négociation, ainsi qu’une collecte d’informations détaillées sur le how to do des négociateurs d’entreprise me semblent devoir être mis à l’ordre du jour des instances de recherche dans les ministères concernés, type DARES ou DGT. On apprendrait ainsi comment les choses sont faites, et non pas le seul nombre de ces choses…

Produire des statistiques utiles. Savoir qu’il y a eu 40 000 accords collectifs signés et déposés en 2016, et que ce chiffre est en progression, cela ne nous renseigne guère sur la valeur de ce chiffre et ce qu’il traduit : est-ce peu, ou beaucoup ? Comparé aux 150 000 entreprises possiblement concernés par la négociation collective, c’est peu ; comparé aux chiffres des accords déposés dans les années 1980, le coefficient d’augmentation est astronomique… D’ailleurs, pourquoi la DGT ne nous fournit-elle pas chaque année le nombre des entreprises ayant signé un accord collectif ? Car, si l’on se fait orwellien, peut-être n’y aurai-t-il en France que 4000 entreprises négociatrices, chacune signant dix accords annuellement ? De même, des statistiques d’accords ventilées par région (ou par département) et par secteur d’activité permettraient de mieux connaître la réalité française de la négociation collective et, surtout, d’élaborer des politiques plus précises d’accompagnement des acteurs sociaux

Et si l’on poursuit l’interrogation : sur ces 40 000 accords signés en 2019, combien de textes sont novateurs, appropriés à des situations singulières d’entreprise, et combien d’entre eux sont de simples reprises de dispositions anciennes, juste actualisées ? Ces textes se singularisent-ils des uns des autres, ou sont-ils tous, peu ou prou, issus de la même matrice, trahissant ainsi la « main invisible » des juristes ou des consultants conseillant les directions d’entreprise ? Ou encore : comment, quand on est citoyen éclairé ou universitaire, se débrouiller efficacement avec la base de données Légifrance (voir ici), qui centralise tous les accords d’entreprise signés en France depuis septembre 2017 mais qui a été dotée de critères de recherche assez frustres ? Exemple : le seul critère proposé étant le thème de l’accord, s’enquérir des accords collectifs portant sur le droit à la déconnexion et les outils numériques vous met immédiatement à la tête d’un capital de pas moins de 2704 textes conventionnels, dont celui numéroté n° 1 dans cette liste est ainsi titré : Accord relatif aux négociations salariales annuelles – Setforge Extrusion, 2 juillet 2020, et le dernier de cette même liste, le n° 2704, atteint 135 pages plus tard, à raison d’un clic tous les 20 accords, s’intitule  : Accord sur les forfaits jours pour les salariés cadres – Groupe Keesmel, 5 septembre 2017

Il y a, on s’en doute, urgence à redéfinir les modalités et les finalités de la production statistique à propos de la négociation collective en France. Le bilan annuel de la négociation collective 2018, produit par la DGT, la direction générale du travail, compte, dans son édition de 2019, pas moins de 519 pages. Outil précieux pour les chercheurs et les chargés de mission dans diverses institutions, il n’est guère attractif pour les hommes et les femmes dont l’action est pourtant derrière ces chiffres annuels, ni accessible au grand public. Un soin attentif devrait être porté en 2021 à une édition de moindre format (128 pages ?), et rédigé à l’adresse de publics soucieux d’avoir un retour, chiffré et analytique, sur leurs pratiques.

Si ce qui se mesure peut s’améliorer, mesurer sans une politique qui donne sens à cette mesure n’en a guère.

1 Comment

  1. Excellent article qui dit tout haut ce que bon nombre de DRH et de cabinets de conseil disent tout bas, ou tentent de le dire à voix haute, sans être entendus.
    Je dirai même plus jouissif quand il s’agit d’expliquer les méandres statistiques et les résultats des moteurs de recherches qui sonnent le glas d’un abondon du chercheur en dialogue social !
    Mais restons positifs et travaillons autrement ensemble entreprises et cabinets spécialisés à apprendre à négocier en mode problème et plus en mode subi et dont on se détourne.
    Merci Christian de nous ouvrir la voie et la voix 🙏

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