Au début des années 2000, pendant près de dix mois, quarante auditeurs, syndicalistes et dirigeants d’entreprise, mènent, avec l’aide de l’Institut National du Travail, une expertise collective pour produire un diagnostic partagé sur l’état des relations sociales en Martinique. À son issue, six objectifs sont définis : diffuser des analyses et des propositions d’action auprès des élus, des administrations et des partenaires sociaux ; mettre en place un outil de veille économique et sociale ; organiser un Carrefour social annuel et des formations en relations de travail ; mettre en place une liste de médiateurs ; rédiger une charte engageant les organisations syndicales et patronales.
Pour atteindre ces objectifs, plusieurs structures sont envisagées : mise en place d’une Commission de suivi du dialogue social ; création d’un Institut du travail de Martinique ; implantation d’une ARACT, agence régionale pour l’amélioration des conditions de travail, inscrite dans le réseau de l’ANACT.
La mise en œuvre de ce programme est confiée à l’ADSM, l’Association pour la Promotion et la Modernisation du Dialogue Social en Martinique, créée en novembre 2000. L’ARACT Martinique est créée dès 2001 par sept organisations syndicales de salariés (CDMT, CFE-CGC, CFTC, CGT-FO, CGTM, CGTM-FSM, CSTM) et trois organisations d’employeurs (CGPME, FDSEA, MEDEF). En 2008, la CFDT rejoint les organisations syndicales fondatrices. (L’ARACT Martinique sera refondée en 2019, avec une nouvelle équipe et un nouveau directeur, Eric Nouvel. Ses missions restent les mêmes : apporter une expertise aux entreprises ; expérimenter, capitaliser et transférer au plus grand nombre des méthodes de changement concerté, pour améliorer les conditions de travail des salariés et l’efficience des entreprises.)
Survient la grève de 2009. Plusieurs semaines après la Guadeloupe, la Martinique entre en grève » le 5 février « contre la vie chère. Ce jour-là, plus de 200 000 manifestants défilent dans les rues de Fort-de-France ; « Matinik lévé » scandent-ils. Le mouvement paralyse toute l’île, jusqu’au 14 mars 2009, jour de signature du protocole de fin de conflit.
Dans la foulée, le 3 avril 2009 est signé l’accord interprofessionnel Droit syndical, dialogue social et conditions de travail. Il prévoit la création d’indicateurs sur le travail et ses conditions d’exercice (article 3), la relance des négociations de branche, la mise en place de représentants pour les salariés dans les TPE (article 4), la reconnaissance du fait syndical martiniquais (article 5), la création d’une Commission paritaire de suivi (article 6).
Le projet de création d’un institut, discuté dans la session INT de 2000, est réaffirmé. L’IFRTM, Institut de formation et de recherche sur le travail en Martinique, est créé en juin 2010 par onze organisations syndicales de salariés (CDMT, CFDT, CFTC, CFE-CGC, CGTM, CGTM-FSM, CSTM, UD-FO, SMBEF, UGTM et UNSA) et trois organisations patronales interprofessionnelles (CPME, MEDEF, UNSA – rejointes par la FDSEA fin 2010). L’IFRTM se donne alors quatre objectifs : développer les savoirs des acteurs sociaux dans le champ économique et social ; mieux maîtriser le cadre juridique des relations de travail ; améliorer l’efficacité et la diffusion de la négociation collective ; améliorer l’efficacité des structures paritaires. Voilà pour l’histoire institutionnelle.
En juin 2011, Eric Nouvel me rend visite à l’INSA de Lyon. Il a entendu parler de ce que je faisais en Nouvelle-Calédonie et souhaite développer, dans le cadre de cet IFRTM, de semblables modules. Le premier stage débute en mai 2012 ; il regroupe une vingtaine de participants, élus du personnel, des RRH et deux directeurs de petites entreprises. Pendant quatre années, deux fois par an, je suis à Fort-de France et anime deux semaines de stages. Près de 400 personnes seront ainsi formées aux techniques de négociation collective raisonnée.
Des difficultés administratives et des retards de versement de subventions fragilise la structure. L’IFRTM devient en 2015 l’ITT, Institut territorial du Travail, et est rattaché à l’ARACT Martinique. Celle-ci rencontre à son tour des difficultés financières. Le CA de l’ARACT, présidé par le MEDEF local, et son directeur, Patrice Lemus, décident de supprimer différents programmes, qu’ils jugent non prioritaires… dont les modules de formation à la négociation collective. Au même moment – printemps 2016 –, en métropole, la loi Travail est votée ; elle promeut le dispositif… des « formations communes » à la négociation collective !
Je termine ce billet par deux souvenirs (heureux) de ces nombreuses semaines passées en Martinique ; ils illustrent l’empowerment que peuvent générer ces formations communes à la négociation collective ; et tous les formateurs qui ont animé des sessions communes, je pense, partagent ce sentiment…
Nous sommes d’abord en mars 2014, à l’habitation Belmont ; c’est le premier jour du stage. Ludovine, déléguée CGTM, et Didier, directeur d’une agence de téléphonie, administrateur au Medef, ne cessent de s’accrocher, chacun caricaturant l’autre. Le deuxième jour, je fais en sorte qu’ils travaillent ensemble, pour des exercices et des jeux de simulation de négociation collective (le cas Socfer, voir en page Ressources). Mais les rôles sont inversés : Ludovine se montre alors intraitable et use contre lui les propos de Didier, la veille – qui fait de même ; le pugilat semble se poursuivre mais je m’aperçois qu’il n’est bientôt plus qu’un jeu, qui les amuse tous deux plus qu’il ne les divise, et que chacun a progressé dans sa compréhension de l’autre. Le troisième jour, Ludovine et Didier sont devenus compères et sont désormais capables de s’écouter et se comprendre…
Second souvenir : nous sommes en mai 2016. Une quinzaine de participants compose ce « module II », dit « d’approfondissement ». Mon objectif, comme tenté à Nouméa et sur le modèle des binômes de l‘association des médiateurs de Martinique (un employeur et un syndicaliste interviennent en médiation des conflits au travail, ou du travail), est de créer un petit groupe de formateurs qui animeraient, par paire, partout où cela est possible, des modules de sensibilisation aux techniques de négociation raisonnée et de résolution de problèmes. Ce module se termine et j’organise, à chaud, un tour de table rapide d’évaluation. Un des syndicalistes présents, Jean-Baptiste, qui s’est beaucoup investi dans les exercices et lors des débats, prend la parole. Sa voix est presque solennelle ; il indique qui il est – « un simple délégué du personnel », dit-il, tout juste désigné délégué syndical par son organisation ; qu’il n’a pas de diplômes ; qu’il n’avait pas jusqu’alors l’habitude de prendre la parole en public et que là, dans cette salle, et par deux fois, lors du module I et dans ce module II, il a pu discuter d’égal à égal avec G*, directeur d’entreprise, un « métro » qui, jusqu’alors, l’impressionnait ; qu’il a pu argumenter dans les débats collectifs et qu’il a pu faire valoir son point de vue ; qu’il a appris de nouveaux mots et que de nouveaux horizons s’ouvrent à lui. Puis il remercie chacun de ses collègues, et se tait. Un long silence s’ensuit, puis une salve d’applaudissements…