En réponse à des demandes de lecteur/rices et à l’appel lancé par de nombreuses institutions universitaires, OpenEdition a contacté les éditeur/rices de revues et de livres pour leur demander l’autorisation d’ouvrir ou d’élargir les accès à leurs contenus durant la période de confinement liée à la pandémie du Covid-19. Les PUR, Presses universitaires de Rennes, ont ainsi mis en accès libre la totalité des sept études composant mon ouvrage paru en 2010, Qu’est-ce que négocier ? Sociologie du compromis et de l’action réciproque. Ci-dessous les premières lignes de trois de ces études, Qu’est-ce que négocier ?, De l’impureté. Les figures (controversées) du compromis et “Nous sommes ingouvernables”. À propos de la transgression négociée des règles.
« Négociation » : la notion est équivoque et polysémique ; dans son usage profane, elle semble désigner une réalité simple. Or, cette activité sociale n’est pas d’une seule espèce ; ce que désigne le terme de négociation est fort large ; l’usage du mot s’est banalisé, quittant les rives du commerce (negotium, négoce), de la diplomatie et des relations sociales, domaines qu’il illustrait à merveille ; le mot avait en effet ses figures – le marchand, l’ambassadeur, le syndicaliste –, un vocabulaire propre, des usages précis. Aujourd’hui, ce terme a envahi le discours social ; il sature les journaux et les textes littéraires ou académiques ; il s’écrit pour qualifier des situations ou des comportements fort hétérogènes : les individus, dit-on, « négocient » leurs carrières professionnelles (ou « leur avenir », « leurs sensations », « leurs désillusions », « leur liberté », voire « leur mort ») ; leurs véhicules « négocient » des pentes ou des virages2 ; et les rues où ils circulent seraient « des espaces de négociation »3. Cette « négociation » n’est donc plus le privilège de quelques-uns, diplomates chevronnés, habiles à l’art de convaincre, ni le seul métier de quelques autres, rompus aux techniques d’achat et de vente ; il est devenu le travail de tous, pour réguler les interactions. C’est ce que nous nommons : la laïcisation de la négociation, son inscription dans l’ordinaire.
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« Je suis un peintre compromis, m’expliqua-t-il, fondamentalement compromis. » Michel Tournier met ce mot dans la bouche d’Urs Kraus, peintre allemand, dans son roman Les Météores (1975). Urs s’adresse ainsi à Paul, parti à la recherche de son jumeau, « son frère-pareil ». Il poursuit :
« C’est toute ma force et ma faiblesse […]. Quand j’étais dessinateur industriel, l’espace était pour moi une donnée purement négative. C’était la distance, c’est-à-dire la façon qu’avaient les choses de n’être pas en contact les unes avec les autres. Sur ce vide, les axes des coordonnées jetaient des passerelles filiformes. Tout a changé avec le Zen. L’espace est devenu une substance pleine, épaisse, riche de qualités et d’attributs. Et les choses, des îlots découpés dans cette substance, faits de cette substance, mobiles certes, mais à condition que toutes les relations de leur substance avec la substance extérieure accompagnent et enregistrent le mouvement […]. Je suis moi-même fait de cette substance, et mon enveloppe est, elle aussi, perméable à cent pour cent. C’est pourquoi chacune de mes toiles me compromet sans la moindre réserve. »
On voit ici à quelles conditions le compromis peut quitter les rivages de la négativité, en poussant à son terme la métaphore de « l’entre-deux ». Il est alors moins ce qui est « entre » (entre deux postures inconciliables, comme entre deux points d’un espace) que ce qui relie les choses entre elles, qui les dépouille de leur singularité et les fait entrer dans une nouvelle totalité. Le compromis est ce trait, plein, qui fait se rejoindre des points, éloignés ; il n’est pas un vide, mais une relation ; les individus sont ainsi compromis, c’est-à-dire engagés et impliqués dans ces relations. C’est pourquoi le compromis, comme agencement astucieux de contraires et d’incompatibilités, possède une grande force sociale : en dressant un pont entre des positions divergentes, en rendant partiellement homogènes des ensembles composés d’éléments hétérogènes, il permet un nouveau cours des actions sociales. Il y a donc lieu, pour reprendre le titre d’un ouvrage récent, de procéder à un Éloge du compromis1. Il est la marque d’une société démocratique qui, se produisant elle-même (pour parler comme Alain Touraine), produit ses différences et, nécessairement, se doit de les gérer, méthodiquement ; et par un mécanisme original : la réduction des prétentions de chacun, pour que tous obtiennent une part de ce qu’ils désirent ; et l’engagement de tous à respecter, dans un avenir qui leur est commun, ce que chacun a décidé de concéder à l’autre (sa promesse, donc). D’où la noblesse du compromis – et son efficacité.
Mais telle n’est pas, d’emblée, la vision usuelle. La connotation sociale du compromis est autre : il est dénigré, jugé mesquin, vilipendé. Le dictionnaire Grand Robert (1985), exemplifie ainsi le terme (après l’avoir défini comme un « arrangement dans lequel on se fait des concessions mutuelles ») : « compromis branlant, chancelant, imparfait (Cote mal taillée) ». Et comme première citation d’auteur : « Qui part d’une équivoque ne peut aboutir qu’à un compromis. » Bref, une péjoration – et une formulation sémantique énoncée négativement : le compromis est ce qui ne se fait pas (« ne pas faire de compromis », « aucun compromis »). Pour quelles raisons ?
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La pièce se nomme Port-Royal, écrite par de Henri de Montherlant. La scène s’ouvre au monastère de Port-Royal du Saint-Sacrement, faubourg St-Jacques, Paris, août 1664. Les sœurs sont invitées à signer un formulaire, indiquant leur soumission au Saint-Siège et leur renoncement aux idées jansénistes. Sœur Françoise ne signera pas, « pour ne pas être du côté des puissants », « à qui nous ne devons céder ». Mère Agnès, l’abbesse, pressée par l’archevêque (« Ne disputez pas. Obéissez »), répond : « Nous refusons de signer. » Les archers dispersent la communauté monastique dans divers couvents parisiens. Sœur Flavie, qui a dénoncé les sœurs, justifie ainsi son geste à Sœur Angélique, la sous-prieure : « Je suis avec mes supérieurs […]. Je suis entre les mains de mes supérieurs : ils me manient comme un cadavre. » Sœur Angélique réprouve son geste, car c’est, dit-elle, « obéir aux grands, pour commander aux petits ». Et refuse de céder.
Un siècle plus tard : une autre communauté monastique, celle du Carmel. Nous sommes en octobre 1789, les vœux monastiques sont suspendus. Ce qui interdit aux sœurs Blanche et Constance de prendre le voile. Dans ce Dialogue des Carmélites (1949), Georges Bernanos met en scène le refus des nonnes, suite à la suggestion de Marie de l’Incarnation et contre l’avis de la nouvelle prieure, de se plier au décret. Quand meurt la prieure, la petite communauté désigne Sœur Marie-St Augustin, plutôt portée au compromis. Sœur Marie de l’Incarnation, elle, propose à ses consœurs de faire le vœu du martyre, pour mériter le maintien du Carmel (« Que pourrions-nous désirer de mieux que de mourir ? »). Tel n’est pas l’avis de la prieure : « Pour que la France ait encore des prêtres, les filles du Carmel n’ont pas à donner leur vie. » Mais la tentation du martyre est forte ; et les arguments, pragmatiques et politiques, de Sœur Marie-St Augustin (« Ce n’est pas la Règle qui nous garde, c’est nous qui gardons la Règle » et « notre vocation n’est pas de nous exposer à l’injustice, mais d’en payer la rançon »), n’y pourront rien : les Carmélites meurent sur l’échafaud.
Entre « un soi qui se pose et une règle qui s’impose » – pour reprendre l’expression de Paul Ricœur (2001, p. 24) – la tension est donc vive ; ce sont là deux aspects d’un même homme capable : « Le côté agissant et le côté souffrant de l’obligation morale elle-même. » Ricœur instruit ce couple – activité/passivité, ou autonomie/vulnérabilité – sous l’angle de l’imputabilité des actions (« Il fallait reprendre les choses de plus haut et replacer l’imputabilité sur l’arrière-plan des autres modalités de pouvoir et de non-pouvoir constitutives de l’agir et du pâtir considérées dans toute leur ampleur », p. 25). Au « je peux parler, je peux agir, je peux raconter », qu’il instruit dans Soi-même comme un autre, il ajoute une quatrième dimension à cette phénoménologie du « je peux » : « Je peux me tenir pour l’auteur véritable des actes portés sur mon compte. » Ce qui lui permet de conjoindre le soi et la règle de manière originale : au niveau moral de l’action, dans son rapport à l’autorité, dans sa dimension politique. S’ouvrent alors de nouveaux horizons, dont nous poursuivons ici l’exploration : la protestation de singularité et d’autonomie (prendre le voile, ne pas céder aux puissants, mourir, libre, pour Dieu, etc.), l’élévation du je face au moi social, la mise à distance de la pression et de la conformité sociale, l’exposition volontaire aux fustigations.
L’hypothèse instruite dans cette étude se résume ainsi : au-delà du régime de négociation, caractérisé par un travail d’universalisation et de complexification, une dépersonnalisation du problème et une forme typique de procéduralisation, lui-même distinct du régime de composition, forme relationnelle primaire, quand des soi règlent, avec d’autre soi, des cours d’action commun (commentés dans notre deuxième étude), n’existe-t-il pas un autre régime de négociation, où les dimensions des régimes précédents sont exacerbées, portées à l’incandescence – où les individus cherchent moins à s’ajuster (composition), à définir des règles (négociation), qu’à les aménager et les transgresser ? Oui. Nous le nommons : régime de transgression.
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