(III) Qu’est-ce qu’un accord collectif ? Les trois registres de l’accord collectif au début du vingtième siècle

(Je reproduis ci-dessous, pour nourrir la réflexion sur ce qu’est un accord collectif et comment faire évoluer sa définition et son heuristique, un large extrait de l’article de Claude Didry, « La production juridique de la convention collective. La loi du 4 mars 1919 » publié en 2001 dans les Annales. Histoire, Sciences Sociales, volume 56, p. 1253-1282. Claude Didry y explore les ressorts du travail juridique qui conduisit à l’élaboration de la catégorie légale de convention collective en France. Il présente et commente  trois registres d’argumentation se confrontant au cours des premières décennies du vingtième siècle. Pour lire l’intégralité de l’article, cliquer ici).

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« Au vu de la jurisprudence de la Cour de cassation et de la faiblesse du nombre des syndicats et de syndiqués (moins de 8 % des travailleurs masculins selon l’Office du travail entre 1899 et 1904), il paraît difficile, au début du XXe siècle, de concevoir les accords collectifs dans le prolongement de l’institution juridique du syndicat professionnel. De plus, dans le monde des juristes, l’attachement à l’expression de la volonté individuelle conduit à suspecter toute forme de détermination collective des conditions du travail, au motif qu’elle soustrairait les contrats individuels de travail à la volonté des parties.

Au-delà de l’individualisme fondamental du monde du droit, et parallèlement aux conventions syndicales ou aux contrats collectifs liant des syndicats, se développe une forme alternative de fixation des conditions de travail, avec la procédure de conciliation et d’arbitrage destinée à trouver une issue aux grèves. Se pose alors le problème de la valeur juridique des procès-verbaux de conciliation ou d’arbitrage, lorsque arrive le moment d’évaluer leur mise en œuvre pour les travailleurs, notamment dans le cadre d’actions en justice. Des institutions, tels les conseils du travail ou les commissions mixtes prévues dans le prolongement de la conciliation ou de l’arbitrage, conduisent à envisager un modèle différent, bien qu’à certains égards complémentaire, du modèle syndical : le « groupement professionnel ».

À partir de 1915, la nécessité d’organiser une économie de guerre pour faire face à un conflit d’une intensité et d’une durée inédites pousse les dirigeants politiques à explorer une troisième forme de détermination des conditions du travail, par une réglementation dont l’application est confiée aux inspecteurs du travail mobilisés dans le corps des contrôleurs de la main-d’œuvre du sous-secrétariat d’État à l’Armement, sous la tutelle d’Albert Thomas. En 1919, les accords collectifs sont finalement susceptibles d’être appréhendés au travers de trois grands modèles issus des expériences de la guerre et de l’avant-guerre : le modèle syndical, avec les limites qui s’y rattachent ; celui du groupement professionnel, fondé sur la représentation élective au sein de procédures de conciliation et d’arbitrage ; et celui de la réglementation contrôlée par un corps d’inspecteurs. Ainsi, trois registres d’argumentation se confrontent au cours des premières décennies du siècle, là où se trouve posée la question de la nature juridique des accords collectifs encadrant les conditions de travail.

Le modèle du groupement professionnel

Pour comprendre la portée des groupements professionnels, il faut revenir sur la détermination collective des conditions de travail en l’absence de syndicat. Puisque l’organisation d’un syndicat préalablement à la conclusion d’un accord collectif est difficilement envisageable, la grève est pour le législateur républicain l’occasion d’une action réformatrice. Après l’abolition du délit de coalition en 1864, la grève s’inscrit dans le prolongement du contrôle informel des conditions du travail identifié par Alain Cottereau dans le cas des fabriques territorialisées. Elle ne se limite pas alors à une pression purement économique sur les employeurs : elle prend une dimension politique à travers le rituel des cortèges où le drapeau rouge côtoie le drapeau tricolore. Michelle Perrot souligne l’attachement des ouvriers grévistes à la République naissante et leur attente d’actions de conciliation et d’arbitrage de la part des hommes politiques. Au cours des années 1880 et 1890, ces interventions se multiplièrent et furent parfois le point de départ de carrières politiques. En 1891, dans le cadre de la négociation de la première convention, dite d’Arras, la Chambre des députés fut saisie par les mineurs et leurs élus pour participer à l’arbitrage. Il aboutit à ce que l’on présente souvent comme la première convention collective en France, qui n’est à l’origine qu’un procès-verbal d’arbitrage.

L’intervention de fonctionnaires (le juge de paix) ou d’hommes politiques dans l’organisation d’une commission de conciliation vise à établir les conditions d’un débat public sur le litige. Pour ce faire, le juge de paix se voit confier, par la loi du 27 décembre 1892 sur la conciliation et l’arbitrage, le pouvoir d’inviter les parties en conflit à débattre des conditions de la reprise du travail dans le cadre d’une « commission de conciliation ». La publicité des débats de ces commissions est assurée par voie d’affichage et par la publication annuelle — in extenso — de tous les procès-verbaux de conciliation et d’arbitrage par l’Office du travail. Le fonctionnement de cette institution est significatif, puisque le nombre annuel de ces procès-verbaux recensés oscille entre cent et deux cents par an.

Dans le prolongement de l’expérience accumulée autour de la procédure de conciliation et d’arbitrage, le ministre du Commerce, Alexandre Millerand, institua en 1899, par décret, une procédure de détermination des conditions du travail qui devaient être inscrites dans les cahiers des charges soumis aux entrepreneurs dans le cadre des adjudications de chantiers publics. Les décrets d’août 1899 prévoyaient que les conditions du travail seraient d’abord déterminées à partir des « conventions collectives » conclues par des syndicats professionnels. En l’absence de tels accords, les services compétents de la préfecture devaient mettre en place une commission composée de représentants de l’administration, des ouvriers et des patrons pour déterminer les conditions en usage dans la profession et la région, que devaient suivre les entrepreneurs adjudicataires. Cette procédure conduisait alors à l’élaboration de « bordereaux de salaires » précisant les conditions du travail dans les entreprises travaillant pour l’État.

Au-delà de cette forme de détermination collective des conditions du travail, Millerand proposa en 1900, conjointement avec le président du Conseil, Waldeck-Rousseau, un projet de loi sur les conseils du travail. Le dispositif proposait d’instaurer un ensemble de conseils élus par les salariés et les employeurs à différents niveaux : local, départemental et national, avec la reprise de l’institution existante du Conseil supérieur du travail comme ultime instance de recours en matière de différends du travail. Ce projet suscita une certaine inquiétude parmi les députés, dans la mesure où il prévoyait une procédure de vote de la grève par référendum, ce qui indisposait les élus de la droite et du centre qui y voyaient une forme de « grève obligatoire ». Les conseils du travail demeuraient cependant, au début du XXe siècle, la référence implicite de nombreuses lois sociales et d’actions ouvrières encouragées par les socialistes. La grève comme la conciliation et l’arbitrage conduisirent ainsi à proposer un dispositif de règlement des litiges, destiné à surmonter l’absence, relativement fréquente, d’organisations syndicales. Cette pratique et les développements réglementaires et légaux qu’elle suscita fournissent un point d’ancrage à l’élaboration, dans le domaine de la philosophie sociale, du modèle du « groupement professionnel ».

La notion de groupement professionnel est à rechercher, au tournant du XXe siècle, dans la sociologie durkheimienne. Elle y apparaît comme le fondement de la réforme sociale, telle qu’elle se dégage de sa thèse : De la division du travail social. Le « groupement professionnel » se distingue du syndicat par son ancrage économique, en ce sens qu’il ne préexiste pas à l’activité économique mais en est au contraire une émanation fondée sur la conscience que les acteurs prennent progressivement de la finalité commune de leur activité. La participation des individus au groupement professionnel repose sur le dispositif essentiel de la démocratie, le vote. Cet attachement à un processus démocratique correspond au mandat confié par les ouvriers (fréquemment dans le cadre de comités de grève ou d’assemblées générales) aux représentants chargés de négocier un accord collectif.

Pour Durkheim, le processus de division du travail qui se dégage de l’évolution des sociétés ne remet pas en cause la solidarité sociale, en dehors de formes pathologiques particulières. La division du travail est au contraire à la source d’une forme nouvelle de solidarité, la « solidarité organique », fondée sur l’interdépendance d’individus spécialisés et coopérant à la satisfaction des besoins sociaux. Certaines institutions constituent des outils importants pour conduire les membres des sociétés modernes à découvrir la dimension collective inhérente au travail et à prolonger volontairement le mouvement de spécialisation des personnes, et de division du travail, à l’œuvre dans leur société. Reprenant cette analyse dans un cadre militant au sein de la mouvance socialiste, Marcel Mauss voit dans le syndicat un tel outil, au même titre que les coopératives de consommation : le syndicat favorise la prise de conscience des travailleurs de leur appartenance à un groupe professionnel; cependant, ils ne coïncident pas ni ne se réduisent l’un à l’autre. Aux yeux de Durkheim lui-même, le groupement professionnel ne se limite pas non plus à la production d’une réglementation préalable des conditions du travail ; dans ses analyses, il apparaît davantage comme un milieu social de référence pour le règlement des conflits du travail. Mais le groupement professionnel se dégage de la réalité économique à travers la dimension collective que portent en eux les contrats de travail. Ainsi dans l’optique sociologique du juriste Emmanuel Lévy où la référence aux usages dans l’activité des conseils de prud’hommes, par exemple, témoigne de la recherche du milieu social de référence pour évaluer la portée d’un contrat. Le groupement professionnel n’est pas, pour lui, une réalité sociale qui puisse être identifiée a priori et d’une manière claire. Il se dégage d’une enquête des parties et du juge sur les activités économiques en litige.

La réactivation du modèle syndical

En dépit des difficultés que rencontrait le développement de l’action syndicale, le syndicalisme représentait toujours pour certains théoriciens, au début du XXe siècle, une forme d’organisation sociale alternative à celle du salariat, conçu comme le rapport individuel entre l’ouvrier et le patron. La défense du syndicalisme trouva un avocat de poids en la personne du chef de cabinet de Waldeck-Rousseau, alors président du Conseil, Joseph Paul-Boncour, qui publie sa thèse en 1900 sous le titre : Le fédéralisme économique. Pour lui, le modèle anglo-saxon est la référence essentielle. Le closed shop pratiqué par les Trade Unions a permis de consolider « le rôle du syndicat qui est d’assurer le marché collectif du travail ». La capacité des Trade Unions à mettre à l’écart les travailleurs ou les employeurs qui refuseraient les conditions de travail négociées collectivement ne correspond pas, selon l’auteur, à l’expression d’un monopole. Elle tient à l’affirmation de la « souveraineté  » de ces organisations collectives sur les individus, patrons et ouvriers. Les Trade Unions anglais se trouvent ainsi en situation d’imposer des conditions de travail plus favorables aux ouvriers, à travers les contrats collectifs conclus avec les employeurs. Le résultat en fut, au cours du XIXe siècle, une élévation du niveau de vie de la classe ouvrière anglaise.

En France, le développement du syndicalisme aurait été entravé par le caractère volontaire de l’adhésion syndicale, ainsi que par le pluralisme reconnu par la loi de 1884. Pour renforcer le syndicalisme et rendre ainsi possible la conclusion de contrats collectifs, Paul-Boncour propose une réforme de la législation visant à faire reconnaître le caractère obligatoire de l’adhésion syndicale. Il retrouve ainsi les conclusions de juristes catholiques, tel Raoul Jay, qui voient dans le syndicalisme obligatoire une manière de réaliser la restauration des corporations que Léon XIII appelait de ses vœux dans l’encyclique Rerum Novarum en 1891.

La défense du syndicat comme organe de représentation des travailleurs dans la négociation collective trouve un écho dans les commentaires des juristes sur le droit d’ester en justice des syndicats professionnels. Il s’agit ici de dégager de la jurisprudence, en dépit de l’arrêt Chauffailles de 1893, l’existence d’un intérêt du syndicat à défendre l’exécution des contrats collectifs. La figure juridique mobilisée par des juristes tels que Marcel Planiol pour justifier l’existence d’un tel intérêt est la stipulation pour autrui, empruntée au domaine de l’assurance-vie, qui établit que, dans un contrat collectif, le syndicat s’engage en faveur de tiers, les ouvriers : le contrat ouvre un double droit d’ester en justice, pour les ouvriers directement atteints par sa violation, et pour le syndicat qui en est l’une des parties.

Ce registre d’argumentation, construit autour de l’institution du syndicat professionnel, est l’objet de diverses critiques : la première, individualiste, liée à la logique même du Code civil ; la deuxième qui porte sur le risque de « tyrannie syndicale » résultant de la tendance du syndicat à se substituer, dans la négociation comme dans l’exécution du contrat collectif, aux individus dont les contrats de travail contreviennent aux stipulations du contrat collectif. Le modèle syndical est également soumis à la critique des tenants du « groupement professionnel ». Ainsi, en dépit de la place que Joseph Paul-Boncour fait à la thèse de Durkheim, et de l’usage fréquent de l’expression de « groupement professionnel » pour désigner les syndicats, Le fédéralisme économique fait l’objet d’une recension sans concession dans L’Année sociologique en 1901, par François Simiand et Maurice Halbwachs. Pour eux, l’ouvrage pèche d’abord par le style. Ils évoquent « une langue grandiloquente et métaphorique qui, parlée, peut déjà déplaire, mais qui, écrite, détonne et choque absolument dans un livre à prétention scientifique » ; « un certain fétichisme pour les concepts vides et le verbalisme doctoral d’un jurisme insuffisant, quoique traditionnel  ». Le point central de leur critique porte sur la méthode de l’auteur, dans laquelle Simiand et Halbwachs relèvent « un enchevêtrement entre le domaine de la recherche positive et celui du précepte pratique, une confusion entre le point de vue du sociologue qui considère les positions du droit comme des faits sociaux, et celui du juriste consultant, du magistrat, de l’avocat qui étudient texte et jurisprudence pour les besoins des causes et des affaires  ». Dans l’ouvrage de Paul-Boncour, la réforme destinée à assurer la souveraineté syndicale est justifiée par le souci de rapprocher la France du modèle anglo-saxon sans autre considération que celle, négative, de la réalité sociale française. Il en résulte une position normative qui s’écarte d’une démarche sociologique, d’abord soucieuse de rendre compte des faits. À l’inverse, la démarche durkheimienne fait de la réforme des groupements professionnels un point d’aboutissement, à partir d’une tendance préalablement établie par l’analyse sociologique de la dynamique de la division du travail.

La réglementation administrative des conditions du travail

La mise en chantier d’un texte législatif sur la convention collective dans le cadre plus général d’un projet de loi sur le contrat de travail n’a pas rencontré, dans un premier temps, au début du XXe siècle, l’enthousiasme des parties. C’est la méfiance qui prima au congrès de la CGT à Amiens en 1906. L’enquête sur le contrat de travail, organisée par la commission du travail à la Chambre des députés en 1906-1907 auprès du milieu patronal des chambres de commerce, suscita une levée de boucliers des patrons qui redoutaient une offensive réglementaire. La Chambre adopta cependant en 1913, à partir d’un projet déposé en 1910 par le ministre du Travail, René Viviani, un texte qui demeura en souffrance au Sénat jusqu’à la fin de 1918.

L’intérêt nouveau pour la convention collective au lendemain de la Première Guerre mondiale tient sans doute à l’expérience de l’économie de guerre organisée, en grande partie, à l’initiative d’Albert Thomas. La durée du conflit et les besoins croissants de l’armée ont en effet conduit à une extension sans précédent des commandes de l’État. Sous l’impulsion d’Albert Thomas, les décrets Millerand de 1899 ont été le point de départ d’une réglementation des conditions du travail, réalisée en grande partie et dans un premier temps par les inspecteurs du travail mobilisés au sein du sous-secrétariat d’État à l’Armement. La guerre a donc conduit à une innovation majeure dans le domaine de l’action publique.

Le pouvoir réglementaire fit ensuite place à des commissions mixtes dont le but était la conciliation et l’arbitrage au sein desquelles siégeaient des responsables syndicaux. Ainsi, des syndicalistes aussi soucieux des prérogatives syndicales que Léon Jouhaud ou Alphonse Merrheim prirent part aux délibérations de la Commission mixte de la Seine. Ses activités se prolongèrent jusqu’à la fin de la guerre et aboutirent à l’élaboration d’un projet de loi sur la convention collective inspiré par cette expérience réglementaire, que son président, le sénateur Paul Strauss, présenta au Sénat en tant que rapporteur.

Le projet de Paul Strauss passe sous silence le texte adopté par la Chambre des députés en 1913 et introduit une innovation radicale : l’extension, par arrêtés préfectoraux, des conventions négociées par des syndicats représentatifs à l’ensemble des personnes du secteur visé par l’accord. Partant du modèle syndical, et tenant compte du principe de la liberté du travail qui interdit d’envisager l’affiliation obligatoire à un syndicat, comme dans les pays anglo-saxons, un modèle de réglementation administrative des conditions de travail prend ainsi forme. Il s’appuie notamment sur la loi de 1915, qui établissait un salaire minimum seulement pour les femmes à domicile, déjà mis en place dans la couture parisienne et qui perdura au-delà du premier conflit mondial. L’avenir de ce modèle fut considérable, puisqu’il servit de référence aux grévistes du Front populaire et fut la matrice de la loi de 1950 sur les conventions collectives. » (Claude Didry)

Qu’est-ce que négocier ?

En réponse à des demandes de lecteur/rices et à l’appel lancé par de nombreuses institutions universitaires, OpenEdition a contacté les éditeur/rices de revues et de livres pour leur demander l’autorisation d’ouvrir ou d’élargir les accès à leurs contenus durant la période de confinement liée à la pandémie du Covid-19. Les PUR, Presses universitaires de Rennes, ont ainsi mis en accès libre la totalité des sept études composant mon ouvrage paru en 2010, Qu’est-ce que négocier ? Sociologie du compromis et de l’action réciproque. Ci-dessous les premières lignes de trois de ces études, Qu’est-ce que négocier ?, De l’impureté. Les figures (controversées) du compromis et “Nous sommes ingouvernables”. À propos de la transgression négociée des règles.  

« Négociation » : la notion est équivoque et polysémique ; dans son usage profane, elle semble désigner une réalité simple. Or, cette activité sociale n’est pas d’une seule espèce ; ce que désigne le terme de négociation est fort large ; l’usage du mot s’est banalisé, quittant les rives du commerce (negotium, négoce), de la diplomatie et des relations sociales, domaines qu’il illustrait à merveille ; le mot avait en effet ses figures – le marchand, l’ambassadeur, le syndicaliste –, un vocabulaire propre, des usages précis. Aujourd’hui, ce terme a envahi le discours social ; il sature les journaux et les textes littéraires ou académiques ; il s’écrit pour qualifier des situations ou des comportements fort hétérogènes : les individus, dit-on, « négocient » leurs carrières professionnelles (ou « leur avenir », « leurs sensations », « leurs désillusions », « leur liberté », voire « leur mort ») ; leurs véhicules « négocient » des pentes ou des virages2 ; et les rues où ils circulent seraient « des espaces de négociation »3. Cette « négociation » n’est donc plus le privilège de quelques-uns, diplomates chevronnés, habiles à l’art de convaincre, ni le seul métier de quelques autres, rompus aux techniques d’achat et de vente ; il est devenu le travail de tous, pour réguler les interactions. C’est ce que nous nommons : la laïcisation de la négociation, son inscription dans l’ordinaire.

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« Je suis un peintre compromis, m’expliqua-t-il, fondamentalement compromis. » Michel Tournier met ce mot dans la bouche d’Urs Kraus, peintre allemand, dans son roman Les Météores (1975). Urs s’adresse ainsi à Paul, parti à la recherche de son jumeau, « son frère-pareil ». Il poursuit :

« C’est toute ma force et ma faiblesse […]. Quand j’étais dessinateur industriel, l’espace était pour moi une donnée purement négative. C’était la distance, c’est-à-dire la façon qu’avaient les choses de n’être pas en contact les unes avec les autres. Sur ce vide, les axes des coordonnées jetaient des passerelles filiformes. Tout a changé avec le Zen. L’espace est devenu une substance pleine, épaisse, riche de qualités et d’attributs. Et les choses, des îlots découpés dans cette substance, faits de cette substance, mobiles certes, mais à condition que toutes les relations de leur substance avec la substance extérieure accompagnent et enregistrent le mouvement […]. Je suis moi-même fait de cette substance, et mon enveloppe est, elle aussi, perméable à cent pour cent. C’est pourquoi chacune de mes toiles me compromet sans la moindre réserve. »

On voit ici à quelles conditions le compromis peut quitter les rivages de la négativité, en poussant à son terme la métaphore de « l’entre-deux ». Il est alors moins ce qui est « entre » (entre deux postures inconciliables, comme entre deux points d’un espace) que ce qui relie les choses entre elles, qui les dépouille de leur singularité et les fait entrer dans une nouvelle totalité. Le compromis est ce trait, plein, qui fait se rejoindre des points, éloignés ; il n’est pas un vide, mais une relation ; les individus sont ainsi compromis, c’est-à-dire engagés et impliqués dans ces relations. C’est pourquoi le compromis, comme agencement astucieux de contraires et d’incompatibilités, possède une grande force sociale : en dressant un pont entre des positions divergentes, en rendant partiellement homogènes des ensembles composés d’éléments hétérogènes, il permet un nouveau cours des actions sociales. Il y a donc lieu, pour reprendre le titre d’un ouvrage récent, de procéder à un Éloge du compromis1. Il est la marque d’une société démocratique qui, se produisant elle-même (pour parler comme Alain Touraine), produit ses différences et, nécessairement, se doit de les gérer, méthodiquement ; et par un mécanisme original : la réduction des prétentions de chacun, pour que tous obtiennent une part de ce qu’ils désirent ; et l’engagement de tous à respecter, dans un avenir qui leur est commun, ce que chacun a décidé de concéder à l’autre (sa promesse, donc). D’où la noblesse du compromis – et son efficacité.

Mais telle n’est pas, d’emblée, la vision usuelle. La connotation sociale du compromis est autre : il est dénigré, jugé mesquin, vilipendé. Le dictionnaire Grand Robert (1985), exemplifie ainsi le terme (après l’avoir défini comme un « arrangement dans lequel on se fait des concessions mutuelles ») : « compromis branlant, chancelant, imparfait (Cote mal taillée) ». Et comme première citation d’auteur : « Qui part d’une équivoque ne peut aboutir qu’à un compromis. » Bref, une péjoration – et une formulation sémantique énoncée négativement : le compromis est ce qui ne se fait pas (« ne pas faire de compromis », « aucun compromis »). Pour quelles raisons ?

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La pièce se nomme Port-Royal, écrite par de Henri de Montherlant. La scène s’ouvre au monastère de Port-Royal du Saint-Sacrement, faubourg St-Jacques, Paris, août 1664. Les sœurs sont invitées à signer un formulaire, indiquant leur soumission au Saint-Siège et leur renoncement aux idées jansénistes. Sœur Françoise ne signera pas, « pour ne pas être du côté des puissants », « à qui nous ne devons céder ». Mère Agnès, l’abbesse, pressée par l’archevêque (« Ne disputez pas. Obéissez »), répond : « Nous refusons de signer. » Les archers dispersent la communauté monastique dans divers couvents parisiens. Sœur Flavie, qui a dénoncé les sœurs, justifie ainsi son geste à Sœur Angélique, la sous-prieure : « Je suis avec mes supérieurs […]. Je suis entre les mains de mes supérieurs : ils me manient comme un cadavre. » Sœur Angélique réprouve son geste, car c’est, dit-elle, « obéir aux grands, pour commander aux petits ». Et refuse de céder.

Un siècle plus tard : une autre communauté monastique, celle du Carmel. Nous sommes en octobre 1789, les vœux monastiques sont suspendus. Ce qui interdit aux sœurs Blanche et Constance de prendre le voile. Dans ce Dialogue des Carmélites (1949), Georges Bernanos met en scène le refus des nonnes, suite à la suggestion de Marie de l’Incarnation et contre l’avis de la nouvelle prieure, de se plier au décret. Quand meurt la prieure, la petite communauté désigne Sœur Marie-St Augustin, plutôt portée au compromis. Sœur Marie de l’Incarnation, elle, propose à ses consœurs de faire le vœu du martyre, pour mériter le maintien du Carmel (« Que pourrions-nous désirer de mieux que de mourir ? »). Tel n’est pas l’avis de la prieure : « Pour que la France ait encore des prêtres, les filles du Carmel n’ont pas à donner leur vie. » Mais la tentation du martyre est forte ; et les arguments, pragmatiques et politiques, de Sœur Marie-St Augustin (« Ce n’est pas la Règle qui nous garde, c’est nous qui gardons la Règle » et « notre vocation n’est pas de nous exposer à l’injustice, mais d’en payer la rançon »), n’y pourront rien : les Carmélites meurent sur l’échafaud.

Entre « un soi qui se pose et une règle qui s’impose » – pour reprendre l’expression de Paul Ricœur (2001, p. 24) – la tension est donc vive ; ce sont là deux aspects d’un même homme capable : « Le côté agissant et le côté souffrant de l’obligation morale elle-même. » Ricœur instruit ce couple – activité/passivité, ou autonomie/vulnérabilité – sous l’angle de l’imputabilité des actions (« Il fallait reprendre les choses de plus haut et replacer l’imputabilité sur l’arrière-plan des autres modalités de pouvoir et de non-pouvoir constitutives de l’agir et du pâtir considérées dans toute leur ampleur », p. 25). Au « je peux parler, je peux agir, je peux raconter », qu’il instruit dans Soi-même comme un autre, il ajoute une quatrième dimension à cette phénoménologie du « je peux » : « Je peux me tenir pour l’auteur véritable des actes portés sur mon compte. » Ce qui lui permet de conjoindre le soi et la règle de manière originale : au niveau moral de l’action, dans son rapport à l’autorité, dans sa dimension politique. S’ouvrent alors de nouveaux horizons, dont nous poursuivons ici l’exploration : la protestation de singularité et d’autonomie (prendre le voile, ne pas céder aux puissants, mourir, libre, pour Dieu, etc.), l’élévation du je face au moi social, la mise à distance de la pression et de la conformité sociale, l’exposition volontaire aux fustigations.

L’hypothèse instruite dans cette étude se résume ainsi : au-delà du régime de négociation, caractérisé par un travail d’universalisation et de complexification, une dépersonnalisation du problème et une forme typique de procéduralisation, lui-même distinct du régime de composition, forme relationnelle primaire, quand des soi règlent, avec d’autre soi, des cours d’action commun (commentés dans notre deuxième étude), n’existe-t-il pas un autre régime de négociation, où les dimensions des régimes précédents sont exacerbées, portées à l’incandescence – où les individus cherchent moins à s’ajuster (composition), à définir des règles (négociation), qu’à les aménager et les transgresser ? Oui. Nous le nommons : régime de transgression.

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Plaidoyer pour le dialogue social local. Pourquoi lire les espaces productifs sous l’angle de la domination et du désespoir ?

Quand nous relirons ce qui s’écrivait au printemps 2016 à propos de la « loi Travail », nous nous étonnerons des commentaires produits à ce moment de l’histoire sociale française. Il y a trente ans, les lois Delebarre (1986) et Seguin (1987) proposaient de dépasser le cadre hebdomadaire de durée du travail pour permettre aux entreprises de faire face aux variations d’activité. Une loi en 1993 entérinait le principe d’annualisation du temps de travail. Celle de 2003 donnait la priorité aux accords de branche sur certaines dispositions réglementaires. Celle de 2004 affirmait le principe de l’accord majoritaire et ouvrait la possibilité d’un accord d’entreprise dérogatoire. Elle fut suivie des lois de 2005 et 2008 : elles permettaient aux entreprises de fixer, par accord d’entreprise, les modalités du contingent et de rémunération des heures supplémentaires.

À chaque étape de ce nécessaire travail législatif de régulation sociale, de mêmes voix, un tantinet assourdissantes, se font entendre : « lois de régression sociale », « casse du droit du travail », mesures de « déréglementation libérale », etc. Depuis trente ans, donc, la France, imperturbable, droite et gauche mêlées, maltraiterait ses salariés et son Code du travail, offrirait sans cesse des cadeaux aux patrons, et s’inclinerait, soumise, devant la finance mondiale… La « loi Travail » n’aura été que le dernier épisode d’un même feuilleton. Est-ce bien raisonnable de raisonner ainsi ? La relecture, aujourd’hui, des commentaires produits en 1984, 1986, 1993, 2006, 2008, etc., montre deux choses : la catastrophe sociale à chaque fois annoncée n’a pas eu lieu ; et de nouvelles pratiques de régulation sociale ont été expérimentées. Les chiffres de la conflictualité sociale, et les nouvelles formes qu’elle adopte, prouvent que, bon an mal an, la résistance des salariés aux décisions managériales, quand ils perçoivent celles-ci comme attentatoires à leurs intérêts, ne semble guère se réduire significativement…

Lire la suite ici…  (Article paru dans le n° 469 de la Revue Cadres CFDT, juin 2016)