Sa négociation, apprend-on par la presse italienne, a duré 18 heures. Et sa signature par les trois organisations syndicales, CGIL, CISL et UIL, et les trois organisations patronales, Confindustria, Confapi et Confartigianato, y est-il écrit, s’est faite « à l’invitation du président du Conseil des ministres, du ministre de l’économie, du ministre du travail et des politiques sociales, du ministre du développement économique et du ministre de la santé, qui ont promu cette rencontre entre les partenaires sociaux, en exécution de la mesure, prévue à l’article 1er, premier alinéa, numéro 9, du décret du président du Conseil des ministres du 11 mars 2020, qui, en ce qui concerne les activités professionnelles et les activités de production, recommande la signature d’accords entre les organisations d’employeurs et les organisations syndicales ».
Quel était l’objectif de ce Protocollo condiviso di regolamentazione delle misure per il contrasto e il contenimento della diffusione del virus Covid-19 negli ambienti di lavoro (Protocole commun réglementant les mesures de lutte contre la propagation du virus Covid-19 sur le lieu de travail ; texte intégral traduit ici) signé par les partenaires sociaux italiens dès le 14 mars 2020 ? « Fournir des lignes directrices opérationnelles visant à accroître, dans les lieux de travail non médicaux, l’efficacité des mesures de distanciation préventives adoptées pour lutter contre l’épidémie de COVID-19. »
La démarche est de type top down, certes – l’état d’urgence sanitaire en Italie le réclamait – mais ce Protocollo… est un accord-cadre, qui rappelle l’essentiel des mesures nécessaires à appliquer dans les entreprises, et qui appelle les employeurs à les respecter et les mettre en œuvre. « Les entreprises », y est-il indiqué en liminaire, « adoptent ce protocole réglementaire commun au sein des lieux de travail, en plus des dispositions du décret précité, et appliquent les mesures conservatoires supplémentaires énumérées ci-dessous – ou des dispositions similaires ou plus incisives, en fonction des particularités de leur organisation de travail et après consultation des représentants syndicaux de l’entreprise – pour protéger la santé des personnes présentes dans l’entreprise et assurer la sécurité sanitaire de l’environnement de travail ».
Un des paragraphes-clé de ce Protocollo… me semble le suivant : « Sans préjudice de la nécessité d’adopter rapidement un protocole réglementaire pour combattre et limiter la propagation du virus prévoyant des procédures et des règles de conduite, des discussions préventives doivent être encouragées avec les représentants syndicaux présents sur les lieux de travail et, pour les petites entreprises, avec les représentations territoriales, telles que prévues par les accords inter-confédéraux, afin que chaque mesure adoptée puisse être partagée et rendue plus efficace par l’apport de l’expérience des salariés, notamment les représentants des salariés délégués à la sécurité (RLS-RLST), en tenant compte de la spécificité de chaque réalité productive singulière et des situations territoriales. »
Il y a là, à l’évidence, de quoi méditer. De telles phrases ne me semblent guère pouvoir figurer aujourd’hui dans un éventuel accord-cadre signé par le MEDEF, la CPME, l’U2P, la CFDT, la CGT et FO… Miser sur l’expérience des salariés et sur celle des membres de la commission SST du CSE pour accroître l’efficacité des mesures anti-contagion et de protection des salariés semble pourtant de bon sens – et les partenaires sociaux transalpins ont eu raison de la valoriser. Mais cela est-il imaginable en France ? Nous connaissons la réponse… La question est donc : pourquoi cela n’est-il pas possible ? Parce que le système français de relations sociales est un système de méfiance et de méconnaissance – et les deux attitudes se nourrissent l’une l’autre.
Méfiance, d’abord, parce que chacun des acteurs de ce système reste sur ses gardes, attentif à l’opportunisme d’autrui, qu’il juge toujours possible. Et chacun vérifie, en permanence, que ses craintes sont fondées… Cette non-confiance, en France, est séculaire, survit aux individus, et explique les comportements non-coopératifs de tous. Si je crains que l’autre puisse faire défection, ou qu’il ne respecte pas sa parole – chacun de ces acteurs pense et raisonne peu ou prou ainsi –, alors je n’ai aucun intérêt à coopérer le premier ou à m’engager dans la voie d’un compromis ; je laisse le soin à autrui de faire le premier pas, et j’attends, avant de le suivre sur ce chemin, qu’il persévère dans son attitude coopérative. Ce raisonnement étant tenu par tous, aucun ne fait un geste, ce qui confirme chacun dans sa position d’attente et dans sa méfiance…
Yann Algan et Pierre Cahuc, dans un essai publié en 2007, La société de défiance. Comment le modèle français s’autodétruit (texte intégral ici), avait diagnostiqué le mal en déplorant le mélange de corporatisme et d’étatisme caractérisant notre modèle social. « En retour » notaient les auteurs, « défiance et incivisme minent l’efficacité et l’équité de l’économie, et entretiennent l’étatisme et le corporatisme. Ainsi, la défiance induit une peur de la concurrence qui provoque l’institution de barrières à l’entrée réglementaires, lesquelles créent des rentes de situation favorisant la corruption et la défiance mutuelle ».
Le même raisonnement convient pour expliquer le blocage du système français de relations sociales : défiance et non-coopération minent l’efficacité productive et l’équité sociale, et entretiennent, voire favorisent l’étatisme ; cette défiance induit la peur de tout changement des règles institutionnelles du travail, provoquant ainsi la sclérose accélérée du système, laquelle renforce la défiance mutuelle, justifie l’opportunisme et légitime le recours incessant à l’État (qui n’aspire, et la période que nous vivons le montre sans fard, qu’à régenter un peu plus, quitte à ce que croisse encore la défiance citoyenne…).
Méconnaissance, ensuite, et de tous envers tous. Or, méconnaître quelqu’un, c’est plus que l’ignorer : c’est refuser de le reconnaître. Et reconnaître quelqu’un – Paul Ricœur a expliqué tout cela avec brio dans son Parcours de la reconnaissance (Stock, 2004) –, c’est ouvrir la voie pour être reconnu par lui. Cette reconnaissance mutuelle des identités, on le sait depuis Marcel Mauss et son Essai sur le don, s’incarne dans la réciprocité des dons, quand le cycle donner / recevoir / rendre permet à chacun d’être, tout à tour, créancier et débiteur, la « chose donnée » (et non « prise ») venant contraindre les protagonistes à s’inscrire durablement dans la relation d’échange.
Dans notre système de relations sociales « à la française », chacun, énarque, patron et syndicaliste, tente de s’exonèrer de cette contrainte de réciprocité et refuse, de fait, cette logique salutaire du don et du contre-don. Et comme personne ne donne, nul ne reçoit…
Comment sortir de cette impuissance collective ? Par le bas – en négociant dans l’entreprise, entre gens de bon sens et habités par la même rationalité procédurale, agissant au plus près de « la spécificité de chaque réalité productive singulière », comme l’écrivent les signataires du Protocollo… – , et de façon pragmatique, en jouant le jeu de la réciprocité. Car pour recevoir, il faut savoir donner…
La plupart des accords collectifs signés ces dernières semaines dans diverses entreprises industrielles ou des sociétés de services, pour déterminer les conditions de la reprise du travail en toute sécurité sanitaire, ont institué cette réciprocité. Ici, les salariés « offrent » à leur direction une journée de RTT, plus une journée pour chaque semaine d’activité partielle subie, en échange d’une garantie à 100 % (et non 70 % comme le prévoit la loi) des rémunérations des salariés mis au chômage partiel (accord Renault) ; là, ils ont « offert » à l’employeur deux semaines de congés, en contrepartie du maintien intégral de leur rémunération pendant toute la durée de la crise, sans recours aux mesures gouvernementales d’activité partielle (accord Société Générale). Ici encore, 6 jours de congés donnés en échange du maintien à 100 % de la rémunération des salariés en chômage partiel (accord PSA) ; prise du reliquat des jours de congés et d’une semaine de congés payés, en échange d’une garantie de rémunération à 100 % des salaires inférieurs ou égaux à 2300 euros (accord Thalès) ; octroi d’une prime d’activité de 450 euros pour les salariés travaillant sur site en échange du maintien de la production dans sites industriels, avec mise en place des conditions requises de sécurité sanitaire (accord STMicroelectronics).
D’aucuns, peu familiers avec le raisonnement de réciprocité (et ignorants de ce qui fonde le mécanisme même de la négociation collective) concluent à un jeu de dupes ; ils ont tort. Car les jeux nationaux entre patronats, État et syndicats, entre petites phrases assassines et politique de la chaise vide, même s’ils auront (encore) ces prochains mois toute l’attention des médias, habitués aux schémas simplifiés, seront de plus en plus en décalage avec ce qui se passe « sur le terrain », avec des approches pragmatiques et circonstanciées. Et ce sont des actes quotidiens de ce « terrain » – qu’ils émanent de soignantes, de livreurs, de caissières, d’artisans, de petits patrons, de membres de CSE ou de dirigeants éclairés – que dépendent les trajectoires de nos sociétés contemporaines. Que l’intelligence collective de cette « armée de l’ombre » (voir voir l’article éponyme du Monde.fr) soit mobilisée et que les nouvelles règles du travail dé-confiné soient élaborées avec eux, compte tenu de leur expérience et de leur bonne connaissance des réalités productives est plus qu’une opportunité : une nécessité. Léon Tolstoï le soulignait dans ses propos conclusifs de La Guerre et la paix (III.1, 9) : « Ce n’est pas [des grands chefs militaires] que dépend la victoire, mais de l’homme qui, dans les rangs, crie “Hourra !”, ou “ Nous sommes perdus !” Et c’est dans les rangs seulement qu’on peut servir avec la conviction qu’on se rend utile. »